1920 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
1920
XVI : Les peuples de lOrient au congrès de Bakou
Après le triple coup porté aux interventionnistes, après la destruction de Koltchak, de Ioudénitch et de Dénikine, la contre-révolution était vaincue ; il ne restait plus que Wrangel qui tentait de rassembler les restes de larmée de Dénikine ; on pouvait le négliger. Le 2e congrès avait, après des discussions approfondies, précisé les conceptions devant servir de base à la formation des partis communistes ; les tâches et le rôle de lInternationale avaient été fixés sans ambiguïté ; il avait accordé une grande place à la question nationale, à la condition des peuples coloniaux et semi-coloniaux. La révolution de 1905 avait eu des répercussions profondes parmi ces peuples, en Turquie, en Perse, en Chine surtout. Celle de 1917 leur enseigna plus précisément la tactique quils devaient apprendre et appliquer pour se libérer. Moscou venait de leur montrer comment un peuple relativement peu industrialisé, composé en grande majorité de paysans, pouvait renverser son régime autocratique et résister victorieusement à lintervention des puissances impérialistes. Le Comité exécutif décida, comme une suite logique, comme un complément nécessaire aux travaux du 2e congrès, de convoquer les représentants de tous les peuples asservis en une vaste conférence. Le lieu choisi pour ce rassemblement était Bakou, à lintersection de lEurope et de lAsie. Zinoviev, Radek et Béla Kun représenteraient lInternationale communiste et seraient accompagnés des délégués des pays ayant des colonies ; cétaient Tom Quelch, pour lEmpire britannique, Jansen pour la Hollande, John Reed et moi. Le voyage, nous dit Zinoviev, comporte quelques risques ; le parcours est long puisquil sagit de traverser tout le pays, et bien quil ny ait plus pour linstant de résistance organisée on peut se heurter en cours de route à quelques bandes. Nous mîmes cinq jours pour atteindre Bakou, nous étant arrêtés une journée à Rostov puis dans plusieurs villes du Caucase : il convenait dutiliser au maximum ce déplacement exceptionnel.
Le voyage fut plein dintérêt et sans danger ; il nous permit de saisir sur le vif limmensité des ruines causées par la guerre civile ; la plupart des gares avaient été détruites ; les voies de garage étaient partout encombrées de carcasses de wagons à demi brûlés ; quand les Blancs étaient battus ils faisaient, en se retirant, le maximum de destructions. Une des gares les plus importantes de lUkraine, Lozovaïa, avait été tout récemment encore attaquée par une bande ; nous avions sous les yeux les dommages que causaient de telles attaques, encore fréquentes dans ces régions. On pouvait par là, mesurer létendue de la tâche qui incombait au régime soviétique. Par contre, dans ces régions dévastées, le ravitaillement était plus varié ; sur le quai des gares des paysannes nous offraient des ufs, et même de petits poulets rôtis, toutes choses rares ou inconnues à Moscou. Tout le long du Caucase cétaient dalléchantes montagnes de fruits : raisins, poires, figues, dattes, toutes les variétés de melons et de pastèques. John Reed était notre voisin ; il venait souvent bavarder avec nous. Dès que le train stoppait, il courait aux éventaires et revenait les bras chargés de fruits. À partir de Pétrovsk, doù la voie longeait la Caspienne, quand larrêt était assez prolongé, il courait plonger dans la mer ; il jouissait du voyage comme un jeune Américain sait le faire. Une fois, dans sa hâte à se rhabiller, il déchira son pantalon : situation tragique car il nen avait naturellement pas dautre.
Nous allâmes de la gare au théâtre où un meeting avait été convoqué. Le train avait pris du retard en fin de voyage et le théâtre était bondé depuis plus dune heure quand nous y arrivâmes. La salle était dun pittoresque extrême ; tous les costumes de lOrient rassemblés dessinaient un tableau dune étonnante et riche couleur. Les discours quil fallut traduire en plusieurs langues étaient frénétiquement applaudis ; on les écoutait avec un intérêt passionné. John Reed, qui pouvait émailler son anglais de quelques mots russes, se tailla un vrai succès ; interpellant les auditeurs il sécria : Vous ne savez pas comment Bakou se prononce en américain ? Il se prononce oil ! Des rires secouèrent soudain les visages sérieux.
Il faisait terriblement chaud. Une chaleur lourde, humide à laquelle les Moscovites que nous étions devenus nétaient pas habitués. En marge du congrès il y eut plusieurs démonstrations : la plus impressionnante fut linhumation des corps des 26 commissaires du peuple que les Anglais avaient pris et quils avaient emmenés de lautre côté de la Caspienne pour les fusiller. Les cercueils étaient portés par les militants communistes ; le beau et émouvant chant des morts sans cesse repris les accompagnait [14].
Les puits de pétrole étaient dans un état lamentable ; la Révolution navait pas encore eu le temps ni la possibilité de satteler à leur restauration, et ce que le tsarisme avait laissé était loin dêtre des installations modèles ; les ouvriers - la plupart Persans - logeaient dans de misérables cabanes. La route qui y conduisait était défoncée, poussiéreuse ; quelques puits seulement étaient en activité ; tout contribuait à faire de cette exceptionnelle source de richesses un tableau pénible. Par contre, la ville, si pittoresque, était pleine dattrait ; le soleil implacable projetait des éclairages rares parmi les ruelles : du blanc et du noir aussi intenses lun que lautre. John Reed avait découvert des magasins où lon vendait des soies magnifiques. Vous devriez en acheter, nous dit-il ; il y a ici des pièces uniques. - Mais nous navons pas dargent. - Demandez des roubles à Zinoviev ; comme membres du Comité exécutif, vous devez en recevoir.
Quels furent les résultats de ce congrès, incontestablement le premier de ce genre où on avait réussi à rassembler des représentants de tous les pays, de toutes les races et peuplades de lOrient ? Dans limmédiat il ne donna pas ce quon aurait pu en attendre ; il ny eut pas dans les mois qui suivirent, de soulèvements assez importants pour inquiéter et occuper sérieusement les puissances impérialistes. Lébranlement était profond mais il ne fit sentir ses effets que plus tard ; il fallait du temps pour que les débats et les résolutions portent leurs fruits, pour rassembler assez de forces conscientes de la lutte à mener contre des maîtres jusque-là tout puissants.
Contrairement à ce quaffirmèrent les journaux antisoviétiques Enver pacha ne participa pas au congrès. Il fut simplement autorisé, sur sa demande, à faire une déclaration dans laquelle il se borna à exprimer sa sympathie pour linitiative prise par Moscou. Mais son jeu se dévoila bientôt. Une parade fut organisée dans les derniers jours du congrès, un défilé auquel participèrent les délégués et les organisations locales et régionales. Enver songea à en profiter pour se présenter comme le héros de la démonstration. À cheval, grimpé sur une petite éminence à langle de la place où tournait le cortège, il suscitait les saluts et même les acclamations. Sa manuvre devenait claire ; il fut invité à partir. Il se dressa, dès lors, ouvertement contre la République soviétique, et tenta de se tailler un Etat musulman au Turkestan, où il périt en août 1922. La nouvelle de sa mort fut accueillie parfois avec incrédulité, cependant un témoin oculaire écrivait dans la Pravda du 11 octobre que son exactitude ne peut pas être mise en doute . Et il donnait les précisions suivantes : Le 4 août, les forces supérieures de larmée rouge cernèrent, à 12 verstes de la ville de Balljouan, un petit contingent de basmatch (insurgés musulmans) dans lequel se trouvaient Enver pacha et son collaborateur, le chef musulman Daviet-Min bey. Après une lutte acharnée, les basmatch furent écrasés. On releva sur le champ de bataille le corps dun homme vêtu dun costume anglais, coiffé dun fez. Dans ses poches on trouva deux cachets personnels dEnver, sa correspondance avec sa femme, une lettre de son fils datée de Berlin, un paquet de journaux anglais des Indes, des dépêches chiffrées. La population reconnut Enver. Les basmatch prisonniers confirmèrent cette reconnaissance. (Correspondance internationale, 30 octobre 1922.)
Sur le chemin du retour, il y eut une alerte. Comme le train longeait le Caucase, nous fûmes, un matin, au petit jour, réveillés brusquement. Il y avait eu un attentat sur la ligne : des rails avaient été arrachés, provoquant le déraillement de la locomotive qui nous précédait. La gare voisine, celle de Naourskaïa, où nous étions arrêtés, avait été aussitôt attaquée. Nous étions bloqués. Mais la bande qui avait organisé lattentat navait pas assez de moyens pour exploiter à fond la situation créée par le déraillement, sinon elle aurait été, pour nous, assez critique. On avait détaché la locomotive de notre train pour aller constater sur place limportance des dégâts. Quand elle revint, ramenant les hommes qui étaient allés enquêter, on ne fut pas surpris dapercevoir parmi eux John Reed : cétait pour lui une unique aventure.
Peu avant datteindre Rostov, nous eûmes la surprise de rencontrer Bloumkine, le socialiste-révolutionnaire qui avait participé à lattentat contre lambassadeur dAllemagne à Moscou, le comte Mirbach ; cet attentat avait créé sur le moment de graves difficultés au gouvernement soviétique ; il avait fallu présenter des excuses au gouvernement de Berlin qui menaçait daggraver encore les conditions draconiennes imposées par lui à Brest-Litovsk. Par la suite, Bloumkine sétait rallié au bolchévisme, et quand nous nous rencontrâmes, il rentrait dune mission que le gouvernement lui avait confiée. Il avait vécu quelque temps à Paris, il parlait un peu français. Il me questionna sur le mouvement socialiste en France, sur ses chefs dont il avait connu quelques-uns, notamment Jean Longuet, quil voulait absolument envoyer à la guillotine ; à plusieurs reprises, sinterrompant tout à coup et disant : Longuette , il abattait du geste le couperet de la sinistre machine sur le cou de linfortuné petit-fils de Karl Marx qui ne méritait certes pas pareil châtiment - et il éclatait aussitôt dun large rire. Il incarnait assez bien, je crois, le mélange dhéroïsme et de puérilité fréquent chez les socialistes-révolutionnaires. On ne sarrêta cette fois à Rostov que pour participer à une démonstration qui se termina par un meeting. La foule emplissait une vaste place où des tribunes avaient été dressées. Bloumkine vint avec moi à celle où je devais parler et il voulut absolument traduire mon discours. Je métais abstenu de parler de Longuet et il ne lintroduisit pas dans sa traduction mais jai toujours pensé quil mavait fait demander quelques têtes.
À Moscou une triste nouvelle nous attendait. Rentré avant nous, John Reed était à lhôpital, atteint du typhus. Pour le sauver on népargna aucun effort : tout fut vain ; quelques jours plus tard il mourait. Son corps fut exposé dans la grande salle de la Maison des syndicats. Au jour de lenterrement, lhiver était déjà venu ; la neige commençait de tomber. Nous étions accablés. Le voyage à Bakou nous avait permis de le bien connaître. Avant de le rencontrer javais lu et traduit les articles quil envoyait de Petrograd, sous Kérensky, à lexcellente revue américaine Masses que dirigeait Max Eastman. Cétait pour nous une information exceptionnelle, de premier ordre, à la fois perspicace, clairvoyante et pittoresque. Mais il était déjà venu en Russie, et dans toute lEurope, pendant la guerre impérialiste, en compagnie du dessinateur Boardman Robinson. Pour un journaliste hors cadre, comme lui, ces randonnées étaient des aventures qui finirent plusieurs fois en prison, notamment en Pologne puis à Petrograd. Il avait donc beaucoup à nous raconter ; il refit pour nous les récits quil avait publiés à Londres en 1916 sous le titre : The War in Eastern Europe. Mais il nous parla plus encore des Journées dOctobre, de ces Dix jours qui ébranlèrent le monde dont il avait été le témoin enthousiaste et, plus tard, le narrateur fidèle dans le livre quil avait écrit à son retour, à New-York, en 1919, ne mettant, me dit un jour son ami Max Eastman, guère plus de dix jours à lécrire ; il sétait protégé contre toute visite en sinstallant dans une chambre de Greenwich Village ; il y avait entassé une importante documentation, et il nen sortait que pour prendre, en hâte, ses repas. Pendant le voyage nous lavions vu plein dentrain, de jeunesse, avec cependant de soudaines tristesses, et cétait lui qui faisait un premier vide dans nos rangs. Ses franches, parfois même brutales interventions au congrès lavaient rendu sympathique à tous... On lui fit une place au long de la muraille du Kremlin, dans la section réservée aux héros tombés dans la bataille révolutionnaire. Les paroles dadieu furent dites par Boukharine pour le Comité central du Parti communiste russe, par Kollontaï, par ses camarades du Comité exécutif. Louise Bryant, arrivée seulement pour le voir mourir, était là, anéantie par la douleur. Cétait dune tristesse infinie [15].
Cette rentrée à Moscou était marquée par la mort et langoisse. Le congrès était déjà commencé quand arrivèrent trois Français, connus chacun pour son sérieux et sa valeur. Journaliste et écrivain de talent, Raymond Lefebvre était acquis au communisme ; Vergeat, ouvrier mécanicien, était syndicaliste ; Lepetit, du syndicat des terrassiers, était anarchiste : le choix avait été excellent et cette délégation, petite par le nombre, était bien représentative des tendances présentes du mouvement ouvrier français. Raymond Lefebvre était le plus enthousiaste ; il participait avec une ardeur juvénile aux discussions entre délégués, questionnant, sinformant. Tout ce que nous avons fait jusquici est à reprendre , me dit-il un jour ; cétait la conclusion de ce quil avait vu et appris durant son séjour. Vergeat, par tempérament et du fait quil restait hors du parti, était plus réservé ; cétait un militant solide qui ne se prononçait pas sans réflexion ; il était de ces syndicalistes qui, entièrement dévoués à la Révolution russe, avaient encore besoin de se concerter, dexaminer entre eux le grave problème que posait ladhésion à un parti politique. Des trois, Lepetit était naturellement le plus critique ; cependant les lettres quil écrivit de Moscou et que publia le Libertaire, montraient que ses critiques, même vives, nentamaient pas sa sympathie pour le nouveau régime.
Je les avais laissés à Moscou quand je partis pour Bakou, certain de les y retrouver, et davoir alors avec eux les bonnes conversations que les travaux du congrès navaient pas permises. Mais ils étaient tous trois impatients de rentrer en France pour y reprendre leur activité de militants. À cette époque, le chemin de retour était via Mourmansk, doù les bateaux se dirigeaient sur les ports de lOccident. Quand ils arrivèrent à Mourmansk, une tempête sévissait ; la mer était démontée. Cependant un bateau partait, ils sembarquèrent. Depuis on était sans nouvelles, et ce qui causait les plus vives inquiétudes, cétait que les délégués partis de Mourmansk après eux étaient déjà arrivés à Paris. Nous nous cramponnions à lespoir de les retrouver ; on fit faire partout des recherches : en vain. Il fallut se résigner à leur disparition. Cétait pour le mouvement ouvrier français un lourd tribut payé à la révolution.
Pierre Pascal avait éprouvé pour deux dentre eux, Vergeat et Lepetit, une sympathie particulière ; il les aida et les guida durant leur séjour en Russie, les faisant profiter de la connaissance quil avait des hommes, du régime et du pays. Il écrivit de Moscou : Vergeat et Lepetit ont quitté la Russie bien changés. Ils ont appris ici une grande vérité qui leur manquait en France. Ils se figuraient jadis, plus ou moins consciemment, que la société nouvelle de leurs rêves, sans classes ni exploitation, pouvait être instaurée dun jour à lautre, et succéder toute faite au régime capitaliste au lendemain de la révolution. Ils ont appris en Russie que cette société doit au contraire se forger dans la peine et dans leffort de longues années... Et puis, leur éducation avait été complétée par Lénine en personne, oralement et par écrit. Ils eurent avec lui un long et cordial entretien ; ils lurent la traduction française de son ouvrage, LEtat et la Révolution. Cette lecture fut pour eux une véritable révélation... Leur sentiment du devoir fut cause de leur mort. Ils périrent victimes de leur hâte à rapporter en France la bonne parole du communisme. (Bulletin communiste, 17 février 1921.)
Notes
[14] Commentant un ouvrage sur lexécution des commissaires, Sosnovsky écrivit : A. Tchaïkine, ancien membre de la Constituante, ancien membre du comité central du Parti socialiste-révolutionnaire, vient de publier un livre hautement intéressant sur lExécution des 26 commissaires de Bakou (1916). Cest une étude approfondie de la politique de limpérialisme anglais dans la région de la Caspienne au début de la guerre civile... Quand les menchéviks géorgiens accordèrent à larmée turque le droit de passage sur leur territoire pour investir Bakou, les gouvernants de cette ville appelèrent à leur secours les Anglais - dont ils étaient dailleurs les dociles instruments. Les chefs du mouvement soviétiste étaient dabord arrêtés et amenés à Kislovodsk, où les Anglais avaient leur quartier général. Le 19 septembre on faisait sortir de la prison 26 militants rouges destinés à être dirigés sur lInde par la Perse , et gardés en otages - version donnée à lopinion publique. La vérité est que, emmenés dans un lieu écarté, ces 26 militants furent tous mis à mort par décapitation. (L. Sosnovsky, Correspondance internationale, 18 mars 1922.)
[15] Dans une lettre adressée à Max Eastman, Louise Bryant écrivait : Nous navons passé quune semaine ensemble avant quil salitât, indiciblement heureux de nous retrouver. Je le trouvai vieilli, attristé, plein de mansuétude, dune beauté singulière. Ses vêtements étaient en loques. Il était si impressionné par les souffrances qui lentouraient quil soubliait lui-même. Jen étais profondément troublée ; je me sentais incapable datteindre à un tel degré de ferveur. Nous visitâmes ensemble Lénine, Trotsky, Kaménev ; nous allâmes au théâtre pour le Ballet et le Prince Igor. Il brûlait du désir de rentrer en Amérique.