1922 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
1922
VIII : Frossard démissionne - Cachin reste
Pendant que le congrès délibérait et décidait, Frossard, demeuré à Paris, malgré les appels réitérés de lInternationale, complotait, réunissait et organisait ses fidèles pour le cas où le congrès prendrait une décision telle que toute dérobade serait désormais impossible. Les conjurés comprenaient la majorité des membres du Comité directeur et une grande partie des rédacteurs de lHumanité. Maîtres du secrétariat avec Frossard et du journal avec Cachin, ils étaient persuadés de pouvoir tenir tête à lInternationale. Les décisions prises à Moscou les mirent dans lembarras ; tout se trouvait réglé : composition du Comité directeur, direction et conseil dadministration de lHumanité. Cependant ils ne désespéraient pas ; les délégués du centre navaient pu résister à Moscou à la pression exercée sur eux par lunanimité du congrès ; rentrés à Paris, ils se ressaisiraient et, selon leur habitude, trouveraient des prétextes pour ajourner lapplication des décisions. Gagner du temps , çavait été toujours la tactique de Frossard ; il en avait fait laveu public au cours dune réunion de la Fédération de la Seine. Mais précisément parce quil était expert en cette tactique, il ne tarda pas à comprendre que désormais elle ne serait plus possible. Il fallait choisir. Il hésita. Il tenait à un poste qui faisait de lui le vrai dirigeant du Parti. Mais il était pris entre lInternationale et ses amis ; ceux-ci le pressaient, il se sentit vaincu, démissionna.
Tout fut rapidement réglé. Humbert-Droz, délégué de lInternationale, et moi, nous allâmes chez Cachin pour arrêter la liste des rédacteurs de lHumanité. Tous ceux qui avaient comploté avec Frossard étaient éliminés. Cachin en défendit quelques-uns mollement ; il ne mit quelque énergie que pour protester contre la réintégration de Pierre Monatte, chargé de la rubrique de la Vie sociale. Amédée Dunois prit sur lui de signifier leur congé aux conspirateurs malheureux ; il eut à essuyer la fureur de plusieurs dentre eux et aussi des propos malveillants ; mais cest surtout Cachin, considéré par eux comme un misérable lâcheur, quils visaient. En vain le cherchaient-ils dans les bureaux du journal : il était resté chez lui, fuyant les coups.
Comme pour prouver que la décision de lInternationale était juste, ils se groupèrent autour de Frossard, tentèrent de former un embryon de parti, publièrent un hebdomadaire dont toutes les attaques étaient dirigées contre lInternationale et contre le communisme ; ils exigèrent de lHumanité des indemnités de licenciement comme ils lauraient fait dun journal bourgeois. Quant à Frossard, il sengagea rapidement dans la voie quavaient suivie Briand et Laval, ses vrais maîtres ; il retourna au Parti socialiste, le quitta, devint ministre, finit sa carrière comme un des nombreux ministres de Pétain. En 1930, il publia des Souvenirs de son passage dans le Parti communiste sous le titre De Jaurès à Lénine, où on peut lire ces étonnants aveux : Ai-je jamais été communiste ? Au fur et à mesure que je reconstitue latmosphère du congrès de Tours je sens que je peux résolument répondre par la négative à cette question. Jai cherché vingt fois loccasion de me dégager, de me reprendre... jétais au fond plus près de Blum que de Lénine (p. 177). Cela peint assez bien le singulier type de petit politicien quil fut, et le portrait est complet si on ajoute cette ligne, écrite à la même page, dans laquelle il prétend avoir été dupe de gens sans honneur et sans conscience [41].
Un compte rendu du 4e Congrès de lInternationale communiste exigerait quici une large place fût faite au fascisme. Les événements décisifs venaient de se produire. Après une année dexploits des bandes fascistes armées, opérant à travers le pays avec la complicité et lappui des autorités, Mussolini, en conclusion de cette soi-disant marche sur Rome qui fut son premier bluff, avait été appelé par le roi pour former le ministère. Lavènement du fascisme datait du 30 octobre, quelques jours avant louverture du congrès. Quand Bordiga monta à la tribune, le 16 novembre, pour faire son rapport sur le fascisme, on comprend quil ait parlé avec une émotion qui ne lui était pas habituelle. Les circonstances spéciales , dit-il, ne lui avaient pas permis de disposer de toute la documentation. Il fit dabord un bref historique du mouvement fasciste ; évitant de préciser les responsabilités, il rappela, ce qui était maintenant clair pour tous que la tendance prolétarienne socialiste révolutionnaire qui sest renforcée dans laprès-guerre à la faveur de lenthousiasme qui sétait emparé des masses... na pas su profiter de la situation favorable... On peut dire quen 1919 et dans la première partie de 1920, la bourgeoisie italienne était, dans une large mesure, résignée à assister au triomphe de la révolution. Les classes moyennes, la petite bourgeoisie restaient passives, mais suivaient le prolétariat. Le schématisme qui lui était habituel lamenait à formuler une appréciation du caractère du fascisme dont la fausseté nétait que trop visible : démocratie bourgeoise, fascisme - cétait la même chose ; donc je ne dis pas que la situation soit une situation favorable pour le mouvement prolétarien et socialiste lorsque je prévois que le fascisme sera libéral et démocrate... notre situation nest pas tragique. Un envoyé du Parti était arrivé la veille, apportant des renseignements sur les derniers événements. Ce camarade, dit Bordiga, est un ouvrier et dirige une organisation locale du Parti ; il exprime cette opinion intéressante, qui est celle de beaucoup de militants, quon pourrait désormais travailler mieux quauparavant.
Radek, dans son rapport sur loffensive capitaliste, avait apprécié plus exactement la situation et montré plus de clairvoyance quant à la signification de ces faits et à leur développement : Dans la victoire du fascisme, dit-il, je ne vois pas seulement le triomphe mécanique des armes fascistes ; jy vois la plus grande défaite quaient essuyée depuis le commencement de la période de révolution mondiale le socialisme et le communisme, une défaite plus grande que celle de la Hongrie soviétique, car la victoire du fascisme est une conséquence de la faillite morale et politique momentanée du socialisme et de tous les mouvements ouvriers italiens.
Par contre, Zinoviev, comme à laccoutumée, par tempérament ou par tactique, croyait nécessaire de répandre son optimisme à bon marché sur les délégués : On se dispute maintenant, dit-il, parmi les camarades italiens pour savoir la nature de ce qui se passe actuellement en Italie : un coup dEtat ou une comédie ? Peut-être les deux à la fois. Au point de vue historique cest une comédie. Dans quelques mois, la situation tournera à lavantage de la classe ouvrière. Plus dune fois nous le verrons ainsi transformer les défaites en succès et annoncer la victoire communiste... dans quelques mois [42].
La question italienne, inscrite à lordre du jour du congrès, prenait une importance nouvelle. Le développement du fascisme avait provoqué une vive agitation à lintérieur du Parti socialiste italien. Serrati et ses amis qui avaient voulu maintenir à tout prix lunité du Parti trouvaient, après Livourne, la cohabitation avec la droite de Turati-Treves difficilement supportable. La rupture sétait faite au congrès réuni à Rome en octobre 1922. Les réformistes, mis en minorité, quittèrent le Parti ; cependant ils avaient, depuis Livourne, doublé le nombre de voix quils avaient alors recueillies : 29.000 au lieu de 14.000, car ils avaient lappui des dirigeants de la Confederazione generale del Lavoro. Ladhésion à la 3e Internationale ne lemporta que de justesse ; elle recueillit 32.000 voix, et il faut noter que Serrati reçut alors lappui de la fraction dite Terzinternationalista qui navait cessé de défendre ladhésion. Après le congrès, DAragona rompit le pacte qui liait la Confédération au Parti socialiste, se retrancha dans la position commode de lindépendance et de la neutralité des syndicats : Nous ne voulons pas faire de politique , dit-il, tandis quil sinclinait humblement devant Mussolini : Nous voulons un mouvement syndical dans les cadres de la loi. Cest une vieille déclaration de moi. Dailleurs lhistoire prouve que la C.G.L. ne participera jamais à lillégalité. Nous navions eu que trop raison, à Moscou, lors du 2e Congrès, de douter de la sincérité du personnage et de sa loyauté quand il affirmait son attachement au communisme, signait avec nous un appel aux syndiqués révolutionnaires pour la formation dune Internationale syndicale rouge. Il était lillustration la plus claire du danger quil y a de maintenir des hommes peu sûrs à la tête des organisations révolutionnaires : ils se laissent porter par le courant quand celui-ci est trop fort pour quils puissent lendiguer, mais se réservent de trahir dès que les circonstances deviennent propices.
Serrati, quon navait pas vu au 3e congrès, revenait à Moscou, avec cette fois un Parti moins nombreux mais plus homogène. Le congrès de Rome, pouvait-il dire, ayant expulsé les réformistes et les partisans ouverts ou masqués de la collaboration avec la bourgeoisie, a voté à lunanimité ladhésion à la 3e Internationale.
Rapportant la question devant le congrès, Zinoviev analysait la situation nouvelle devant laquelle le Parti communiste italien se trouvait, formulait plusieurs conclusions. Dabord le front unique simposait plus que jamais ; la fusion avec le Parti socialiste découlait du vote même dadhésion de ce Parti à lInternationale. Notre Parti, dit-il, a commis des erreurs doctrinales ; il dédaigne et veut ignorer tout mouvement qui se déroule en dehors de lui. Cest Lénine qui nous a enseigné quil y a une vanité communiste qui prétend tout savoir, est trop infatuée delle-même. Mussolini affirme que les syndicats fascistes ont déjà un million et demi de membres. Cest très probablement exagéré ; peu importe ; il faut y adhérer.
Bordiga, parlant au nom de la majorité de la délégation italienne, exprima son désaccord avec les recommandations de Zinoviev. Il restait hostile à toute fusion avec le Parti socialiste italien, même après le congrès de Rome ; cest autour du Parti communiste que devaient se rassembler ceux qui voulaient entrer dans la 3e Internationale. Néanmoins ses amis et lui se conformeront aux directions tracées par le 4e Congrès, sans discussion ni hésitation.
Les dernières séances du congrès étaient consacrées au vote des résolutions. Les commissions spéciales les préparaient en tenant compte des débats qui suivaient les exposés des rapporteurs et soumettaient le texte définitif aux délégués en séance plénière. Cest Clara Zetkin qui vint donner lecture de la résolution sur La Révolution russe et les perspectives de la Révolution mondiale - les rapporteurs avaient été, on sen souvient, Lénine et Trotsky. Un paragraphe était ainsi libellé :
Le 4e congrès mondial rappelle aux travailleurs de tous les pays que la révolution prolétarienne ne pourra jamais vaincre à lintérieur dun seul pays, mais seulement dans le cadre international, en tant que Révolution prolétarienne mondiale. La lutte de la Russie des soviets pour son existence et pour les conquêtes de la Révolution est la lutte pour la libération des travailleurs, des opprimés et exploités du monde entier.
Des applaudissements vigoureux saluèrent la lecture de cette résolution qui fut adoptée à lunanimité. Pour la commission chargée dexaminer la composition du Comité exécutif, la délégation russe désigna Boukharine et Radek comme délégués, Lénine et Trotsky comme suppléants.
Le 2e congrès de lInternationale syndicale rouge se tint dans le même temps, à Moscou, dans la grande salle de la Maison des syndicats. Son travail avait été préparé par une réunion du Conseil central - correspondant à ce quétaient pour lInternationale communiste les comités exécutifs élargis - qui avait duré du 17 février au 12 mars 1922. Le développement normal de lI.S.R. sétait heurté à deux sortes dadversaires. Les réformistes de la Fédération syndicale internationale dAmsterdam poursuivaient une politique de scission ; en France, leur manuvre avait provoqué la scission de la Centrale syndicale elle-même. LI.S.R. avait multiplié les appels, voulant tout tenter pour lempêcher. Le 3 décembre 1921, son bureau exécutif sétait adressé aux ouvriers français en ces termes :
Les dirigeants de la C.G.T. préparent la scission. Après avoir maintes fois protesté de leur attachement à lunité ouvrière, ils se préparent à la détruire sciemment et à désarmer ainsi les travailleurs français devant la réaction. Jouhaux, Dumoulin, Merrheim et ceux qui les suivent multiplient les concessions à la bourgeoisie. Devant le gouvernement et le bloc national, leur docilité na pas de limites et négale que leur intransigeance à légard des ouvriers révolutionnaires... Par leurs efforts, lunité de lorganisation syndicale des cheminots est, à cette heure, brisée. La Fédération de lhabillement suit cet exemple... lInformation et le Temps sont satisfaits. Que de fois les dirigeants dAmsterdam nont-ils pas invoqué lunité ouvrière ! Mais ils sont prêts à la détruire dès que la majorité des syndiqués tente déchapper à leur tutelle et à celle de la bourgeoisie.
Puis, quand le danger devint imminent, lI.S.R. sadressa directement à Amsterdam par le télégramme suivant, en date du 22 décembre :
La C.G.T. française est à la veille de la scission. Proposons conférence réunissant représentants de votre fédération, de la majorité et de la minorité de la C.G.T., de lI.S.R. Nos délégués seront : Rosmer, Tom Mann, Losovsky.
Le secrétaire de la Fédération dAmsterdam, Oudegeest, attendit plusieurs jours pour envoyer une réponse évasive :
Reçu télégramme. Ce qui arrive en France nest que la conséquence des agissements de lExécutif de la 3e Internationale. Suis content que vous voyiez maintenant que ces agissements ne servent quà appuyer la bourgeoisie. Essayez dajourner congrès minorité C.G.T. Sous cette condition, je propose de demander à la réunion de notre bureau, le 28 décembre, de tenir conférence au commencement de janvier, exclusivement avec vos délégués. Vous enverrai détail 28 décembre.
Quand on leur proposait une action commune pour la défense des intérêts du prolétariat, les réformistes masquaient hypocritement leur refus en posant des conditions quils savaient impossibles et, comme cétait le cas ici, en ne songeant quà triompher sottement [43]. Ils se faisaient les champions de lindépendance du mouvement syndical, mais en même temps liaient toute leur activité à la Société des Nations et au Bureau International du Travail, ces fragiles résidus du wilsonisme en quoi ils voulaient voir les bases dune démocratie nouvelle, une garantie contre la guerre et le fascisme. Quand la S.D.N. seffondra, ils furent parmi les victimes. Même alors ils refusèrent de comprendre la terrible leçon.
En Tchécoslovaquie, la fédération du textile exigeait de chaque syndiqué quil signât une déclaration par laquelle il sengageait à militer pour Amsterdam et à renoncer à toute propagande pour lI.S.R. En Suisse, où les effectifs réformistes sélevaient à 300.000 et ceux des anarcho-syndicalistes à 35.000, les uns et les autres rivalisaient dans une campagne de dénigrement de la Révolution russe et dattaques réitérées contre lI.S.R.
Lautre assaut que lInternationale syndicale rouge avait eu à subir dès sa naissance vint des anarcho-syndicalistes et de ceux qui prétendaient être des syndicalistes purs . Ils avaient vainement tenté dimposer leurs vues lors du premier congrès. Rentrés dans leur pays, ils prirent leur revanche en menant une campagne acharnée qui se développait parallèlement - et pas très différemment - à celle que menait la quasi-unanimité des journaux bourgeois de toutes tendances ; tous leurs efforts tendaient à troubler les ouvriers, à détruire en eux lenthousiasme qui les avait portés au premier jour vers la Révolution russe. Leurs campagnes, coïncidant avec le reflux de la poussée révolutionnaire daprès guerre, ne restaient pas sans résultat ; elles affaiblissaient dans une certaine mesure lI.S.R. mais sans profit pour eux-mêmes. Cependant, à la différence des leaders réformistes DAragona, Dugoni et autres qui navaient fait le voyage de Moscou que pour trouver des arguments contre lInternationale communiste, ils étaient sincères - au moins les meilleurs, car parmi eux les discoureurs prétentieux ne manquaient pas. Ce quils avaient vu en Russie était différent de ce quils avaient imaginé ; au lieu de chercher à comprendre le sens de la Révolution, son développement, de discerner dans les voies suivies par la Révolution celles quelle avait délibérément choisies et celles qui lui avaient été imposées par lintervention des Etats capitalistes et par la guerre civile, ils se bornaient à des affirmations sommaires ; ils étaient contre lArmée rouge, contre la dictature du prolétariat à laquelle ils sétaient tout dabord ralliés ; le communisme navait pas surgi dun coup sur les ruines : ils sen détournaient.
LInternationale syndicale rouge fit tous ses efforts pour garder les syndicalistes sincères dans son sein, expliquant, dissipant ce qui pouvait nêtre que malentendus. Fin mais 1922, elle adressait un message aux membres de la C.N.T. espagnole. Le gouvernement venait de lever létat de siège, les garanties constitutionnelles étaient rétablies. Cétait loccasion, après trois années de dures répressions, de tirer les leçons des expériences quavait vécues le mouvement ouvrier de tous les pays dans cette période chargée dévénements importants. On sattendait, disait le message, à ce que fût donnée une orientation claire aux militants de la C.N.T. Au lieu de cela, on eut cette conférence de Saragosse, préparée avec le souci dominant de fabriquer une majorité, et des discours farcis de formules périmées, sans lien avec la réalité présente : il fallait, avant toute chose, obtenir une majorité pour la rupture avec lI.S.R. Faute grave, concluait le message, car il ny a pas de place pour une autre Internationale.
La minorité, décidée à défendre ladhésion à lI.S.R., sorganisa dans des comités syndicalistes révolutionnaires et dégagea la signification du vote de rupture : La conférence de Saragosse, dit-elle, a confirmé lexistence dun courant évolutionniste qui signifie le reniement dun passé plein dhéroïsme et de sacrifice. Lorientation adoptée à Saragosse est pire que le franc réformiste... La tendance qui a triomphé fait complètement abstraction des facteurs économiques. Ses dirigeants sont si aveugles quils refusent de croire, quand on la leur signale, à une menace de coup dEtat qui va de nouveau les mettre hors la loi. Or Primo de Rivera semparera du pouvoir le 13 septembre 1923.
Au Portugal, les dirigeants de la C.G.T. qui dénoncent, eux aussi, la dictature de Moscou, imposent la leur. Ils refusent la parole aux partisans de lI.S.R. ; un membre de lorganisation, Perfeito de Carvalho, revenant de Russie, ne peut présenter son rapport. La direction obtient ce quelle veut : ladhésion à lInternationale anarchiste de Berlin, mais ses manuvres ont découragé un grand nombre de délégués, 57 dentre eux sont absents au moment du vote - presque la moitié. Pour le secrétaire général, de Souza, le capitalisme ne se maintient que par un phénomène dautosuggestion .
La France se trouvait alors dans une situation particulière. Il y avait, depuis la scission, deux centrales syndicales. La C.G.T. était sortie de ses manuvres considérablement affaiblie ; elle navait même plus 300.000 membres bien quelle en affichât 700.000 dans les documents officiels. La nouvelle centrale, qui a pris le nom de Confédération générale du Travail unitaire pour bien marquer sa volonté dunité, en a 450.000. Elle a tenu son congrès constitutif à Saint-Étienne du 25 juin au 1er juillet 1922. La direction provisoire où, par suite de circonstances fortuites, les anarchistes et les syndicalistes purs détenaient la majorité, a été éliminée. La résolution votée, par 743 voix contre 406, comporte ladhésion à lI.S.R. sous certaines conditions : larticle 11 des statuts, concernant la liaison organique entre lInternationale communiste et lI.S.R., devra être supprimé et remplacé par une disposition ainsi libellée : LI.S.R. et lI.C. doivent, si besoin en est, se réunir en vue dactions communes ; dans les divers pays les syndicats et le Parti communiste doivent procéder de même sans toutefois porter atteinte à lindépendance des organisations.
Ainsi le 2e congrès peut souvrir dans des conditions bien différentes de celles existant lan passé. Les débats ne ségareront pas dans les dissertations soi-disant théoriques. La situation est claire. Le dimanche 19 novembre, les délégués sont rassemblés pour la première séance dans la grande salle de la Maison des syndicats et ils abordent tout de suite le rapport moral de Losovsky, sur lactivité de lI.S.R. pendant lannée écoulée. Pour faciliter lentente, le Bureau exécutif de lI.S.R. propose dadopter la modification aux statuts demandée par les délégués de la C.G.T.U. Larticle 11 fut supprimé et remplacé par les dispositions suivantes : Afin de coordonner la lutte de toutes les organisations révolutionnaires, le Bureau exécutif pourra, si les circonstances lexigent, 1° conclure des accords avec le Comité exécutif de lInternationale communiste ; 2° tenir des réunions communes avec le Comité exécutif de lI.C. pour discuter les questions les plus importantes du mouvement ouvrier et organiser les actions communes ; 3° lancer des manifestes conjointement avec lI.C. La discussion, devant le congrès, fut brève. Quelques délégués déclarèrent ne pas comprendre pourquoi on demandait labrogation de larticle 11 alors quon proposait de le remplacer par un texte qui ne changeait rien au fond. Il fallait bien admettre cependant que, pour les Français, la différence était appréciable puisquils en faisaient la condition de leur adhésion, et satisfaction leur fut donnée [44].
La question des rapports entre Parti politique et syndicats se trouvait également inscrite à lordre du jour du 4e congrès de lInternationale communiste qui avait lieu à la même époque. Intervenant au nom de la délégation italienne tout entière - comme il le souligna - Tasca déclara quil était peut-être nécessaire de faire des concessions à la France ou à tel autre pays, en considération de conditions locales particulières, mais que ces dispositions nétaient pas à leur place dans la thèse générale, car il faut éviter, précisa-t-il, que ces concessions soient quelque chose qui concourt à enraciner de plus en plus cette situation sans issue que plusieurs camarades sont venus ici dénoncer... Même sil était vrai quen France les syndicats, par leur développement historique, ont à jouer dans la Révolution prolétarienne un rôle de direction, ce ne serait pas une raison pour renoncer au noyautage communiste ; ce serait au contraire une raison de plus pour faire ce noyautage et nous assurer notre part de direction dans la révolution prolétarienne. La seule raison quon peut opposer en France au noyautage, cest la méfiance des ouvriers envers le Parti communiste. Cest un cercle vicieux quil faut rompre nettement ; nous sommes persuadés que créer les conditions dun travail méthodique des communistes dans les syndicats, cest une question de vie ou de mort pour le Parti communiste français . (17e séance, 20 novembre 1922.)
Ce problème délicat réglé, aisément cette fois, le congrès put consacrer toutes ses séances aux tâches pratiques qui étaient celles des syndicats : défense des travailleurs contre loffensive capitaliste et contre les manuvres des leaders réformistes ; ceux-ci, pour maintenir leur domination sur les syndicats, procédaient à des exclusions dès quune opposition à leur politique saffirmait ; un nouveau problème se trouvait ainsi posé, il fallait grouper les exclus, lier leur action à celle des syndicats, les y rattacher de quelque manière, souligner aux yeux des ouvriers laction scissionniste des réformistes. Enfin une grande place fut faite à la tâche urgente de lorganisation et de lactivité syndicales dans les pays coloniaux et semi-coloniaux [45].
Notes
[41] Amédée Dunois, secrétaire général de lHumanité, écrivait à ce propos : Frossard avait fait ce rêve fantastique dimposer tôt ou tard ses conditions à lInternationale communiste. La chose était connue depuis longtemps des familiers du rusé secrétaire du Parti... Les intrigues les mieux agencées ne réussissent pas toujours... Pendant toute une semaine on fut à la limite de la rupture. Pourtant on ne rompit pas. Il ne restait plus quà passer à lexécution des résolutions du 4e Congrès... Les congédiés se répandirent en récriminations assourdissantes. Ils firent plus ; ils se livrèrent auprès de Frossard - leur complice ; leur chef de file de la veille - à de telles menaces que celui-ci ne crut pouvoir y échapper quen démissionnant du Parti. Renard se trouvait pris.
[42] Il ne fut pas seul à se tromper et on pourrait relever nombre de pronostics erronés. Je nen retiendrai quun pour sa signification particulière. Pour des raisons contraires, les socialistes que le communisme effrayait sétaient réjouis de léchec de la poussée révolutionnaire ; après les élections de mai 1921, Benjamin Crémieux écrivait : La caractéristique essentielle du scrutin cest de marquer... la fin du bolchévisme dans la péninsule... La mode moscovite a fait son temps. Cest le socialisme à loccidental qui retrouve sa vogue et sapprête à jouer un rôle fécond. (Europe nouvelle, 15 mai 1921.) Et encore, le 27 août, dans le même périodique : Aujourdhui, lItalie est lasse du fascisme. Les socialistes se sont écartés du bolchévisme et ont reconquis la sympathie de la bourgeoisie avancée et des intellectuels.
[43] Cette tactique de lI.S.R. contre toute scission syndicale était strictement conforme au principe posé dès la création de lInternationale communiste. Lénine lavait défendue, même assez rudement, contre dexcellents révolutionnaires, notamment, comme on la vu, dans La maladie infantile du communisme et lI.C. navait pas hésité à rompre avec ceux qui persistaient dans ce quelle considérait une erreur. Et tous les faits montraient que la volonté de scission était de lautre côté, chez les socialistes de la 2e Internationale et chez les réformistes de la fédération dAmsterdam. Cependant ceux-ci accusaient si souvent les communistes de poursuivre la scission du mouvement ouvrier, ils disposaient de tant de journaux pour le dire, ceux de la bourgeoisie leur faisant écho, que même des observateurs plus ou moins objectifs interprétèrent ces démarches de lI.S.R. comme une volte-face totale, un reniement complet de son attitude antérieure. Un fait considérable, écrit lun deux, et qui na pas toujours été commenté avec la précision voulue, vient dorienter dans une voie nouvelle le mouvement ouvrier international... Moscou est donc loin de sa politique de 1920. (Europe nouvelle, 31 décembre 1921.)
[44] Andrès Nin, qui était alors le membre le plus actif et le mieux informé de la direction de lI.S.R., à côté de Losovsky, écrivit à ce propos : Ladoption de cet accord mit fin à nos différends avec le syndicalisme révolutionnaire français. La concession était, au fond, de pure forme. Immédiatement après le Congrès fut formé un Comité daction, comprenant des représentants des deux Internationales. Lexpérience ultérieure des luttes ouvrières montra avec évidence la nécessité dune collaboration des deux organismes. Dautre part, le processus de différenciation à lintérieur du mouvement syndicaliste révolutionnaire saccéléra. Les éléments sectaires retournèrent à leurs positions, adoptant une attitude hostile à la Révolution russe et à lI.S.R. Tandis que ceux qui avaient su profiter des leçons de la guerre et de la Révolution russe sorientèrent vers le communisme. Enfin, spectacle édifiant, certains qui, comme Monmousseau, craignaient que lI.S.R. attentât à lindépendance du mouvement syndical français, devaient, peu après, convertir la Centrale syndicale révolutionnaire en une simple annexe du Parti communiste, provoquant ainsi un effondrement progressif de son effectif au bénéfice évident de la C.G.T. réformiste. (Las organizaciones obreras internacionales, Madrid 1933.)
[45] Dans des Souvenirs quun journal publie au moment où jachève décrire ce livre, Victor Serge écrit : LExécutif (de lInternationale communiste) avait décidé, sur linitiative des Russes, naturellement, de fonder une organisation syndicale internationale, filiale de lInternationale communiste ; la logique voulait quen scindant le mouvement socialiste, lon scindât aussi le mouvement syndical. (Combat, 2 décembre 1949.) Il y a, dans ces quelques lignes, une succession derreurs étonnantes quon est surpris de trouver dans un écrit de Victor Serge. La logique ne voulait rien de ce quil prétend : elle exigeait au contraire quon distinguât entre le parti politique qui groupe des hommes en accord sur un programme fondamental, et le syndicat qui est ouvert à tous les salariés. La scission des partis socialistes à lissue de la guerre était inévitable ; les conceptions divergentes qui sy heurtaient étaient si profondes quelles conduisaient naturellement à la rupture ; Scheidemann et Liebknecht ne pouvaient plus appartenir au même parti. Quant aux syndicats, il me suffira de renvoyer aux pages où jai examiné cette question, à la Maladie infantile du communisme, de Lénine, aux discussions et résolutions du 2e congrès de lI.C. Loin de chercher à scinder les syndicats, on demandait aux communistes de rester dans les syndicats réformistes, et même de sy accrocher quand les dirigeants voulaient les en chasser. A lépoque où Victor Serge écrivait ces Souvenirs , sa mémoire avait des défaillances ; par exemple, dans un passage antérieur à celui que je viens dexaminer, il affirmait que Trotsky avait expulsé Cachin et Frossard de Russie en 1920 . Trotsky ne fit rien de semblable, et ni Cachin ni Frossard ne furent expulsés. Jai dit dans quelles conditions ils allèrent à Moscou à cette époque ; ils y furent soumis au régime de la douche écossaise, cest-à-dire quon ne manquait pas de leur rappeler leur reniement pendant la guerre, mais en même temps on prenait acte de leurs bonnes dispositions, favorables - quoique tardives - à la Révolution dOctobre et à lInternationale communiste. Ils quittèrent Moscou après sêtre engagés publiquement à défendre ladhésion du Parti socialiste français à lInternationale communiste et, cela va sans dire, tout à fait librement.