1924 |
"La pensée de Lénine est action. Ses articles sont dictés par la nécessité quotidienne de l'action, s'identifient à elle, la précèdent, la stimulent, la justifient." |
On arrive à un tournant. Le gouvernement provisoire du prince Lvof — quatre ministres socialistes — vont gouverner et faire la guerre. Il s'en prend aux agitateurs dans l'armée, aux soldats révolutionnaires, au Soviet de Cronstadt, lequel d'ailleurs ne se laisse pas intimider et l'amène à résipiscence. Au front il prépare l'offensive exigée, sur un ton de plus en plus impérieux, par les ambassadeurs alliés. L'offensive à la veille de la catastrophe économique ! — L'offensive est enfin, soudainement déclenchée « au nom de la paix », le 18 juin, par le ministre de la guerre Kerensky . Vu l'impréparation technique et la volonté des soldats de ne plus se battre, elle tourne promptement au désastre. En vain quelques bataillons « patriotes » se font-ils hacher par la mitraille allemande. — Or, ce même jour a lieu à Pétrograd une manifestation organisée par le Comité central bolchevik contre la guerre et le gouvernement de coalition. L'appel des bolchéviks est entendu des masses. C'est un triomphe. 400.000 ouvriers et soldats défilent dans les rues. Des centaines de drapeaux rouges portent la devise des bolcheviks : « Tout le pouvoir aux Soviets », à laquelle les menchéviks opposent sur trois pancartes leur mot d'ordre : « Confiance au gouvernement provisoire ! » Confiance ! Ils ont bien choisi leur moment. Le flot rouge monte, monte encore, et cette fois plus haut.
En face de cette piteuse confiance comme les mots d'ordre des bolcheviks sont nets : « Ni paix séparée avec l'Allemagne, ni traités secrets avec les anglo-français. » — « Assez d'hésitations... Assez de confiance aux capitalistes... Action révolutionnaire! »
Lénine fait preuve, comme toujours, d'une intuition remarquable de l'état d'esprit des masses. Le 13 juin il constate : « Nous sommes au tournant . »
Le prolétariat socialiste et notre parti doivent faire preuve du maximum de vigilance et de sang-froid : que les futurs Cavaignac commencent les premiers.
Ils commenceront les premiers, comme le veut Lénine. Ce sera bientôt l'aventure Kornilov . Sûr de la confirmation que lui donnera l'avenir, Lénine pose la question : D'où viennent les Cavaignac ? Des menchéviks, en effet, on écrit aux bolcheviks : « Si venait un vrai Cavaignac, nous serions avec vous. » Les Cavaignac, leur riposte Lénine, ne surviennent qu'à la faveur des hésitations des partis petits-bourgeois tels que les vôtres (16 juin).
A ce moment (19 juin) se situe l'incident de la villa de l'ancien ministre Dournevo, occupée par les anarchistes et par plusieurs syndicats. La police du gouvernement provisoire tente un coup de main nocturne, resté infructueux, pour en déloger les occupants. Ce fait est enregistré comme un symptôme : le gouvernement veut montrer de la poigne...
Retenons de ces jours-là deux articles de Lénine et un discours. L'un des articles s'intitule : Jacobins ? Lénine y présente l'alternative : « Ou contre-révolution, ou jacobinisme. »
Les historiens de la bourgeoisie voient dans le jacobinisme une chute. Ceux du prolétariat y voient un des plus hauts essors de la classe opprimée, en lutte pour sa libération. Les jacobins ont donné à la France le meilleur exemple de révolution démocratique et de résistance à la coalition des monarques...
Le jacobinisme en Europe ou aux frontières de l'Europe et de l'Asie, au XXe siècle, serait la domination du prolétariat, classe révolutionnaire, appuyée par les paysans pauvres et bénéficiant de conditions matérielles permettant la marche au socialisme.
(24 juin)
L'autre traite d'une question de détail, mais de celles auxquelles Lénine attribua toujours une énorme importance. Il faut organiser un syndicat de journaliers agricoles , car « aucun Etat ne viendra en aide au salarié dans son village s'il ne se vient lui-même en aide ».
Le discours prononcé au premier congrès panrusse des Soviets traite de la guerre. Lénine y relève, surtout les contradictions des socialistes qui veulent continuer révolutionnairement la guerre de Nicolas II . L'issue : « Pas de paix séparée avec les capitalistes allemands, rupture complète avec les capitalistes anglais et français. » Une mesure à prendre sans délai : publier les traités secrets.
Le 2 juillet, les ministres cadets (constitutionnels démocrates) et le prince Lvof , président du Conseil, démissionnent à propos de la question d'Ukraine. Ils ne sauraient admettre l'autonomie nationale de l'Ukraine, à laquelle ils ne peuvent pas non plus s'opposer.
Depuis l'offensive, l'affaire de la villa Dournovo, les difficultés avec l'Ukraine, l'impopularité de la coalition gouvernementale socialiste-bourgeoise a grandi d'heure en heure. La coupe déborde, dans les journées de juillet, prologue véritable de la révolution d'octobre. Les réservistes de 40 ans exigent qu'on les démobilise. On craint que les généraux réactionnaires ne livrent Pétrograd aux Allemands. On s'attend à l'envoi au front des régiments les plus « rouges » de la garnison. L'initiative de la manifestation insurrectionnelle vient des masses, dans lesquelles les groupes anarchistes jouent parfois le rôle d'un ferment actif. Les bolcheviks ne croient pas le moment venu. Le 3 juillet, un régiment de mitrailleurs se rend devant le petit palais de la Kssechinskaya, ballerine et favorite de l'Empereur déchu, occupé maintenant par le Comité central du parti bolchevik. Les soldats exhortent les bolcheviks à l'action. Lachévitch et Kouraev leur répondent : « Pas encore ! » Ils se font siffler. La Pravda a préparé un ordre d'abstention. On y redoute un guet-apens, une tentative révolutionnaire prématurée facile à réprimer. Mais la ville ouvrière bouge tout entière, il faut la suivre. A 10 heures du soir, le Comité central du Parti bolchevik décide une « manifestation pacifique ». La manifestation du 4 est inoubliable. Un demi-million d'hommes armés proclament qu'ils en ont assez des tergiversations, que la révolution doit continuer. Les matelots de Cronstadt sont venus. La garnison de la forteresse de Pierre et Paul manifeste aussi.
Des coups de feu s'échangent. L'ordre révolutionnaire n'est pourtant guère troublé. Et le Comité Exécutif du Soviet refuse de prendre le pouvoir. Que faire ? Si une révolution sans prise de pouvoir était possible ailleurs que dans les pauvres cervelles des théoriciens libertaires, les prolétaires de Pétrograd la feraient ce jour-là. Le 5 juillet, le reflux se produit de lui-même. Les soldats rentrent à la caserne, les ouvriers à l'usine, tandis qu'arrivent, sans rencontrer de résistance, des troupes patriotes appelées par Kérensky. Les junkers des écoles militaires occupent les points stratégiques de la ville. Les arrestations de « meneurs » commencent. L'Exécutif Central des Soviets décide la « dictature » (contre qui ?) et le désarmement des ouvriers, des soldats et des marins. Trotsky est arrêté. Lénine et Zinoviev se cachent. La Pravda est supprimée.
Au lendemain des sanglantes journées de juillet, commence contre les bolcheviks une campagne de calomnies que l'on peut, sans exagération, qualifier la plus grande des temps modernes, la plus grande, à coup sûr, depuis celle que Pitt soudoya contre la révolution française. Elucidons-en l'origine. Grégoire Alexinsky , aventurier politique qui avait passé par le parti bolchevik dont il fut le représentant à la IIe Douma, devenu chauvin pendant la guerre, chassé dès avant la révolution de la rédaction du Monde Contemporain — influente revue patriote russe dirigée par le menchévik Jordansky — pour ses accointances avec le ministre Protopopov , si universellement méprisé que les menchéviks et les socialistes révolutionnaires, en majorité au Soviet de Pétrograd, avaient refusé, malgré son talent reconnu, de l'admettre parmi eux avant qu'il se fût « réhabilité », fabriqua, sur les demandes du Service de Contre-Espionnage, des documents établissant les relations de Lénine avec l'Allemagne...1 . Informé de la publication projetée de ces faux, le leader menchévik Tcheidzé , adversaire irréconciliable des bolcheviks, indigné de la malpropre manœuvre, promit, le 4 juillet, à Staline , de l'empêcher. La publication eut lieu cependant et servit à justifier une instruction judiciaire. Lancée, la calomnie fit son chemin de par le vaste monde...
Les chiens aboient, la révolution continue. Pendant trois semaines, Lénine et Zinoviev se cachent aux environs de Pétrograd, à Sestroretzk, dans les bois. Ils passent les nuits dans une meule de foin. Puis Lénine réussit à franchir la frontière finlandaise sur une locomotive, en qualité de chauffeur. Successivement, il se cache à Helsingfors, à Vyborg, à Pétrograd. On a de lui une photographie de cette époque sur une carte d'identité délivrée par un Comité d'usine : la face est anguleuse, rude, les pommettes saillantes, fortement accentuées. On croirait vraiment un de ces prolétaires-paysans russes qui ont dans les veines un peu de sang mongol. Dans sa retraite, Lénine achève un petit livre commencé en Suisse : L'Etat et la Révolution . Merveilleux exemple nouveau de la continuité de sa pensée et de l'adéquation de cette pensée aux événements. Les pages qu'il a commencées à Zurich, dans sa tranquille chambrette d'émigré, il les termine, vivantes et logiques, pendant que la police de Kérensky le traque.
Il en écrit d'autres aussi, non moins fortes. L'article A propos des mots d'ordre , publié en feuille volante par le Soviet de Cronstadt, est d'une grosse importance. Lénine y résume l'enseignement des événements de juillet. Lénine y révèle avec force un aspect presque oublié de sa pensée sur la révolution. Jusqu'alors, il admettait la possibilité d'une révolution à peu près pacifique, c'est-à-dire d'une prise de pouvoir par les Soviets, sans déchirement dans la classe ouvrière et dans les classes moyennes appelées à graviter autour d'elle. La résistance inévitable des classes possédantes aurait dû, certes, être brisée. Mais les partis ouvriers socialistes, gagnés à l'idéologie petite-bourgeoise, auraient pu être amenés à suivre la révolution prolétarienne au lieu de se joindre à la contre-révolution. Bien des douleurs eussent été ainsi évitées. Rapprochons ce que Lénine écrit maintenant de ses conseils obstinés : Dans les Soviets, vis-à-vis de nos adversaires socialistes, la propagande, la persuasion ! — et de sa théorie d'un Etat populaire libérateur. Il savait affronter les pires nécessités ; il savait aussi apercevoir et ménager les possibilités les meilleures. « A partir du 4 juillet, écrit-il, le mot d'ordre : Tout le pouvoir aux Soviets, cesse d'être juste », car la période de partage paisible du pouvoir entre le gouvernement provisoire et les Soviets a pris fin. Jusqu'alors :
Les armes entre les mains du peuple et l'absence de violence sur le peuple caractérisaient la situation.
Le mot d'ordre était celui d'une étape à franchir, immédiatement possible, dans le sens d'un développement pacifique de la révolution2 .
Personne, en effet, n'eût pu s'opposer à la prise du pouvoir par les Soviets ; et, dans les Soviets, la lutte entre les partis pouvait être à peu près pacifique. Mais « désormais la voie pacifique est devenue impraticable ». — « Les oscillations du pouvoir ont cessé. Au point décisif, le pouvoir a passé à la contre-révolution. » Les partis petits-bourgeois, menchévik et socialiste-révolutionnaire se sont révélés complices de la bourgeoisie :
Le 27 février, toutes les classes étaient contre la monarchie. Le 4 juillet, toutes les classes étaient contre la classe ouvrière.
D'aucuns placent leur espoir en la future Assemblée Constituante. « Illusions constitutionnelles ! »
L'Etat, dit Engels, est avant tout formé de contingents d'hommes armés disposant d'accessoires matériels tels que prisons, etc.
Or, en ce moment, le pouvoir réel c'est celui des cosaques, des junkers, des généraux monarchistes.
Ce pouvoir doit être renversé par la force,
Tout le parti doit se préparer à la bataille. Mais temporiser. « Agir maintenant, ce serait faire le jeu de la contre-révolution. »
La bataille décisive ne sera possible que lors d'un nouvel élan de la révolution, venant de la profondeur des masses.
Dans la révolution qui vient, « les Soviets ne seront plus des organes d'entente avec la bourgeoisie, ils seront des organes de combat contre elle ».
Notes
1 En 1918, la Tchéka arrêta le faussaire Bientôt libéré, devenu même fonctionnaire soviétiste, il réussit à passer en Estonie pendant l'offensive de Youdénitch . Ce triste « socialiste », un des panégyristes de Wrangel , continue de servir la contre-révolution russe dans la presse bourgeoise. Il fournit notamment au Mercure de France des chroniques russes. — V.-S.
2 Polémiquant avec L. Martov , Lénine écrira à ce sujet, le 19 août : « Avant le 4 juillet..., le passage du pouvoir aux Soviets était possible sans guerre civile, car il n'y avait pas encore de violence systématique exercée sur le peuple... », etc. — V.-S.