1961

" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». "

P. Broué, E. Témime

La Révolution et la Guerre d’Espagne

I.5 : Double pouvoir en Espagne républicaine

Là où l'insurrection a été écrasée, elle n'est pas seule vaincue. Entre son armée révoltée et les masses populaires armées, l'État républicain a volé en éclats. Le pouvoir s'est littéralement émietté et, partout où les militaires ont été écrasés, il est passé dans la rue où des groupes armés résolvent sommairement les tâches les plus urgentes : la lutte contre les derniers carrés de l'insurrection, l'épuration de l'arrière, la subsistance. Certes, le gouvernement républicain subsiste et aucune autorité révolutionnaire ne se dresse en rivale avouée contre la sienne dans cette zone que les correspondants de gauche appellent très vite la zone « loyaliste ». Mais l'autorité du cabinet du docteur Giral ne dépasse guère les environs de Madrid où elle survit moins par son action et son prestige propres que par ceux des organisations ouvrières, l'U.G.T. dont le réseau d'informations et de communications assure seul les liaisons du gouvernement avec le reste du pays « loyal », le parti socialiste dont l'exécutif siège en permanence au ministère de la Marine où Prieto, ministre sans titre, s'est installé.

Petit à petit, pourtant, entre la rue et le gouvernement apparaissent des organes de pouvoir nouveau qui jouissent d'une réelle autorité et se réclament souvent aussi bien de l'une que de l'autre. Ce sont les innombrables Comités locaux, et, à l'échelle des régions et des provinces, de véritables gouvernements. C'est en eux que réside le pouvoir nouveau, le pouvoir révolutionnaire qui s'organise en toute hâte pour faire face à ces énormes tâches immédiates et lointaines, la poursuite de la guerre et la reprise de la production en pleine révolution sociale.

Pour l'étranger, journaliste ou militant qui franchit la frontière, attiré par les événements, l'Espagne offre un spectacle inhabituel, à la fois confus et déroutant, toujours haut en couleurs. Elle vit la révolution que les généraux avaient voulu prévenir, mais qu'ils ont, en définitive, provoquée. Réaction défensive au départ, elle est devenue une force offensive et agressive. Réaction spontanée, née de milliers d'initiatives locales, elle prend aussi mille visages dans lesquels l'observateur superficiel ou hostile ne voit qu'anarchie ou désordre, sans en saisir la signification profonde : la prise en main par les travailleurs de leur propre défense et, par là, de leur propre sort, la naissance d'un pouvoir nouveau.

Barcelone est le symbole de cette situation révolutionnaire. Pour l'excellent observateur qu'est Franz Borkenau, elle est le « bastion de l'Espagne soviétique » – au sens primitif du terme –, de l'Espagne des conseils et des comités ouvriers. Elle offre en effet, non seulement l'aspect d'une ville peuplée exclusivement d'ouvriers, mais encore celui d'une ville où les ouvriers ont le pouvoir : on les voit partout, dans les rues, devant les immeubles, sur les Ramblas,fusil en bandoulière, pistolet à la ceinture, en vêtements de travail [1]. Plus de bicornes de gardes civils, très peu d'uniformes, pas de bourgeois ni de señoritos : la Généralité a, dit-on, « déconseillé » le port du chapeau. Plus de boîtes de nuit, ni de restaurants, ni d'hôtels de luxe : saisis par les organisations ouvrières, ils servent de réfectoires populaires. Les habituels mendiants ont disparu, pris en charge par les organismes syndicaux d'assistance. Les autos arborent toutes fanions, insignes ou initiales d'organisations ouvrières. Partout, sur les immeubles, les cafés, les boutiques, les usines, les trams ou les camions, des affiches indiquant que l'entreprise a été « collectivisée par le peuple » ou qu'elle « appartient à la C.N.T. ». Partis et syndicats se sont installés dans de grands immeubles modernes, hôtels ou sièges d'organisations de droite. Chaque organisation a son quotidien et son émetteur-radio. Sauf la cathédrale, fermée, toutes les églises ont brûlé. La guerre civile continue et toutes les nuits de nouvelles victimes tombent : « Les Ramblas, écrit J.-R. Bloch, n'ont cessé de vivre sur un rythme double. Ramblas de jour, pleines de fleurs, d'oiseaux, de promeneurs, de cafés, de voitures, de tramways. Et, le soir tombé, les étalages de fleurs disparus, les marchands d'oiseaux éloignés, les cafés fermés, Ramblas de nuit, le règne du silence et de la peur, quelques ombres furtives se glissant le long des murs » [2].

Madrid, quelques jours après, offre au voyageur venu de France un spectacle différent. Ici aussi, certes, les syndicats et partis sont installés dans de beaux bâtiments, ont organisé leurs propres milices, mais les ouvriers armés sont rares dans les rues, presque tous dans le nouvel uniforme le « mono», la combinaison de travail bleue. Les anciens uniformes n'ont pas disparu ; dès le 27 juillet, la police régulière a repris dans les rues un service normal. Toutes les églises sont fermées, mais elles sont loin d'avoir été toutes incendiées. Il y a moins de Comités, peu de traces d'expropriation. Les mendiants habituels tendent la main au coin des rues. Restaurants chics et boîtes de nuit fonctionnent comme « avant ». La guerre, toute proche ici, a arrêté le cours de la révolution.

Entre ces deux extrêmes, l'Espagne républicaine offre toute une gamme de nuances, d'une ville à l'autre, d'une province à l'autre. Une analyse de détail les fera plus clairement apparaître.

Le pouvoir des groupes armés

Un trait, en tout cas, est commun à toute l'Espagne républicaine et a retenu, avant tout, dans ces journées, l'attention des observateurs étrangers, c'est ce que la grande presse étrangère de l'époque appelle la « terreur anarchiste » ou la « terreur rouge ». Le jour même de la victoire, les ouvriers armés déclenchent une sanglante épuration.

Toutes les conditions sont d'ailleurs réunies pour une telle explosion qu'ont préparée six mois d'excitation et de violences quotidiennes. Le combat espéré ou redouté libère et déchaîne les haines et les terreurs accumulées. Chacun se bat sachant qu'il n'a d'autre issue que la victoire ou la mort et que le chemin de la victoire passe d'abord par la mort des ennemis.

Dans la zone « républicaine », il n'y a pratiquement plus de forces du maintien de l'ordre, plus de corps de police. Leurs membres sont passés dans les rangs des insurgés ou se sont fondus dans ceux des combattants. Partout, depuis le 18 ou le 19, la grève est générale et va se prolonger encore pendant au moins une semaine : les travailleurs sont du matin au soir dans la rue, les armes à la main. Dans les premières heures, les militants seuls ont été armés. Mais dès que les casernes ont été prises et les armes distribuées, quiconque voulait être armé a maintenant une arme : plusieurs dizaines de milliers de fusils ont été distribués partout, à Madrid, à Barcelone, à Saint-Sébastien, à Malaga... Les portes des prisons se sont ouvertes pour les détenus politiques, mais aussi, souvent, pour les « droit commun ». Quand il n'y a plus de gendarmes, quand chacun peut, sans attirer l'attention, porter une arme, les jours sont beaux pour la pègre.

Ainsi, la « terreur » que décrivent tous les observateurs est-elle un phénomène complexe à propos duquel ils ont, souvent à dessein, confondu plusieurs éléments. Il y a d'abord, incontestablement, un mouvement spontané, un véritable « terrorisme de masse », par le nombre des bourreaux aussi bien que par celui des victimes. Réflexe issu de la peur, réaction de défense devant le danger, analogue à celle qui aboutit, pendant la Révolution française, aux massacres de septembre, il correspond aux exigences comme aux fatalités de la guerre révolutionnaire.

Officiers, gardes, phalangistes, señoritos, sont abattus sur place, chaque fois qu'il n'y a pas un militant responsable assez connu ou une unité de police fidèle pour empêcher la curée et protéger les vaincus.

Des rumeurs alarmistes, des inquiétudes collectives sont génératrices d'autres massacres : c'est à la nouvelle des massacres perpétués à Badajoz par les troupes rebelles, et croyant à une révolte des détenus, que la foule madrilène s'empare de la prison du Carcel modelo. C'est après l'exaspération provoquée par les bombardements, le 27 juillet, et dans une atmosphère de suspicion maladive créée par les discours de Queipo de Llano à Radio-Séville que la foule; à Malaga, s'empare de la prison pour y exécuter les rebelles prisonniers. Dans la même perspective, la terreur devient à la fois action préventive et levier d'action révolutionnaire. Les colonnes de miliciens qui arrivent dans les villages reconquis sur la rébellion et veulent poursuivre leur chemin ne connaissent pas d'autre moyen d'assurer leurs arrières que le nettoyage systématique, la liquidation immédiate et sans procès des ennemis de classe baptisés « fascistes » en la circonstance : à Fraga, la colonne Durruti, à son arrivée, exécute trente-huit de ces « fascistes » : le curé et le grand propriétaire, le notaire et son fils, tous les paysans riches. Ainsi, aux yeux de certains, se trouvent créées les conditions d'une véritable révolution, par la disparition des hommes des classes dirigeantes de l'ancien régime. Ici encore, la terreur est inséparable de la guerre civile et de la révolution.

Ce sont des réactions semblables, quoique plus organisées, qui ont fait peser sur les villes dans les semaines suivant le soulèvement, la menace de paseos. Le paseo se déroule presque toujours suivant le même sinistre scénario : la victime, désignée par un comité de « vigilance » ou de « défense » d'un parti ou d'un syndicat, est arrêtée chez elle, la nuit, par des hommes armés, emmenée en voiture hors de l'agglomération, abattue dans un coin isolé. Ainsi périssent, victimes de véritables règlements de comptes politiques, les curés, les patrons, petits et grands, les hommes politiques, bourgeois ou réactionnaires, tous ceux qui, à un moment ou un autre, ont eu maille à partir avec une organisation ouvrière, juges, policiers, gardiens de prison, indicateurs, tortionnaires, pistoleros, ou, plus simplement, tous ceux qu'une réputation politique ou une situation sociale désignent d'avance comme victimes. La « frontière de classe » n'est d'ailleurs pas toujours une protection suffisante : c'est ainsi qu'à Barcelone sont aussi abattus des militants ouvriers, le secrétaire des dockers de l'U.G.T., le communiste Desiderio Trillas, dénoncé par la C.N.T. comme le « cacique des docks », et le responsable de la section U.G.T. de l'usine Hispano-Suiza.

Une telle atmosphère est, bien entendu, propice aux vengeances personnelles comme aux actes de banditisme pur et simple, au pillage et à l'assassinat crapuleux. C'est probablement à cause de leur multiplication que les partis et syndicats, après avoir tous organisé des paseos,réagiront contre leur pratique et commenceront à « organiser » la répression. La tradition imputant aux anarchistes la responsabilité de la plupart des crimes, il est juste de souligner que c'est l'un d'entre eux, non le moindre, Juan Peiro, qui dans Llibertat, dénonce les crimes accomplis « en se retranchant derrière le mouvement révolutionnaire,... en s'abritant derrière l'impunité créée par l'ambiance », et affirme la nécessité « au nom de l'honneur révolutionnaire », d' « en finir avec cette danse macabre de toutes les nuits, avec cette procession de morts », avec « ceux qui tuent pour tuer »[3]. La C.N.T., à Barcelone, donne l'exemple en faisant exécuter sur place un de ses militants, Fernandez, secrétaire du syndicat de l'alimentation, coupable d'avoir, en ces journées, assouvi une vengeance personnelle [4].

La terreur contre l'Église catholique

Il faut considérer dans une optique différente les incendies et pillages de couvents et d'églises, les arrestations et exécutions de prêtres et de religieux qui marquent ces premières semaines. On a dit – et c'est, dans une large mesure, vrai – qu'il s'agissait souvent de représailles, à Barcelone où de nombreux insurgés se sont barricadés dans les églises, à Figueras où des prêtres ont, de la cathédrale, tiré sur les ouvriers, partout où les pacos,les tireurs isolés, ont bénéficié de complicité dans les établissements religieux.

Mais le mouvement contre l'Église catholique est plus profond qu'une simple réaction au cours de la mêlée. Il y a, certes, quelques églises pillées par de simples voleurs. Mais, la plupart du temps, ce sont ces trésors qui financent les premières activités révolutionnaires : les miliciens de Gerone saisissent ainsi 16 millions de pesetas de bijoux dans le palais épiscopal de Vich, et les remettent au Comité central.

En réalité, des manifestations spectaculaires fréquentes, comme les grand-guignolesques exhumations de cadavres et de squelettes, montrent que ces initiatives répondent – bien au-delà de simples actions de représailles – à la volonté d'atteindre jusque dans le passé une force que les révolutionnaires considèrent comme leur pire ennemie. En fusillant les prêtres et en incendiant les églises, ouvriers et paysans espagnols ne cherchent pas seulement à détruire des ennemis et le symbole de leur puissance, mais à extirper définitivement de l'Espagne tout ce qui, à leurs yeux, incarne l'obscurantisme et l'oppression. Un catholique fervent, le ministre basque Manuel de Irujo, confirme une telle interprétation quand il déclare: « Ceux qui brûlent des églises ne manifestent pas ainsi des sentiments antireligieux; il ne s'agit que d'une démonstration contre l'État et, si j'ose dire, cette fumée qui monte au ciel n'est qu'une sorte d'appel à Dieu devant l'injustice humaine » [5].

Le pouvoir des comités

Le syndicaliste français Robert Louzon a ainsi décrit le spectacle qui attend, au début d'août, le voyageur venu de France :

« Dès que vous franchissez la frontière, vous êtes arrêté par des hommes en armes. Qui sont ces hommes ? Des ouvriers. Ce sont des miliciens, c'est-à-dire des ouvriers vêtus avec leurs habits ordinaires, mais armés – de fusils ou de revolvers – et, au bras, l'insigne de leur fonction ou du pouvoir qu'ils représentent... Ce sont eux qui... décideront... de ne pas vous laisser entrer, ou bien d'en référer au « Comité ».

« Le Comité, c'est-à-dire le groupe d'hommes qui siège là-haut au village voisin et qui y exerce tout pouvoir. C'est le Comité qui assure les fonctions municipales habituelles, c'est lui qui a formé la milice locale, l'a armée, lui fournit son logement et son alimentation avec les ressources qu'il tire d'une contribution imposée à tous les habitants, c'est lui qui autorise à entrer ou à sortir de la ville, c'est lui qui a fermé les magasins fascistes et qui opère les réquisitions indispensables, c'est lui qui a fait démolir l'intérieur des églises, afin que, selon l'affiche qui figure sur elles toutes, l'église, devenue « propriété de la Généralité » serve aux institutions populaires » [6].

Dans toutes les villes et dans la plupart des villages d'Espagne agissent sous des noms divers des Comités semblables : Comités populaires, de guerre, de défense, Comités exécutifs, révolutionnaires ou antifascistes, Comités ouvriers, Comités de salut public... Tous ont été constitués dans le feu de l'action, pour diriger la riposte populaire au coup d'État militaire. Leur mode de désignation varie à l'infini. Dans les villages, les usines ou sur les chantiers on a parfois pris le temps de les élire, au moins sommairement, au cours d'une assemblée générale. On s'est toujours soucié en tout cas d'y représenter partis et syndicats, même là où ils n'existent pas avant la révolution, car le Comité représente en même temps l'ensemble des travailleurs et la totalité de leurs organisations : en plus d'un endroit, les élus « s'arrangeront » entre eux pour savoir qui représentera un syndicat ou l'autre, qui sera le « républicain » et qui le « socialiste ». Dans les villes, très souvent, les éléments les plus actifs se sont désignés eux-mêmes. C'est parfois l'ensemble des électeurs qui choisit, dans chaque organisation, les hommes qui siégeront au Comité, mais, le plus souvent, les membres du Comité seront soit élus par un vote au sein de leur propre organisation, soit, tout simplement, désignés par les comités directeurs locaux des partis et syndicats. Il est rare que des Comités aient fait ratifier leur composition par un vote plus large, dans les jours suivant leur désignation : le Comité révolutionnaire de Lérida se fera pourtant consacrer par une « Assemblée constituante » composée de représentants des partis et organisations syndicales de la ville, à qui il rend des comptes. Mais en fait, la « base » n'a de véritable contrôle que sur les Comités de village ou d'entreprise. A l'échelon supérieur, la volonté des organisations est prépondérante.

La représentation des partis et syndicats dans les Comités varie d'un endroit à l'autre. Souvent le Comité de Front populaire s'est tout simplement élargi à des représentants des centrales. Parfois – là où les municipalités étaient socialistes – le conseil municipal, élargi par cooptation de dirigeants C.N.T., est devenu Comité. En Catalogne, et, bientôt, dans l'Aragon reconquis, bien des Comités sont exclusivement composés de militants de la C.N.T.-F.A.I. ou des Jeunesses libertaires : cependant, ceux des villes comprennent des représentants de l'U.G.T., de l'Esquerra, du P.S.U.C. et du P.O.U.M. à côté de ceux de la C.N.T. et de la F.A.I. A Lérida, le P.O.U.M. obtient pourtant que les républicains, qui ont soutenu le commissaire de la Généralité contre les syndicats, soient exclus du Comité, qui est ainsi restreint aux seules organisations ouvrières. La représentation des différents groupes est tantôt paritaire et tantôt proportionnelle. Mais, le plus souvent, elle correspond au rapport de force réel dans les entreprises. Les socialistes dominent à Santander, Mieres, Sama de Langreo, mais chaque localité minière a sa propre physionomie politique. Les nationalistes basques partagent avec les socialistes la junte de Bilbao, mais dominent toutes les autres juntes du Nord. Les anarchistes sont les maîtres à Gijon comme à Cuenca. A Malaga, socialistes et communistes, représentés par le canal de l'U.G.T., l'emportent petit à petit sur la C.N.T. A Valence, les syndicats ont deux délégués quand les partis n'en ont qu'un. A Castellon, la C.N.T. a 14 représentants et l'U.G.T. 7, socialistes et communistes n'ont pas de représentation propre, mais les républicains et le P.O.U.M. ont 7 délégués chacun. En Catalogne, c'est la C.N.T.-F.A.I. qui dirige les Comités des grandes villes, à l'exception de Sabadell et Lérida [7].

Tous les Comités, quelles que soient leurs différences de nom, d'origine, de composition, présentent un trait commun fondamental. Tous, dans les jours qui suivent le soulèvement, ont saisi localement tout le pouvoir, s'attribuant des fonctions tant législatives qu'exécutives, décidant souverainement dans leur région, non seulement des problèmes immédiats comme le maintien de l'ordre et le contrôle des prix, mais aussi des tâches révolutionnaires de l'heure, socialisation ou syndicalisation des entreprises industrielles, expropriation des biens du clergé, des « factieux », ou plus simplement des grands propriétaires, distribution entre les métayers ou exploitation collective des terres, confiscation des comptes en banque, municipalisation du logement, organisation de l'information, écrite ou parlée, de l'enseignement, de l'assistance sociale. Pour reprendre l'expression saisissante de G. Munis, partout se sont installés des « Comités-gouvernement » dont l'autorité s'appuie sur la force des ouvriers en armes et auxquels, bon gré, mal gré, obéissent les restes des corps spécialisés de l'ancien État, gardes civils, ici ou là, gardes d'assaut et fonctionnaires divers. Pas de meilleur hommage rendu à cet égard à l'autorité des Comités que le témoignage d'un de leurs adversaires les plus résolus d'alors, Jesus Hernandez, dirigeant du parti communiste espagnol : « Le Comité a été une espèce de pouvoir trouble, ténébreux, impalpable, sans fonctions déterminées ni autorité expresse, mais qui exerçait, dans une impitoyable dictature, un pouvoir sans conteste, comme un véritable gouvernement » [8].

Ce qui est vrai à l'échelon local ne l'est cependant plus entièrement à l'échelon régional, où s'affrontent ou coexistent des pouvoirs d'origine diverse.

Le Comité central des milices antifascistes de Catalogne

Sa naissance

Le 21 juillet, à la fin des combats à Barcelone, les révolutionnaires, maîtres de la rue, sont appelés au palais de la Généralité. Le leader anarchiste Santillan raconte : « Nous allâmes au siège du gouvernement catalan les armes à la main, sans avoir dormi depuis plusieurs jours, sans nous être rasés, donnant, par notre apparence, réalité à la légende qui s'était formée sur nous. Quelques-uns des membres du gouvernement de la région autonome tremblaient, livides, en cette entrevue où manquait Ascaso. Le palais du Gouvernement fut envahi par l'escorte de combattants qui nous avaient accompagnés » [9]. Le président Companys les félicite pour leur victoire: « Vous êtes les maîtres de la ville et de la Catalogne, parce que seuls vous avez vaincu les soldats fascistes... Vous avez vaincu et tout est en votre pouvoir. Si vous n'avez pas besoin, si vous ne voulez pas de moi comme président, dites-le maintenant, et je deviendrai un soldat de plus dans la lutte antifasciste. Si, au contraire, vous me croyez quand je dis que je n'abandonnerai ce poste que mort au fascisme victorieux, alors peut-être qu'avec mes camarades de parti, mon nom et mon prestige, je puis vous servir... » [10].

Sans doute le Président n'a-t-il guère le choix. Ainsi que l'écrira, quelques semaines plus tard, son lieutenant Miravittles : « Le C. C. des Milices naquit deux ou trois jours après le mouvement, en l'absence de toute force publique régulière et alors qu'il n'y avait pas d'armée à Barcelone. Pour une autre raison, il n'y avait plus de garde civile ni de garde d'assaut car ils avaient tous combattu si ardemment, unis avec les forces du peuple, qu'ils faisaient alors partie de cette même masse et étaient restés étroitement mêlés à elle » [11].

Le pouvoir réel est celui des ouvriers armés et des Comités d'organisations dans les rues de Barcelone des Comités-gouvernement dans les villes et les villages. Les socialistes et les communistes, par la bouche de Comorera, proposent au Président la constitution de « Milices de la Généralité » qui disputeraient la rue aux hommes de la C.N.T. et du P.O.U.M. [12]. Companys ne les suit pas : le combat lui paraît trop inégal, sa personne, en ce jour, son « nom et son prestige », comme il le dit, sont, de fait, tout ce qui subsiste en Catalogne de l'État républicain. C'est de l'acceptation ou du refus de ses services que dépend le sort de l'État, ses chances de restauration dans les mois à venir. Or les dirigeants de la C.N.T. acceptent de poursuivre la collaboration. La veille, après une vive discussion, le Comité régional a affirmé : No hay comunismo libertario, primero aplastamos a la faccion. (« Il n'y a pas de communisme libertaire, écrasons d'abord la faction. ») Ils répondent oui à l'offre de Companys. Santillan commente leur décision en ces termes :

« Nous pouvions être seuls, imposer notre volonté absolue, déclarer caduque la Généralité et imposer à sa place le véritable pouvoir du peuple, mais nous ne croyions pas à la dictature quand elle s'exerçait contre nous et nous ne la désirions pas quand nous pouvions l'exercer nous-mêmes aux dépens des autres. La Généralité resterait à son poste avec le président Companys à sa tête et les forces populaires s'organiseraient en milices pour continuer la lutte pour la libération de l'Espagne. Ainsi naquit le Comité central des milices antifascistes de Catalogne où nous fîmes entrer tous les secteurs politiques, libéraux et ouvriers » [13].

Composition et rôle

Dans le salon voisin du bureau présidentiel, les délégués des organisations se réunissent et constituent sur-le-champ le Comité central, où entrent des délégués des modérés, trois de l'Esquerra, un des « rabassaires », un de l'Action catalane. Le P.S.U.C., à la veille de se constituer officiellement, a un représentant. Le P.O.U.M. un également. La F.A.I. est représentée par Santillan et Aurelio Fernandez, la C.N.T. par Garcia Oliver, Asens et Durruti que remplacera, après quelques jours, Marcos Alcon. L'U.G.T., dix fois moins nombreuse a, elle aussi, trois représentants.

C'est là un premier résultat assez paradoxal. La puissante C.N.T., dont Companys vient de reconnaître la victoire totale, consent à une représentation égale à la sienne pour la maigre U.G.T. catalane. Générosité pure, comme le suggère Garcia Oliver [14] ? Désir de la C.N.T. d'être traitée de la même manière dans les régions où elle est, elle, en minorité, geste politique, comme l'affirme Santillan[15] ? L'un comme l'autre facteur ont pu jouer. Ajoutons qu'il est vraisemblable, dans le cadre de la rivalité qui s'est dessinée au cours des journées révolutionnaires entre P.O.U.M. et C.N.T., que les dirigeants libertaires n'ont pas été fâchés de disposer, avec les quatre délégués des républicains catalans, les trois de l'U.G.T. et celui du P.S.U.C., d'une marge de manœuvre sérieuse. Au Comité central, le P.O.U.M. était beaucoup plus nettement minoritaire que dans les autres centres importants de la Catalogne. Et, ainsi que le souligne Santillan, c'est par la volonté de la C.N.T.-F.A.I. que fut adopté au Comité central ce mode de représentation.

Fruit d'un compromis, né de négociations entre dirigeants des partis et syndicats, sanctionné officiellement par un décret du gouvernement, le Comité central est ainsi, par les circonstances de sa naissance, un organisme hybride. Siégeant en permanence en présence de quatre délégués du gouvernement et agissant en son nom, il peut apparaître, à certains égards, comme un organisme gouvernemental annexe, un comité d'entente jouissant d'une délégation de pouvoirs. En réalité, sauf à Barcelone où il est en contact avec les directions des partis et syndicats, sa base dans le pays est constituée par les « Comités-gouvernement », les pouvoirs locaux révolutionnaires dont il est en même temps l'expression suprême. C'est ce que Santillan marque très clairement quand il écrit :

« Le Comité des milices fut reconnu comme le seul pouvoir effectif en Catalogne. Le gouvernement de la Généralité continuait à exister et à mériter notre respect, mais le peuple n'obéissait plus qu'au pouvoir qui s'était constitué par la vertu de la victoire et de la révolution, parce que la victoire du peuple était la révolution économique et sociale » [16].

Rien n'échappe en effet à la compétence et à l'autorité du Comité central, comme le montre ici Santillan : « Etablissement de l'ordre révolutionnaire à l'arrière, organisation de forces plus ou moins encadrées pour la guerre, formation d'officiers, écoles de transmissions et signalisation, ravitaillement et vêtement, organisation économique, action législative et judiciaire, le Comité des milices était tout, veillait à tout, la transformation des industries de paix en industries de guerre, la propagande, les relations avec le gouvernement de Madrid, l'aide à tous les centres de lutte, les relations avec le Maroc, la culture des terres disponibles, la santé, la surveillance des côtes et des frontières, mille problèmes des plus divers. Nous avions à payer les miliciens, leurs familles, les veuves des combattants, en un mot, à quelques dizaines d'individus, nous faisions face aux tâches qui exigent pour un gouvernement une coûteuse bureaucratie. Le Comité des milices était un ministère de la Guerre, un ministère de l'Intérieur et un ministère des Affaires étrangères en même temps, inspirant des organismes semblables dans le domaine économique et le domaine culturel » [17].

Organisme politique de pouvoir, à la fois législatif et exécutif, le Comité s'organise en créant des commissions de travail et des comités exécutifs spécialisés qui jouent bientôt le rôle de véritables ministères. Autour du secrétariat général administratif, chargé de la propagande, qu'assure un jeune dirigeant de l'Esquerra, ancien militant d'extrême-gauche, Jaime Miravittles, fonctionnent le Comité d'organisation des milices sous la responsabilité de Santillan, le Comité de guerre, chargé de la conduite des opérations militaires, qu'anime Garcia Oliver, le Comité des transports à la charge de Duran Rosell de l'U.G.T. et Alcon de la C.N.T., le Comité du ravitaillement dirigé par le rabassaire José Torrents, la Commission d'investigation, véritable ministère de l'Intérieur assumé par l'anarchiste Aurelio Fernandez, la Commission des industries de guerre, au catalaniste Tarradellas. Autour d'eux se créent d'autres services: la Commission de l'école unifiée, dont le secrétaire est le syndicaliste enseignant Hervas du P.O.U.M., et divers services techniques: statistique, munitions, censure, radio et presse, cartographie, écoles spécialisées. Gouvernement ouvrier de la Révolution ouvrière, le Comité central se donne la structure nécessaire.

Conflit de pouvoirs à Valence

La situation est loin d'être aussi claire à Valence à la même époque. Alors que la garnison et les ouvriers en grève continuent à s'observer, la Junte déléguée, que dirige Martinez Barrio, oppose à l'autorité insurrectionnelle l'autorité légale du gouvernement républicain, qui veut obtenir la fin du siège des casernes, la reprise du travail et le retour à la légalité. Dès le 21, elle s'emploie à convaincre les délégués du Comité exécutif que la grève doit cesser, puisque la garnison est fidèle. Mais cette initiative soulève beaucoup de méfiance: on sait que Martinez Barrio et Mola sont francs-maçons comme le général Monje, chef de la garnison. On soupçonne le délégué du gouvernement d'essayer de passer avec l'armée le compromis qu'il n'a pu réaliser pendant les quelques heures de son ministère le 19 juillet. Les discussions sont vives dans Valence soulevée où les officiers et les prêtres ne se montrent plus dans les rues et où le Comité exécutif dirige une police ouvrière qui coexiste avec la police régulière. Le 23 juillet, Espla, au nom de la Junte déléguée, annonce la dissolution du Comité exécutif populaire et déclare qu'il prend les fonctions de gouverneur civil, assisté d'un conseil consultatif formé d'un représentant de chaque parti et syndicat. Le Comité se divise : la C.N.T., le parti socialiste, l'U.G.T. et le P.O.U.M. veulent rejeter l'ultimatum gouvernemental. La Gauche républicaine et le parti communiste estiment que le Comité doit donner l'exemple de la discipline et se soumettre à l'autorité légale du gouvernement, incarnée à Valence par la Junte déléguée.

Finalement, le Comité exécutif populaire refuse de se dissoudre. Le Comité de grève C.N.T.-U.G.T., son aile marchante, décide la publication d'un quotidien intitulé C.N.T.-U.G.T., la reprise du travail dans tous les secteurs de l'alimentation et l'organisation d'un comité syndical pour assurer le ravitaillement, mais la Junte déléguée confie le ravitaillement à la municipalité. Elle continue les négociations avec la garnison, dont les manifestations quotidiennes réclament le départ contre les troupes rebelles...

A Madrid, le ministre de l'Intérieur assure à Antona, secrétaire de la C.N.T., qu'on peut compter au moins sur la neutralité de la garnison valencienne. Mais les armes qu'il promet n'arrivent pas. La C.N.T. de Madrid envoie alors à Valence des mitrailleuses et des fusils ; de Barcelone aussi arrivent des armes qui servent à équiper les milices naissantes. La garnison est toujours enfermée dans les casernes, dont elle interdit l'approche. Le Comité exécutif menace de les prendre d'assaut, mais recule toujours la décision. Un nouveau sujet de désaccord éclate lorsqu'il s'agit d'envoyer des forces vers Teruel où se précise la menace de l'armée rebelle. Le Comité exécutif propose un amalgame sur la base de trois miliciens pour un garde civil. La Junte impose la proportion inverse de trois gardes civils pour un milicien. La colonne part, mais, avant Teruel, à Puebla de Valverde, les gardes civils massacrent les miliciens et passent à l'ennemi...

Les événements vont maintenant se précipiter. L'agitation commence dans les casernes : au début de la deuxième semaine de grève, le régiment du génie de Paterna se mutine contre ses officiers, sous la conduite d'un sous-officier, le sergent Fabra. Les mutins viennent grossir les rangs des milices qui reçoivent par ailleurs tous les jours l'adhésion de soldats évadés des casernes avec leurs armes. Le Comité de grève C.N.T.-U.G.T. finit pourtant par donner l'ordre de la reprise du travail, sauf dans les transports, pour le 27 juillet. La réaction ouvrière lui montre qu'il a mal apprécié la situation : les ouvriers refusent d'obéir et poursuivent la grève. La C.N.T. et l'U.G.T. s'alignent... Le Comité exécutif charge un bureau de trois membres, Lopez, de la C.N.T., Tejon, de l'U.G.T. et un Jeune officier, le lieutenant Benedito, de préparer l'attaque des casernes, fixée au 1° août. Le 31 juillet, Radio-Seville annonce le soulèvement de la garnison et la chute de Valence aux mains des rebelles... En réalité, trois régiments se sont soulevés, mais les soldats se mutinent contre les officiers tandis que les miliciens se lancent à l'assaut. La garnison est désarmée les officiers suspects arrêtés et jugés, les soldats démobilisés ; les milices s'approprient les armes. Le gouvernement capitule alors : la Junte déléguée est dissoute, l'autorité du Comité exécutif populaire reconnue, la nomination de son président, le colonel Arin, comme gouverneur civil n'étant que la reconnaissance d'un état de fait.

Dès lors, le Comité exécutif populaire, qui étend rapidement son autorité à toute la province, joue un rôle en tous points semblable à celui du Comité central en Catalogne. Andrès Nin, au cours d'un meeting à Valence, croit pouvoir saluer en lui le « gouvernement de la révolution prolétarienne du Levante ». Il crée un Conseil économique, avec pleins pouvoirs, organise des colonnes de miliciens pour plusieurs fronts. Ses commissions, celles de l'Ordre public, de la Justice, de l'Agriculture, des Finances, prennent le nom de « ministères ». Le général Miaja, l'ancien ministre de la Guerre de Martinez Barrio envoyé par Giral pour commander la région militaire avoue au commandant Martin Blazquez son impuissance face à l'autorité un « morveux de lieutenant », Benedito, délégué à la Défense du Comité exécutif : le général incarne un pouvoir républicain fantomatique, tandis que le lieutenant représente le pouvoir « soviétique » nouveau[18].

Autres gouvernements révolutionnaires

D'autres organismes prennent en main le pouvoir dans les autres régions d'Espagne. Aux Asturies, dans les villages et les agglomérations minières, il est aux mains des Comités Ouvriers et Paysans. A l'échelle de la province deux autorités rivales s'affrontent, celle du Comité de guerre de Gijon que préside Segundo Blanco de la C.N.T., celle du Comité populaire de Sama de Langreo que dirigent successivement les socialistes Gonzalez Pena, puis Amador Fernandez. Chacun a organisé ses commissions de la Guerre, des Transports, du Ravitaillement, de la Santé : le Comité de Sama de Langreo, selon le témoignage d'Aznar, sera capable, en septembre, de mobiliser 20 000 hommes en six jours. C'est au cours de ce mois que les deux Comités fusionneront en un Comité de guerre, installé à Gijon, mais présidé cette fois par un socialiste, Belarmino Tomas.

A Santander, ce sont les socialistes qui dominent un Comité de guerre où les commissions fonctionnent comme de véritables ministères, en toute souveraineté. Les anarchistes y contesteront pourtant, à plusieurs reprises, l'autorité du président Juan Ruiz.

Le Comité de salut public de Malaga s'est peu à peu imposé dans toute la région, après le 20 juillet. C'est un Comité de vigilance qui dirige la répression, tandis que des Comités ouvriers ont pris en main santé et ravitaillement, et des Comités de femmes les problèmes des réfugiés. Ses patrouilles armées éliminent peu à peu les unités loyales de gardes civils. Seul, il aura l'autorité suffisante pour arrêter les massacres de détenus dans les prisons. Le 19 août, Delaprée écrit : « Ici, les conseils d'ouvriers et de miliciens détiennent tout le pouvoir. Le gouverneur civil n'est, entre leurs mains, qu'une machine à signer. C'est un pâle Girondin, tremblant devant des Montagnards auprès desquels les nôtres n'étaient que de petits enfants » [19]. En septembre, le Comité de salut public est composé officiellement, comme un véritable ministère, avec les portefeuilles de la Guerre, de l'Intérieur, de la Justice, des Confiscations. Son président, l'instituteur socialiste Francisco Rodriguez, est nommé gouverneur civil : la légalité consacre le pouvoir de fait.

C'est en Aragon que se constituera en dernier lieu le pouvoir révolutionnaire régional le plus original. Là, les cadres républicains s'étaient, nous l'avons vu, ralliés dans leur ensemble au soulèvement militaire. La reconquête d'une grande partie des campagnes aragonaises par les milices catalanes s'est, dans chaque village, accompagnée de mesures révolutionnaires radicales. Alors que les autorités et les gardes civils se sont enfuis ou ont été massacrés, l'assemblée générale du village juge les « fascistes » prisonniers et élit le Comité de village qui va le diriger, appuyé sur les milices armées. La plupart des Comités ainsi élus sont à majorité sinon en totalité anarchistes : aucune forme de collaboration ne peut exister entre eux et les autorités républicaines entièrement liquidées. Début octobre, près du quartier général de Durruti à Bujaraloz, se tient un congrès des Comités des villes et des villages. Il élit un « Conseil de défense », entièrement composé de militaires de la C.N.T. et présidé par Joaquin Ascaso qui s'installera à Fraga. Le Conseil de défense, d'accord avec les dirigeants des colonnes anarchistes, exerce sur l'Aragon une autorité sans partage : Comité suprême, représentant l'ensemble des Comités, il est ainsi en Espagne révolutionnaire le seul organisme régional résultant de la fédération des Comités locaux et tirant d'eux son autorité. Vivement attaqué, lors de sa formation, par les communistes qui le qualifient d'organisme « cantonaliste » et « factieux », il ne sera pas reconnu avant de longs mois par le gouvernement. Il sera aussi l'organisme du pouvoir révolutionnaire dont l'existence se prolongera le plus longtemps.

Un cas particulier : le pays basque

Dans les provinces basques, la situation est très différente du reste de l'Espagne. Le parti nationaliste basque, qui y est incontestablement majoritaire, prend position, le 19 juillet, contre le soulèvement militaire et, quelques jours après, adhère au Front populaire.

Ses objectifs mettent pourtant une énorme distance entre lui et les partis et syndicats ouvriers dont les militants, dans l'Espagne entière, sont en train de faire une révolution. Les nationalistes basques sont d'ardents défenseurs de l'Église et de la propriété et seront dès les premières heures en opposition directe avec la plus grande partie des troupes de leurs « alliés » du Front populaire et des syndicats. Les juntes de défense qui se constituent dans toutes les provinces basques sont des organismes de lutte contre l'insurrection militaire, et, en même temps, des remparts contre la révolution. Dans La Nacion de Buenos Aires du 7 septembre 1936, le leader basque Manuel de Irujo situe parfaitement les difficultés de son parti à cette époque en écrivant : « Les partis extrémistes de la dictature du capital et du prolétariat étaient organisés en requetes et en milices et nous avaient pris de vitesse au début. » Du reste, dans toutes les juntes où ils sont majoritaires, les nationalistes basques exigent les postes de « commissaires à l'ordre public », pour « imposer discipline et respect à l'arrière-garde » [20]. Ainsi le commissaire à l'ordre public de la junte de Guipuzcoa s'emploie-t-il d'abord à faire cesser les paseos et à défendre la propriété en faisant garder les banques. Pour assurer le maintien de l'ordre et la défense de la propriété, les nationalistes organisent leurs propres unités, les Milices basques, dirigées par le commandant Saseta : recrutées parmi les militants nationalistes, solidement encadrées par des aumôniers, elles arborent le drapeau et parlent la langue basque. En l'espace de quelques semaines, elles parviennent, à Saint-Sébastien, à récupérer la quasi-totalité des armes passées aux mains des ouvriers après la prise de la caserne de Loyola.

L'effondrement de l'État républicain en Pays basque permet la création, non d'un pouvoir révolutionnaire, mais d'un État nouveau, spécifiquement basque, d'un État bourgeois défenseur de la propriété et de l'Église qui tout en organisant la défense du pays contre les militaires ennemis des libertés basques, mène victorieusement la lutte contre le mouvement révolutionnaire intérieur [21]. Dès le milieu de septembre, la direction du parti nationaliste basque décide de franchir le pas décisif, en constituant, sous son contrôle, un gouvernement du Pays basque[22].

L'ébauche d'un appareil d'État nouveau

Les premiers jours, la majorité des Comités fonctionne sans spécialisation ni partage d'attributions. C'est le Comité ou même l'assemblée de village qui est à la fois organisme délibératif, tribunal, conseil de guerre. Ouvriers et paysans armés montent la garde, patrouillent, contrôlent, réquisitionnent, arrêtent, exécutent. Cependant, très vite, au moins dans les grandes villes, des corps spécialisés apparaissent.

Ce sont d'abord des unités chargées des fonctions de police : il s'agit en effet de maintenir l'ordre révolutionnaire, aussi bien contre les adversaires de la révolution que contre ses profiteurs, les agents de la terreur aveugle. Les unités de gardes civils ou d'asaltos restées fidèles sont sévèrement. Epurées ; elles n'inspirent pourtant qu'une confiance limitée et, dans la majorité des grands centres, les Comités chargent des commissions spéciales du contrôle des anciennes et de l'organisation de nouvelles forces de police. A Barcelone, la Commission d'investigation, que dirige Aurelio Fernandez, a le droit de recevoir les dénonciations, d'enquêter, de perquisitionner, d'arrêter les suspects. Elle impose peu à peu son autorité aux « polices privées » des syndicats et des partis. A Malaga, c'est le Comite de vigilance, ailleurs ce sont des Commissions d'ordre public, des Conseils de sûreté, qui, sous des noms divers, assurent tous l'organisation de la terreur à l'arrière.

Parallèlement, les unités de milices, bientôt appelées « Milices de l'arrière » se spécialisent dans les fonctions de police proprement dite.

A Barcelone, ce sont les célèbres « Patrouilles de contrôle », que commande l'anarchiste Asens. Elles sont composées de 700, puis de 1 100 militants ouvriers désignés pour une moitié par la C.N.T.-F.A.I., pour l'autre par les autres organisations et dotées, lors de leur création par le Comité central, de moyens modernes de communication et de transport. La Patrouille de contrôle de Gijon, la Brigade ouvrière sociale de Lérida, la Garde populaire antifasciste de Castellon sont des corps de même type.

Malgré la répugnance des anarchistes à diviser ce que Santillan appelle le « pouvoir révolutionnaire total » la même évolution se produira dans le domaine de la Justice. Les Palais de Justice sont fermés, les magistrats tués ou en fuite, les « justiciers » pullulent et les Comités sont surchargés de besogne. A Barcelone, des miliciens de la C.N.T., que dirige l'avocat Samblancat, mettent à sac le Palais de Justice, jetant par les fenêtres dossiers et crucifix. Ils installent un Comité de la Justice composé de juristes de métier, en majorité avocats de gauche, dont le premier acte sera de révoquer tous les fonctionnaires de son département, et le second de s'ériger en tribunal révolutionnaire. Des Tribunaux révolutionnaires d'un type différent apparaissent au début d'août à Valence, Castellon, Lérida : juges, procureurs, président sont des militants désignés par les partis et les syndicats [23]. Leurs décisions sont sévères et la procédure sommaire, mais les droits de la défense sont généralement respectés. Ils savent aussi acquitter et constituent, en tout cas, à cet égard, un net progrès sur la pratique des paseos.

Les milices

Dans le cadre de la guerre, la construction d'une nouvelle armée se révèle cependant la tâche la plus urgente. C'est sa nécessité, en tout cas, qui a donné naissance aux nouveaux organismes de pouvoir.

Les milices sont nées de l'initiative des partis et des syndicats et ne sont, à l'origine, que ces organisations en armes. Le nom de chacune rappelle son origine, qu'il s'agisse d'un nom de corps de métier (Artes graficas, Madera), ou d'un emblème politique (Caballero ou Claridad de l'U.G.T., Carlos Marx, du P.S.U.C., Lénine ou Maurin, du P.O.U.M., Mada ou Companys, de l'Esquerra).

A Barcelone, c'est le Comité central qui organise dès le 24 juillet la première colonne, forte de 3 000 hommes, commandée par Durruti, qu'assiste le commandant Perez Farras, et dans laquelle la seule force organisée est constituée par quelques soldats volontaires équipés de mortiers et de mitrailleuses. Dans les jours suivants, les autres colonnes, formées sous l'égide du Comité central, sont, en fait, sous l'influence des organisations politiques et syndicales. Santillan, qui agit au nom du Comité central, semble avoir lutté en vain contre l'esprit de parti dans les milices et ses conséquences souvent regrettables, rivalités pour les armes et pour les hommes, heurts parfois sanglants. A Valence, c'est le Comité exécutif qui prend l'initiative : la « Colonne de fer », la « Desperada », la « Colonne d'acier », la « Colonne fantôme » sont créées sous son égide, mais les influences politiques jouent aussi de façon décisive. La « Colonne fantôme » est dirigée par des socialistes, la « Colonne de fer » sera la plus tristement célèbre des colonnes anarchistes. A Madrid, chaque organisation aura ses propres troupes, dont le seul lien est le gouvernement qui se contente de les ravitailler, comme il le peut, de fournir armes et équipement et de payer la solde. Ce sont les Comités nationaux de chaque parti ou syndicat le Comité de défense de la C.N.T. du Centre, qui en assument l'organisation. La Gauche républicaine, ici, se distingue en créant un « Régiment d'acier » et le parti communiste le « 5 régiment », qui deviendra le célèbre Quinto mais n'est encore pour le moment qu'une unité de milices, à peine différente des autres.

Il est difficile, à propos des milices, de donner des chiffres précis. Rabasseire estime à 100 000 l'effectif total des milices de combat : 50 000 de la C.N.T., 30 000 de l'U.G.T.: 10 000 du P.C., 5 000 du P.O.U.M., auxquels il faut ajouter 12 000 asaltos, quelques centaines de gardes civils, quelques milliers de soldats et 200 officiers seulement. Début septembre, le Boletin C.N.T.-F.A.I. dénombre 22 000 miliciens en Catalogne et en Aragon dont 4 000 anciens gardes, 2 000 du P.S.U.C. et de l'U.G.T., 3 000 du P.O.U.M., 13 000 de la C.N.T. Valence, de son côté, a envoyé 9 000 miliciens sur les différents fronts dont 4 000 à Teruel. A Madrid, les hommes armés ont très vite pris le chemin du front, mais, en Catalogne, Santillan estime a 60 000 le nombre des fusils restés aux mains des Milices de l'arrière, et avoue l'impuissance du Comité central à renforcer les effectifs des Milices de combat : Durruti devra faire une expédition contre Sabadell pour obtenir la cession de la dizaine de mitrailleuses que le P.S.U.C. y conserve, et les gens de la C.N.T-F.A.I. garderont longtemps encore à Barcelone les quarante mitrailleuses et les quelques tanks qui manquent tant sur le Front d'Aragon.

Les chefs des premières colonnes sont des militants politiques et syndicalistes. Rares sont ceux qui ont une formation militaire. A Barcelone, ce sont des ouvriers les anarchistes Durruti, Jover, Ortiz, les militants du P.O.U.M. Rovira, Arquer, Grossi [24], les militants du P.S.U.C. Trueba et Del Barrio. Quelques militaires de carrière les épaulent : le commandant Perez Farras, le commandant Perez Salas qui commandera la colonne de l'Esquerra, le commandant Martinez et le capitaine Escobar, conseillers techniques de Santillan, dirigeants à Barcelone de l'Union militaire républicaine antifasciste.

Le capitaine aviateur Bayo commandera l'expédition de Majorque et c'est un colonel navarrais, Jimenez de La Deraza, qui organise l'artillerie. Les sous-officiers jouent un rôle plus important dans l'encadrement des milices : après Perez Farras, c'est l'ancien sergent Manzana qui sera le cerveau militaire de la colonne Durruti. Bien entendu, les rares antifascistes étrangers qui se présentent comme des techniciens sont accueillis à bras ouverts. A Valence, ce sont des officiers subalternes, le capitaine Uribarri, garde civil et socialiste, et le lieutenant Benedito qui commandent les premières colonnes qu'organise, à leurs côtés, le sergent Fabra, héros du soulèvement des soldats de Paterna. A Leon, le général Gomez Caminero a pris la tête des mineurs, mais il est fait prisonnier. Aux Asturies, il y a très peu d'officiers autour de Gonzalez Peña et les colonnes sont commandées par des militants ouvriers : le mineur socialiste Otero, de Mieres, le métallurgiste de la C.N T. Carrocerra. A Madrid, les premières colonnes socialistes sont commandées par des officiers en retraite : le lieutenant-colonel Mangada est le plus populaire mais son étoile déclinera vite, dès les premiers revers. Le 5° régiment ne dispose au début que de quelques officiers et sous-officiers [25]. La C.N.T. a recruté quelques officiers de carrière, le lieutenant-colonel Del Rosai, le médecin-commandant Palacios qui dirigent ses deux premières colonnes. Mais, là aussi, de nouveaux chefs s'imposent : les maçons Mora et Cipriano Mera qui n'a, à cette date, qu'une expérience réduite de trente-six jours de service militaire. Malaga, qui dispose d'un bon officier, le lieutenant-colonel Asensio Torrado, est le lieu de prédilection des milices au nom ronflant : le détachement « Pancho Villa » y dispute, dans les communiqués de guerre, la vedette à celui de « La Mitraille ».

La masse des miliciens ignore les rudiments du maniement des armes et les règles les plus élémentaires de protection. C'est par manque d'armes, certes, mais aussi par manque de chefs que l'on renonce à la mobilisation ouvrière: on ne pourrait ni équiper, ni instruire, ni encadrer les recrues. Les milices ont d'ailleurs des physionomies différentes suivant l'idéologie qui anime leurs créateurs. Les colonnes anarchistes sont commandées par des « délégués politiques » flanqués de « techniciens militaires ». Dans les colonnes socialistes, de l'U.G.T., du P.O.U.M., du P.S.U.C. et au 5° régiment, ce sont les officiers qui commandent, flanqués de « commissaires politiques ». En Catalogne, le Comité central s'efforce d'unifier l'organisation. Dix miliciens forment une « main » que commande un « délégué » élu. Dix mains constituent une « centurie » dont le « délégué-général » obéit directement au « chef de colonne ». Les milices C.N.T. de Madrid sont organisées sur la base de mains de 20 hommes, de centuries et de bataillons, et les délégués des bataillons forment, avec le représentant du Comité de défense et le délégué-général, le commandement de la colonne. Dans le 5° régiment, officiers et commissaires sont, en principe, nommés par le commandement, mais Lister dira qu'il a été « élu ». Dans toutes les colonnes, cadres et soldats touchent une solde uniforme de 10 pesetas par jour. Aucune marque extérieure de respect n'est exigée des hommes, et il n'y a plus d'insignes de grade. Mais le 5° régiment est fier d'avoir remis en vigueur le salut militaire, et met son point d'honneur, comme d'ailleurs les colonnes du P.O.U.M., à réussir des défilés en rangs impeccables, tandis que les milices de la C.N.T. mettent le leur à défiler dans un total – et savant – désordre.

A Madrid, le 5° régiment porte tout son effort initial sur la formation de cadres : les premiers stagiaires seront recrutés parmi les responsables du « Secours rouge ». A Barcelone, le Comité central confie à Garcia Oliver l'organisation d'une « Ecole populaire de guerre » [26] et des fournées de 2 000 volontaires reçoivent à la caserne Bakounine une formation militaire accélérée.

Ainsi, petit à petit, se constitue une force armée dont on ne peut nier ni l'efficacité dans les combats de rue, ni l'enthousiasme. Elle est véritablement la réalisation du vieux mot d'ordre du « peuple en armes » et, pour le moment, semble échapper complètement à l'autorité gouvernementale.

Le pouvoir de l'État

Le gouvernement subsiste en effet. Le président Giral, après s'être résigné à armer les ouvriers, a lutté, partout où il conservait une once d'autorité, pour faire respecter les formes et la légalité, préserver, sinon un appareil d'État – il est trop endommagé – du moins le principe même de sa propre légitimité. Il semble bien qu'il ait joué sa dernière carte dans les provinces de l'Est avec la Junte déléguée de Martinez Barrio, Ruiz Funes et Carlo Espla. Celle-ci a, certes, contribué à assurer le ravitaillement de Madrid, aidé dans le Levante à la formation des milices qui ont repris Albacete et marché sur l'Andalousie, mais elle a perdu la bataille politique contre le pouvoir révolutionnaire, à Valence comme à Murcie, Alicante et Carthagène... Après sa dissolution, il semble bien n'être plus, suivant l'expression de Borkenau, qu'un « monument d'inactivité» ne devant de survivre qu'à la docilité dont il fait preuve à l'égard des exigences des partis, syndicats, milices et comités.

Le gouvernement existe pourtant, et d'abord vis-à-vis de l'étranger, aux yeux de qui il s'efforce d'incarner la légalité. C'est lui qui, en août, cédant aux pressions des puissances étrangères, donnera l'ordre à la flotte d'abandonner la rade de Tanger quarante-huit heures seulement après que le docteur Giral ait assuré aux Valenciens que les rebelles ne recevraient aucun secours d'Afrique, d'où la marine républicaine, dit-il, les empêche de venir. Le gouvernement manifeste aussi son existence sur les ondes, et semble curieusement s'obstiner dans un rêve de conciliation avec une partie des généraux soulevés. Le 29 juillet, au nom de la République, Martinez Barrio lance encore cet appel solennel : « Que ceux qui n'auraient jamais du prendre les armes les rendent, rétablissant ainsi la vie normale dans le pays.» Et le lendemain, Prieto, officieux porte-parole ne craint pas d'affirmer que le gouvernement n'a pas perdu tout espoir de conciliation : « Les forces gouvernementales, dit-il, ne se sont pas employées jusqu'ici à fond comme elles l'auraient fait pour repousser un adversaire étranger. »

A Madrid, quelques jours après la révolution, le gouvernement réussit à reprendre aux milices ouvrières le contrôle de la rue et à le rendre à sa police : le laissez-passer gouvernemental se substitue à la carte syndicale et aux laissez-passer des comités. La police est décimée mais on s'efforce de la reconstituer. La Sûreté sous la direction de Manuel Muñoz, recrute des militants socialiste de confiance : les gardes d'assaut qui forment l'« Escouade de l'aube », les « Lynx de la République » formés d'asaltos et de militants socialistes, jouent un rôle important dans la répression. Le typographe socialiste Garcia Atadell devient le chef de la « Brigade des recherches criminelles » qui sera bientôt célèbre et que l'on rebaptise, à la mode du jour, « Milices populaires de recherches ». Un républicain du parti d'Azaña, Sayagües, organise au ministère de la Guerre des « services spéciaux ». Toutes ces autorités policières coexistent bien sûr avec le Comité provincial d'investigation formé au début d'août de représentants de tous les partis et avec ce que l'on commence à appeler les « tchekas » des partis, mais elles sont tout de même un instrument d'action gouvernementale appréciable.

La situation est plus difficile dans le domaine militaire. Le gouvernement n'a pas d'armée. Il réussit à récupérer à Madrid quelques milliers de fusils en les échangeant avec les miliciens contre des revolvers. Le décret du 31 juillet qui prévoit le paiement des soldes des miliciens par l'État sur présentation d'un certificat de parti et de syndicat consacre certes sa faiblesse, mais représente aussi un premier signe de relèvement. Ce sont les partis et les syndicats qui organisent les milices, comme le ravitaillement, mais ils le font au nom de l'État et, en quelque sorte, par délégation. Au ministère de la Guerre, d'où le général Castello, interné pour maladie mentale, s'en va le 7 août, une poignée d'officiers républicains, membres de la garde présidentielle, attachés militaires des ministres, le lieutenant-colonel Sarabia, les commandants Menendez, Hidalgo de Cisneros, Martin Blazquez, Diaz Tendero, les capitaines Cordon et Ciutat organisent une intendance des milices, recrutent des officiers, répartissent des munitions : ils sont en même temps un embryon d'état-major, auquel les chefs de colonnes ont de plus en plus souvent recours. Le 4 août, sont créés les « Bataillons de volontaires ». Le 20, c'est Martinez Barrio, encore lui, qui sera chargé, avec Ruiz Funes, de leur recrutement. Ainsi l'État espère-t-il arriver à se constituer une force armée et à affirmer avec plus d'audace son autorité…

Certes, celle-ci est battue en brèche à quelques kilomètres de Madrid, et rien, aux abords de la capitale, ne protège un ministre en exercice du danger d'arrestation. Cependant une continuité a été préservée : le gouvernement reconnaît les Conseils et les Comités révolutionnaires parce qu'il ne peut faire autrement, mais il s'efforce toujours de les faire entrer, au moins sur le papier, dans le cadre qui est le sien, celui de l'État républicain. Quand il nomme Arin gouverneur de Valence ou Rodriguez gouverneur de Malaga, il n'ajoute rien à l'autorité dont ils jouissent, il n'ajoute rien à la sienne, mais il maintient un principe. Et si le malheureux général Miaja, nommé par ses soins, est contraint de claquer des talons devant le « bleu » Benedito qui représente à Valence le Comité exécutif, sa présence en tant que gouverneur militaire dans une Capitania general qui n'a même pas une voiture à sa disposition est quand même le signe de la volonté de l'État républicain de durer, en attendant des jours meilleurs. En Catalogne, malgré les solides assises populaires dont jouit le parti du président Companys, le gouvernement de la Généralité a certainement moins d'autorité effective encore face au Comité central. Mais il continue cependant à « décréter » la formation des milices qui montent la garde devant ses bureaux la formation du Comité central dont il ne voudrait faire qu'un comité « de liaison », et il « nommera » commissaire à la Défense l'élu du Comité... Formalités inutiles puisque tous ces décrets ne font qu'entériner des décisions déjà prises par les organismes du pouvoir révolutionnaire ? Non, puisqu'elles sauvegardent le principe même de la légalité républicaine. Le gouvernement ne gouverne pas, mais il existe toujours.

C'est celui de la Généralité qui, le premier, tente de reprendre son action. Casanovas de l'Esquerra constitue le 2 août un cabinet dont font partie trois représentants du P.S.U.C.: Comorera, ministre de l'Economie, Ruiz ministre du Ravitaillement, Vidiella, ministre des Communications. L'opération, pourtant, est si visiblement dirigée contre le Comité central que la C.N.T. et le P.O.U.M. réagissent vigoureusement : craignant le discrédit et l'isolement de leur parti dans la classe ouvrière, les ministres du P.S.U.C. remettent leur démission le 8.

Vers le même moment, le gouvernement de Madrid tente, en mobilisant trois classes qu'il espère encadrer par les officiers et les sous-officiers fidèles, de se donner la force armée qu'il est le seul à ne pas posséder dans sa zone. Miliciens et organisations ouvrières, le parti communiste excepté, réagissent violemment. La colonne Caballero menace de marcher sur Madrid pour empêcher cette reconstitution de l'armée régulière. Claridad déclare sans ambages, le 20 août : « Penser qu'un autre type d'armée doit être substitué à celles qui combattent réellement et qui, dans une certaine mesure, contrôlent leur propre action révolutionnaire, c'est penser en termes contre-révolutionnaires. » A Barcelone, 10 000 conscrits réunis à l'appel de la C.N.T. votent une résolution qui affirme : « Nous voulons être des miliciens de la liberté, non des soldats sous l'uniforme. L'armée s'est révélée un danger pour le pays, seules les milices populaires protègent les libertés publiques : miliciens, oui ! soldats, jamais ! »

Les conscrits, dans les casernes, brûlent rôles et ordres de mobilisation... En Catalogne, la Généralité accepte l'incorporation des nouvelles recrues dans les milices. Ailleurs, partis et syndicats poussent à l'élection des « Conseils d'ouvriers et de soldats » dans les casernes et les nouvelles unités ; un nouvel obstacle se dresse sur la route de la reconstitution d'une armée régulière.

La conclusion de ce premier conflit ouvert entre les deux pouvoirs met en pleine lumière la faiblesse du gouvernement Giral. Ainsi que le dit Juan Lopez, six semaines après l'insurrection, « toutes les articulations de l'État étaient brisées, aucun de ses organes politiques ne fonctionnait plus » ; ni Giral ni Companys n'avaient la force de « recoller les morceaux cassés, faire fonctionner à nouveau les organes de l'État, recréer un nouvel État centralisé » [27].

Notes

[1] Tous les observateurs ont été frappés de l'attachement des ouvriers, hommes et femmes, à leurs armes. Delaprée (op. cit. p. 21) nous montre une femme revenant du marché, son enfant, son cabas et son fusil dans les bras. Koltsov (op. cit. p. 17) dit qu'on ne pose son arme ni au restaurant, ni dans les salles de spectacles, malgré les écriteaux qui conseillent de les déposer au vestiaire. Il commente, le 8 août : « Les travailleurs se sont emparés des armes, ils ne les laisseront pas si facilement que cela. »

[2] J.-R. Bloch, op. cit. p. 45.

[3] Juan Peiro, cité par Brenan, op, cit. p. 323.

[4] Fernandez avait abattu un homme et une femme qui l'avaient autrefois dénoncé à la police.

[5] Rapporté par Loewenstein, A Catholic in republican Spain, p. 98.

[6] La Révolution prolétarienne. « Notes sur Barcelone », 10 août 1936.

[7] A Sabadell, le Comité est présidé par l'ancien « trentiste » José Moix, membre du P.S.U.C. et de l'U.G.T. A Lérida, c'est José Rodes, du P.O.U.M., qui cumule la présidence et les fonctions de commissaire à l'ordre public.

[8] Negro y Rojo,p. 233.

[9] Santillan. op. cit. p. 168.

[10] Garcia Olivier, Dans la tourmente,p. 251.

[11] Heraldo de Madrid, 4 septembre 1936.

[12] Benavides, Guerra y Revolucion en Cataluña,p. 190.

[13] Santillan, op. cit. p. 169.

[14] Ibid, p. 255. Il dit que les anarchistes refusaient « d'imiter les gros poissons que ne laisse pas dormir en paix leur désir de dévorer les petits ».

[15] « Nous manifestons ainsi, écrit-il, notre désir de collaborer comme des frères, et que, dans le reste de l'Espagne et les régions où nous serions éventuellement en minorité, on nous traite avec la même considération et le même respect avec lequel nous avions nous-mêmes traité ceux qui avaient plus ou moins collaboré à la victoire » (p. 255).

[16] Ibid. p. 170 sq.

[17] Ibid.

[18] Martin Blazquez, Guerre civile totale,p. 201.

[19] Delaprée, op. cit. p. 70.

[20] A Saint-Sébastien, après la prise des casernes, les hommes de la C.N.T. étaient maîtres de la rue. Manuel de Irujo écrit : « Nous étions devenus virtuellement prisonniers des détenteurs du butin de Loyola... soumis au contrôle de la C.N.T. » (cité par Lizarra, p. 53).

[21] L'expression de « guerre sur deux fronts » est de Irujo lui-même (Lizarra, op. cit. p. 95) qui parle, non seulement des « militaires soulevés », mais aussi des « éléments extrémistes introduits dans la maison ».

[22] Cf. Manuel de Irujo commentant l'offre d'un portefeuille dans le gouvernement Caballero que lui transmettait Alvarez deI Vayo : « Le lecteur peut imaginer quelle fut ma surprise de me voir sollicité pour faire partie du gouvernement au moment même où l'on s'apprêtait à mettre sur pied, de façon révolutionnaire, le gouvernement autonome d'Euzkadi » (cité par Lizarra, op. cit p. 81).

[23] Le Tribunal révolutionnaire de Lérida est entièrement composé d'ouvriers, un tiers désigné par le P.O.U.M., un tiers par l'U.G.T.-P.S.U.C., un tiers par la C.N.T.-F.A.I. Le président Larrocca, de la C.N.T., et le procureur Pelegrin, du P.O.U.M., sont tous deux cheminots.

[24] Delaprée a fait de Grossi, « le brave des braves », mineur asturien et chef de guerre, un portrait attachant (op. cit. p. 55).

[25] Enrique Castro Delgado, dirigeant du P.C. est le premier commandant du 5° Régiment. A ses côtés, un militant, ancien sous-officier, Barbado, un officier portugais réfugié politique et un seul officier de métier, Marquez (voir Hombres made in Moscu, de Castro Delgado, pp. 281-293). Au mois d'octobre, Castro est remplacé par Lister, un tailleur de pierres : les chefs ouvriers auront désormais la vedette. Parmi eux, le charpentier Modesto, est un ancien caporal de la Légion (Fischer, Men and Politics,p. 543). Quant à Enrique Lister, militant communiste réfugié en U.R.S.S. avant la guerre civile, après une condamnation pour fait de grève, il avait travaillé au métro de Moscou, puis suivi des cours de formation militaire (Ludwig Renn, Der Spanische Krieg,p. 192).

[26] Conditions d'admission : savoir lire et écrire, avoir des connaissances élémentaires d'arithmétique, être proposé par une unité de milices ; dès la deuxième promotion, justifier de deux mois de présence au front. Le cycle des études s'étend sur deux mois dont quinze jours de cours théoriques, au début, suivis d'une période d'entraînement, puis de spécialisation. Les deux tiers des officiers de la première promotion ont été tués au front.

[27] Cité dans Catalogne 36-37, p. 59-80.