1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

XVII : Les syndicats russes

Nous avions à peine retrouvé nos chambres à Diélovoï Dvor qu’on nous annonça notre prochain transfert à l’hôtel Lux. Diélovoï Dvor était si exactement approprié à son objet que l’idée de le quitter était déplaisante ; elle le fut bien davantage lorsque nous pûmes visiter notre nouvelle résidence. C’était dans une des voies grouillantes et bruyantes de la ville, la Tverskaïa, une immense bâtisse où tout était de mauvais goût, la façade, les meubles, avec des restes de ce “ luxe ” qui avait donnait son nom à l’hôtel. Il y avait des salons inutilisables, servant seulement en période de congrès lorsqu’il fallait mettre des lits partout. Quand Amédée Dunois fit un stage à Moscou, je le trouvai installé dans un de ces salons encombrés de dorures ; comme il était venu dans un état d’esprit assez critique, une telle installation ne pouvait que le disposer à accentuer ses réserves. “ Où est l’Internationale communiste ? ” demandait-il ; “ quand Zinoviev s’en va à Petrograd, il semble qu’il l’emporte avec lui. ”

Je restai au Lux une année entière, jusqu’en octobre 1921, et j’y fis par la suite de plus brefs séjours, chaque fois que j’étais appelé à Moscou. Je le trouvais toujours aussi désagréable ; cependant il ne ressemblait d’aucune façon à ce qu’il devint par la suite, quand le stalinisme y installa la suspicion, le mouchardage, de permanentes pratiques policières ; ce n’était rien qu’on pût comparer au tableau qu’en fit Margaret Beuber-Neumann dans sa déposition au procès Kravtchenko et qu’on retrouve dans son livre Déportée en Sibérie (pp. 8-34). Mais si le décor avait changé, notre vie restait la même ; réunions, discussions, préparation de rapports, lectures ; les journaux commençaient à arriver, bien qu’irrégulièrement.

J’allais chaque jour aux bureaux de la C.G.T. russe où un local était réservé au Conseil international provisoire des syndicats rouges. Là, il n’y avait ni luxe ni trace de luxe d’aucune sorte : l’extrême pauvreté, le minimum de ce qu’il fallait pour pouvoir travailler. Peu ou pas de chauffage, surtout une terrible odeur de soupe de poisson qui imprégnait tout l’immeuble : seul menu, semblait-il, de la cantine. Les syndicats étaient malgré tout les parents pauvres, non qu’on ne leur attachât pas d’importance (ils allaient être bientôt le centre d’un des plus graves débats du Comité central et du parti) bien au contraire ; on leur avait réservé de grandes tâches dans l’édification de la société communiste. Mais l’accent restait tout de même sur le parti ; c’est lui qui avait la part du lion dans les ressources de la République, en hommes et en moyens. Et le fait dominant c’est qu’on manquait d’hommes ; la guerre avait causé des ravages parmi les meilleurs, et ceux qui restaient ne pouvaient, malgré des journées exténuantes, suffire à tout ; il fallait choisir, et les syndicats ne venaient qu’après le parti (il faut toutefois rappeler que pour les communistes russes la distinction entre syndicats et parti - parfois l’opposition - qu’on faisait ailleurs était ignorée). En fin de journée passée dans ces bureaux glacés on était un peu engourdis et on était heureux de se retrouver dans l’air vif du dehors, même quand le thermomètre marquait 25 degrés sous zéro ; je me plaisais à allonger le retour en suivant les boulevards jusqu’à la statue de Pouchkine ; le soleil s’enfonçant derrière les arbres noirs dispensait encore un peu de sa bonne chaleur.

Le hasard m’avait fait rencontrer dans ces bureaux, parmi les dactylos, une jeune Polonaise qui avait fait ses études en France et connaissait plusieurs de mes amis ; elle offrit de faire les traductions qui pourraient m’être utiles, ajoutant aussitôt : “ Mais je dois vous dire que je suis menchévik. - Si vous vous engagez à travailler honnêtement, ça m’est égal. ” Avec elle, je pouvais être sûr de ne rien ignorer de l’envers du tableau : elle ne manquait jamais de souligner les insuffisances, les points faibles du régime, et quand elle traduisait un texte où les menchéviks étaient malmenés, elle éclatait en imprécations, criant : “ C’est faux ! ce sont des mensonges ! ” Elle logeait à Diélovoï Dvor, notre ancienne résidence ayant été attribuée à des fonctionnaires et secrétaires syndicaux. Un soir, une traduction urgente m’y conduisit. J’eus sous les yeux un pénible spectacle : tout était à l’abandon. La maison que nous avions connue si nette, si plaisante, était méconnaissable ; il avait suffi d’un intendant incapable ou négligent pour causer un tel désastre ; le plancher était par endroits défoncé, les murs maculés, des conduites étaient bouchées, des lampes manquaient ; ce n’était plus l’Europe mais l’Orient où la besogne quotidienne d’entretien est généralement ignorée. Cette nonchalance orientale était un des traits négatifs du caractère russe, par tant de côtés si attachant.

Je travaillais depuis plusieurs mois avec cette secrétaire quand, un matin, elle me fit prévenir par une de ses amies qu’elle venait d’être arrêtée par la Guépéou. J’allai aussitôt chez Losovsky pour m’informer. Il ne s’agissait, me dit-il, que d’une enquête ; on avait quelques questions à lui poser. Elle fut libérée dès le lendemain et vint me conter son histoire. Elle s’était rencontrée à plusieurs reprises avec des Polonais du Bund (organisation socialiste juive) dont on ne pouvait pas dire qu’ils étaient des amis de la République soviétique ; leurs réunions avaient pris une allure clandestine, quasi conspirative ; la Guépéou, qui avait quelque raison de surveiller ces Polonais, avait alors procédé à des arrestations, dont la sienne. Son ton plus calme que d’ordinaire, le fait qu’elle parlait de son arrestation sans colère, indiquaient qu’à ses propres yeux l’intervention de la Guépéou ne manquait pas de justification.


Le délégué hollandais au Comité exécutif avait nom Jansen. C’était un grand ami et admirateur de Görter, ce défenseur chaleureux des conceptions du Parti communiste ouvrier d’Allemagne (K.A.P.D.) dont j’ai parlé à diverses reprises. J’avais rencontré Jansen à Berlin, quand nous cherchions l’un et l’autre un chemin vers Moscou. Il avait assuré la liaison entre Amsterdam et Berlin pendant et après la guerre ; il connaissait bien le mouvement ouvrier allemand et ses hommes qu’il n’aimait guère ; il les jugeait sévèrement ; c’était souvent juste mais pas tout à fait, une once de germanophobie faussait partiellement ses appréciations. Nous nous voyions, échangions nos observations, discutions, au cours de promenades dans la nuit moscovite.

Une de nos sorties eut un jour pour but une visite d’usine ; un jeune communiste qui avait travaillé quelque temps en Belgique nous accompagnait. Le tramway nous avait menés assez loin dans les faubourgs, mais il nous restait cependant un bon bout de chemin à faire à pied. Le ciel était couvert mais il n’y avait pas de vent et nous étions chaudement vêtus ; il faisait bon marcher. Une file de chariots étaient arrêtés devant un débit : nous décidâmes d’y entrer ; peut-être pourrions-nous recevoir un verre de thé ; en tout cas il serait intéressant de voir ce cadre et les personnages ; dans la ville il y avait encore quelques cafés, dont celui des “ imagistes ” ; nous n’y allions jamais. On nous apporta de l’eau chaude légèrement colorée, théière et tasses étaient ébréchées, mais on pouvait au moins se réchauffer, et ce n’était pas la première fois où ce qu’on appelait thé se réduisait à de l’eau bouillante.

Inutile de dire que notre entrée avait provoqué un certain mouvement de curiosité parmi les clients ; on était impatient de nous questionner : Qui étions-nous ? Où allions-nous ? Notre jeune camarade engagea la conversation avec son voisin et il eut la fâcheuse idée de révéler nos hautes fonctions : membres de Comité exécutif de l’Internationale communiste. “ Alors, ce sont des juifs ”, répondit aussitôt son interlocuteur sur un ton de grand mépris. “ Mais non, ils ne sont pas juifs ! ” Surpris d’abord il nous regarda avec insistance, mais finalement il fut impossible de l’en faire démordre, ni lui ni ses compagnons venus à la rescousse : tous les dirigeants soviétiques étaient des juifs, et ils ne se gênaient nullement de critiquer, même grossièrement le régime. C’était très révélateur ; des incidents de ce genre étaient de précieux coups de sonde dans la mentalité populaire ; la Révolution avait une rude tâche à accomplir pour libérer ces frustes cervelles du poison que le tsarisme y avait versé.

Pour de toutes autres raisons, la visite de l’usine devait nous laisser une impression semblable quant à l’étendue de la tâche ; mais ici cela ne tenait plus aux personnes ; les ouvriers et les dirigeants étaient des plus sympathiques ; entièrement dévoués au régime, ils nous exposaient posément leurs griefs, les difficultés auxquelles ils se heurtaient ; le travail était bien organisé mais on ne disposait plus que d’un outillage insuffisant, des pièces indispensables manquaient qu’on ne pouvait plus se procurer.

Nous étions trop fatigués pour faire à pied l’entier chemin de retour et l’idée de rentrer en traîneau nous parut séduisante. Et, en effet, au début ce fut très agréable, un air frais fouettait le visage, mais pas pour longtemps. Nous étions bien couverts, pas assez cependant pour un voyage de cette sorte, et nous décidâmes vite d’en rester là avec cette première expérience du traîneau.


Les controverses sur ce qui était désormais le programme du Parti communiste ouvrier allemand (K.A.P.D.) - parti de masses non de chefs, contre le parlementarisme et contre les syndicats - paraissaient épuisées ; elles avaient eu leur épilogue au 2e Congrès de l’Internationale communiste. Cependant Hermann Görter, le communiste hollandais qui était le théoricien de cette tendance, ayant adressé une “ Lettre ouverte au camarade Lénine ”, par laquelle il rouvrait la discussion, la direction de l’Internationale communiste avait décidé d’inviter Görter à Moscou pour un nouveau débat. Une séance exceptionnelle du Comité exécutif fut préparée. Görter était un poète, même un grand poète, et avec lui la discussion prenait inévitablement un tour littéraire. C’est ainsi que sa “ Lettre ouverte ” s’achevait sur ce résumé :

“ Pour finir, afin de mettre mes appréciations sous une forme aussi brève et ramassée que possible devant les yeux des ouvriers qui ont à acquérir une conception claire de la tactique, je les résume en quelques thèses :
1. La tactique de la Révolution occidentale doit être tout autre que celle de la Révolution russe ;
2. Car le prolétariat est ici tout seul ;
3. Le prolétariat doit donc ici faire seul la révolution contre toutes les classes ;
4. L’importance des masses prolétariennes est donc relativement plus grande, celle des chefs plus petite qu’en Russie ;
5. Le prolétariat doit avoir ici toutes les meilleures armes pour la révolution ;
6. Comme les syndicats sont des armes défectueuses, il faut les supprimer ou les transformer radicalement, et mettre à la place des organisations d’entreprises, réunies dans une organisation générale ;
7. Comme le prolétariat doit faire seul la révolution et qu’il ne dispose d’aucune aide, il doit s’élever très haut en conscience et en courage. Il est préférable de laisser de côté le parlementarisme dans la révolution. ”

C’était, on le voit, l’entier programme du K.A.P.D. qui se trouvait ainsi évoqué. Cependant la principale préoccupation de Görter, c’était la question syndicale. Lorsque nous nous rencontrâmes, il me dit presque à brûle-pourpoint : “ J’espère que vous allez réviser vos thèses sur les syndicats ”, et il parut surpris d’apprendre que les syndicalistes étaient d’accord avec les thèses de l’Internationale communiste et pas du tout avec les siennes, qu’il avait même aggravées par cette déclaration contre les grèves : “ Nous sommes restés peu nombreux ; nos forces au K.A.P.D. sont si réduites que nous devons les concentrer sur la révolution, non les gaspiller dans des grèves. ”

La réunion eut lieu le 24 novembre. Görter fit un long exposé. Les discussions antérieures avaient été si abondantes qu’il n’était pas possible d’apporter des arguments nouveaux ; tout avait été dit des deux côtés. Mais il y eut du nouveau avec Görter ; la forme même de son exposé. Elle était remarquable, mais le fond n’était pas solide ; c’était très visible à l’époque ; et à distance, quand on relit aujourd’hui le résumé de sa “ Lettre ouverte ” transcrit ci-dessus, on ne peut pas ne pas être frappé par son ingénuité. Trotsky - c’est lui qui avait été chargé de donner la réplique - réfuta, en une forme non moins brillante, les assertions fragiles de Görter, souligna ses contradictions dont la plus flagrante concernait justement les “ masses ” : elles revenaient souvent dans son exposé, il les opposait aux chefs, et en même temps il reprochait à l’Internationale communiste de “ courir après les masses ”. Que la révolution dût se développer en Occident autrement qu’en Russie, personne ne songeait à le nier ; Lénine l’avait dit et répété ; mais il ne fallait pas pour autant diviser, comme l’avait fait Görter, l’Europe en deux mondes entièrement différents ; il y avait tout de même des points communs entre la Russie et l’Occident.

Hélène Brion était alors à Moscou, où elle fit un court séjour. Militante active de la Fédération des syndicats de l’Enseignement, elle avait participé en France au mouvement syndicaliste minoritaire ; son action pendant la guerre lui avait valu d’être poursuivie et condamnée. Elle suivit ces débats avec un vif intérêt et, à leur issue, exprima son contentement d’avoir pu assister à une controverse d’une tenue aussi haute.


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