1982 |
"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir." |
La République Bavaroise des Conseils commença comme une farce. Elle se termina en tragédie. Ses débuts furent grotesques, ridicules. Mais il se cachait derrière eux une signification historique. C’était la fin d’une étape de la Révolution Allemande, une étape qui avait déjà été atteinte à Berlin en janvier.1
La Révolution de Novembre avait mis au pouvoir ceux qui étaient les plus audibles et les plus préparés à le prendre : dans le cas de la Bavière, l’homme de lettres social-démocrate indépendant Kurt Eisner. Avant la guerre, Eisner était journaliste de la social-démocratie, bien connu pour son soutien au « révisionniste » Bernstein. Il avait été nommé rédacteur en chef politique du quotidien du SPD à Munich, capitale de la Bavière. Lors du déclenchement des hostilités, il soutint la guerre comme « guerre de défense nationale », mais révisa bientôt son opinion et passa au pacifisme extrême, fermement convaincu que l’Allemagne était « coupable de la guerre ».
Il fut condamné, pour ses activités pendant les grèves de janvier 1918, à huit mois et demi de prison et lors de sa libération, en octobre de la même année, il était ce que Munich avait de plus proche d’un martyr socialiste. Mais ses opinions politiques personnelles étaient « modérées » : il écrivit qu’il y avait « entre Kautsky et moi un accord complet sur presque toutes les questions » - et Kautsky était, des sociaux-démocrates indépendants, l’adversaire le plus acharné des bolcheviks.
Vers la fin d’octobre 1918, les vibrations de la révolution dans l’Autriche voisine parvenaient jusqu’à Munich. Eisner reprit la campagne pour la paix – et se mit dans une position de visibilité politique – en se présentant lors d’une élection partielle contre le dirigeant social-démocrate Auer. Puis, au début de novembre, des nouvelles filtrèrent du soulèvement de Kiel – en même temps que des centaines de marins allemands basés en Autriche faisaient halte à Munich sur le chemin du retour.
Une nouvelle disposition d’esprit s’empara des travailleurs de Munich. Des centaines d’entre eux se mirent à assister à des meetings pour la « paix » qui n’en comptaient jusque là que quelques douzaines. Eisner, pratiquement sans organisation derrière lui, devint virtuellement une force politique en lui-même – à tel point qu’Auer, avec le puissant appareil de la social-démocratie, ne put refuser de signer avec lui un appel conjoint à la grève générale.
Le 7 novembre, la ville était paralysée par la grève. Auer vint parler à ce qu’il croyait être une manifestation pacifique, et découvrit que ses éléments les plus dynamiques étaient composés de soldats et de marins en armes, rassemblés derrière la figure bohémienne hirsute d’Eisner, avec une immense banderole où on lisait « Vive la révolution ». Pendant que les dirigeants sociaux-démocrates, abasourdis, se demandaient quelle attitude adopter, Eisner emmena son groupe, avec une grande partie de la foule derrière lui, dans une tournée des casernes. Les soldats se précipitèrent aux fenêtres en entendant le tumulte, échangèrent quelques mots avec les manifestants, prirent leurs fusils et se joignirent à eux. Puis Eisner les conduisit directement au bâtiment du parlement local, y proclama « l’Etat libre de Bavière », le renversement de la monarchie, et la fin de la guerre. Ce soir là, le roi et ses ministres prenaient le chemin de l’exil.
En prenant l’initiative au bon moment, Eisner s’était emparé du pouvoir d’Etat. Les dirigeants sociaux-démocrates n’avaient pas d’autre choix que de lui emboîter le pas, au moins provisoirement, s’ils ne voulaient pas perdre totalement le contrôle de la situation.
Pour la plupart des historiens, le nouveau régime a été une anomalie. Il donnait l’apparence d’être un des plus radicaux à émerger de la Révolution de Novembre. Pourtant la Bavière était une région de l’Allemagne des plus conservatrices, dominée par le clergé, sa population de huit millions d’habitants constituée essentiellement de paysans catholiques. « Aucune ville bavaroise », nota un dirigeant communiste quelques mois plus tard, « ne possède un caractère prononcé de ville de grande industrie. Munich particulièrement pas ».2 Cela se reflétait dans le caractère droitier de l’organisation social-démocrate avant la guerre.
« L’anomalie » était le résultat des secousses que la guerre avait imprimées à l’ensemble de la structure sociale. En novembre 1918, tout le monde voulait le changement. Même ceux qui avaient soutenu le monarque, et qui devaient plus tard se rassembler sous les bannières du nazisme, sentaient que les choses ne pouvaient se perpétuer inchangées. Dans la paysannerie, la colère contre l’économie de guerre et le rationnement avaient encouragé la croissance d’une Ligue Paysanne radicale. Même si elle ne fut jamais composée que d’une minorité de paysans, la Ligue parvint à menacer le conservatisme immémorial des campagnes. A Munich même, une nouvelle classe ouvrière avait vu le jour. Krupp y avait construit une nouvelle usine de munitions employant 6 000 salariés (un nombre important dans une ville de 600 000 habitants). Certains de ces ouvriers, originaires d’Allemagne du Nord, vinrent porteurs de traditions bien plus radicales que celles de la Bavière. Les travailleurs de Krupp avaient été en première ligne de la grève de janvier 1918 et constituaient désormais une force politique importante.
De plus, Munich était une ville étape pour les troupes retirées du front. A la mi-décembre, on y trouvait 50 000 soldats logés de façon temporaire – l’équivalent du cinquième de la population adulte de la ville. Il en résultait une concentration de travailleurs industriels et de soldats en cours de radicalisation accélérée, qui faisait plus que compenser le poids politique de la Bavière rurale.
Un autre facteur permit à Eisner de jouer un rôle apparemment indépendant de l’équilibre des forces sociales : la classe moyenne et la paysannerie bavaroises étaient porteuses d’une forte tradition séparatiste. La Bavière avait été un royaume autonome dans l’Empire germanique, maintenant même la fiction d’une armée et d’une politique étrangère spécifiques. La population, catholique dans son immense majorité, se méfiait de la Prusse protestante et nourrissait une affinité considérable avec l’Autriche voisine, elle aussi germanophone – un sentiment renforcé par le fait que l’Autriche avait perdu son empire et recherchait l’unité avec d’autres peuples de langue allemande.
Eisner put jouer de tout cela pour maintenir sa position à la tête du gouvernement, soutenant les revendications séparatistes de façon à opposer la classe moyenne et les dirigeants sociaux-démocrates centralistes. Et les opinions politiques d’Eisner lui-même n’étaient aucunement d’extrême gauche. Ses premières déclarations furent pour appeler à la convocation rapide d’un parlement bavarois, et il s’opposait à la socialisation comme étant « prématurée », nommant un économiste libéral à la tête de la commission chargée d’instruire la question.
Mais Eisner ne pouvait balancer indéfiniment entre les éléments divers et variés à l’œuvre dans la situation politique bavaroise. Son propre Parti Social-Démocrate Indépendant était faible. Il était issu d’un cercle de discussion de brasserie formé d’une poignée de dissidents du SPD et d’intellectuels tels que le poète anarcho-communiste Mühsam et le dramaturge expressionniste Toller. Pendant l’année 1918, son opposition à la guerre lui avait valu un soutien considérable des délégués des grandes usines, en particulier de chez Krupp. Mais, en termes électoraux, il n’avait en rien les racines et l’organisation des sociaux-démocrates majoritaires, pas plus qu’il ne pouvait se mesurer à l’influence des partis bourgeois dans la paysannerie.
Il n’a pas dû y avoir, dans l’histoire, beaucoup de cas semblables à celui du 19 janvier 1919, où le parti du chef de l’exécutif avait seulement 2,5 % du total des voix – et continuait à gouverner.
Eisner ne pouvait pas non plus se réclamer d’un soutien qu’il aurait eu de la part du système des conseils ouvriers. Six mille différents conseils étaient censés avoir été formés en Bavière dans les journées de Novembre3, mais leur force variait énormément. Ils dirigeaient virtuellement le centre textile d’Augsbourg, et dans d’autres endroits exerçait les pouvoirs des anciennes autorités municipales. Mais la plupart ne semblent pas avoir représenté beaucoup plus qu’une vague aspiration au changement une fois passée la jubilation des premiers jours de la révolution. Le conseil des soldats de Munich, par exemple, laissait le ministre social-démocrate de la guerre exercer le plein contrôle de l’armée.
Par dessus tout, il y avait peu d’organisation des conseils en vue de coordonner les différentes forces qui avaient amené la révolution. Les divers corps exécutifs des conseils formés en Novembre étaient la plupart du temps auto-désignés, avec peu de base dans les usines et les casernes. Ensuite les sociaux-démocrates avaient constitué un conseil prétendument unifié pour Munich. Leurs propres membres avaient une majorité de 50 pour un et leurs statuts déclaraient qu’ils n’avaient « aucun pouvoir exécutif ».
Déjà, en décembre, la position d’Eisner était faible. Il ne pouvait rester au pouvoir qu’en faisant des concessions à ses partenaires de coalition sociaux-démocrates – par exemple en acceptant l’établissement d’une espèce de force de sécurité régulière « pour maintenir l’ordre ». Les résultats des élections le poussait de plus en plus entre leurs mains.
Pendant qu’Eisner évoluait à droite, les conditions d’existence des travailleurs et des soldats de Munich se détérioraient rapidement. Le conseil municipal annonça qu’il ne pouvait plus acquérir de légumes à vendre ; le nombre des chômeurs augmentait, et l’inflation détruisait la valeur des salaires.
Il y avait déjà eu des émeutes à la mi-décembre, en protestation à une réunion tenue par le sociologue Max Weber en faveur d’élections à l’Assemblée Nationale. Au début de janvier le sentiment de beaucoup de travailleurs, de chômeurs et de soldats était empreint d’amertume : ils venaient d’apprendre que le sang avait coulé à Noël à Berlin. Le sang devait aussi bientôt couler sur le pavé de Munich – trois personnes furent tuées après une manifestation de chômeurs.
La réponse des sociaux-démocrates à cette montée de la colère était d’accentuer la pression pour la création d’une force de police « sûre ». Ils confièrent cette tâche à Rudolf Buttman, qui s’était déclaré plus tôt partisan de la « contre-révolution ». Mais l’effet principal de la proposition fut de provoquer l’antagonisme du conseil de soldats et de le pousser vers la gauche.
Eisner lui-même semble ne pas avoir su quoi faire. Il essayait de se concilier à la fois les sociaux-démocrates de son cabinet et les ouvriers et soldats qui s’éloignaient de plus en plus. A la mi-février, il vota, lors d’une réunion de cabinet, en faveur de la nouvelle force de maintien de l’ordre – puis alla parler à une énorme manifestation de travailleurs qui portaient des banderoles où on lisait « Tout le pouvoir aux conseils », « Souvenez-vous de Liebknecht et Luxemburg », « Vive Lénine et Trotsky ». Au pouvoir sans aucune base personnelle, il était forcé de se comporter d’une façon de plus en plus arbitraire, et apparemment irrationnelle.
Le fait que ce comportement n’était pas seulement le résultat de la personnalité d’Eisner est montré par la façon dont les dirigeants sociaux-démocrates s’y conformaient. Eux aussi se rendaient compte qu’ils devaient provisoirement se concilier la seule force militaire organisée de Munich – les soldats radicalisés - même si c’était contraire à tout ce à quoi ils croyaient. Ainsi un jour le ministre social-démocrate de la défense pouvait concéder au conseil de soldats le droit de contresigner ses ordres, et le lendemain une conférence du SPD déclarait par un vote qu’une telle chose était « impossible ».
Eisner décida finalement lui-même de démissionner pour permettre aux sociaux-démocrates de former un gouvernement stable. Mais il n’en parla à personne. Il décida de faire son discours de démission lors de la première réunion du nouveau parlement bavarois, le 21 février – et fut abattu en chemin par un aristocrate d’extrême droite.
Pour la classe ouvrière de Bavière, le meurtre d’Eisner était le symbole de tout ce qu’ils craignaient. A Munich et à Nuremberg il y eut des grèves générales. Des groupes armés de travailleurs et de soldats occupèrent les rues de Munich. Un travailleur armé pénétra au parlement et tua le social-démocrate de droite Auer, dont beaucoup pensaient qu’il avait fomenté l’assassinat d’Eisner. Les députés terrorisés s’enfuirent de la ville.
Désormais le seul pouvoir résidait dans les soldats et travailleurs en armes de Munich – et les instances qui pouvaient conserver leur allégeance. Dans les faits, les décisions étaient prises par un exécutif central des conseils de Bavière fraîchement formé, présidé par le social-démocrate « de gauche » Niekisch et comportant le communiste Levien. Celui-ci imposa la loi martiale et une censure molle de la presse bourgeoise. Mais ses membres, en majorité sociaux-démocrates, refusèrent d’admettre qu’il représentait le pouvoir. Le lendemain du meurtre d’Eisner, ils convinrent avec les syndicats, le SPD et l’USPD de « rappeler le parlement aussitôt que les conditions le permettraient ».
Pendant quelques semaines, les conditions ne le permirent pas, et « seul le Conseil Central des Conseils d’Ouvriers et de Soldats disposait d’un semblant de pouvoir. Mais ce n’était pas un gouvernement ».4
Un congrès des conseils bavarois se réunit – et discuta pendant deux semaines sans parvenir à la moindre décision, à part voter contre la constitution d’un gouvernement des conseils ouvriers. Il fallut attendre la mi-mars pour qu’un vrai gouvernement soit formé, dirigé par le social-démocrate Hoffmann et comportant des ministres USPD et le président social-démocrate de gauche du conseil ouvrier, Niekisch. Le parlement d’Etat donna, à l’issue d’une session d’un jour, les pouvoirs d’urgence au gouvernement, puis les prorogea indéfiniment.
Mais le nouveau gouvernement était impuissant. Ses ministres SPD voulaient « rétablir l’ordre » mais avaient peu d’influence sur les troupes. « Le mouvement de masse était déjà si fort que l’appareil gouvernemental ne pouvait fonctionner de manière organisée ».5 Hoffmann lui-même expliqua plus tard : « Lorsque le 17 mars je pris le contrôle du gouvernement, il y avait à Munich une armée de 30 000 chômeurs, bien organisée contre le gouvernement ».6
Le gouvernement était aussi paralysé par ses propres dissensions internes. Les ministres USPD poussaient pour la socialisation de l’industrie – mais se heurtaient au blocage de Hoffmann. Les ministres SPD voulaient un rétablissement rapide de « l’ordre » – mais ne pouvaient aller trop loin de peur de mettre en porte-à-faux l'USPD, dans lequel les soldats avaient une certaine confiance. Le plus important parti non gouvernemental – le Parti Bavarois du Peuple – exigeait une déclaration d’indépendance vis-à-vis de Berlin. Hoffmann répondit que c’était « impossible ». Mais la pression indépendantiste était assez forte pour l’empêcher de faire appel aux Freikorps, dirigés par Berlin, pour briser la gauche.
Pendant ce temps, les conditions d’existence de la masse de la population s’aggravaient de jour en jour. Il y avait dans la ville environ 40 000 chômeurs. Un mois de mars très froid avait englouti les stocks de charbon et provoqué une annulation de toutes les rations de carburant. La municipalité était en faillite, ses propres employés refusant sa monnaie de papier.
Si les conditions locales étaient de nature à pousser les travailleurs au découragement, les événements extérieurs, eux, étaient porteurs d’un espoir révolutionnaire. Le 22 mars, une république des travailleurs prit le pouvoir en Hongrie. Les conseils ouvriers restaient une force importante en Autriche, où la politique dominante était une version de gauche de la social-démocratie. Il semblait à beaucoup de travailleurs que la Bavière pouvait constituer un point dans une ligne de républiques ouvrières s’étendant, à travers l’Autriche et la Hongrie, jusqu’à Moscou. De telles visions étaient encore plus vraisemblables dans les derniers jours de mars, avec la Ruhr en route vers la grève générale, l’état d’urgence proclamé à Stuttgart et des émeutes secouant Francfort.
Les choses explosèrent finalement au début d’avril. Il y avait des rumeurs selon lesquelles le parlement devait être reconstitué, avec sa majorité bourgeoise. Les soldats disaient qu’ils ne s’opposeraient pas aux travailleurs s’il y avait une grève générale. Des meetings nocturnes de milliers de chômeurs avertissaient Hoffmann que ceux-ci envisageaient de « se servir » si les augmentations des tarifs du gaz, de l’électricité et des tramways n’étaient pas annulées. Puis une réunion des conseils ouvriers à Augsbourg, où était intervenu le ministre social-démocrate de gauche Niekisch, vota à une immense majorité pour la fondation d’une république des conseils. C’était une motion qui bénéficiait du soutien des sociaux-démocrates de base de la Bavière du sud, exprimé lors d’une conférence du SPD deux jours plus tôt.
La scène la plus étonnante se déroula. Une réunion fut organisée pour discuter de la formation d’une république des conseils – par le ministre de la guerre social-démocrate de droite, Schneppenhorst, dans son propre bureau.
Une centaine de personnes étaient présentes, du conseil d’ouvriers et de soldats, du SPD, des Indépendants et de cercles bohémiens influencés par les anarchistes. Tous semblaient enthousiasmés par un plan grâce auquel la crise gouvernementale serait résolue en formant un gouvernement basé sur les conseils comportant les trois partis ouvriers, le SPD, l’USPD et le KPD. Mais le communiste Leviné, récemment arrivé de Berlin, se présenta à la réunion. Il rejeta le plan et mit en garde :
Je viens d’apprendre l’existence de vos plans. Nous, communistes, trouvons profondément suspecte l’idée d’une république soviétique dont les représentants sont les ministres social-démocrates Schneppenhorst et Durr, qui ont combattu constamment et par tous les moyens le système des conseils. Nous ne pouvons interpréter leur attitude que comme la tentative de dirigeants en banqueroute de se ménager la faveur des masses par une action qui ait l’air révolutionnaire, ou comme une provocation délibérée.
Nous savons par notre expérience en Allemagne du Nord que les socialistes majoritaires ont souvent tenté de provoquer des actions prématurées, pour pouvoir les étouffer d'autant plus facilement.
Une république des conseils ne peut pas être proclamée de façon abstraite. Elle est le résultat d'âpres luttes du prolétariat et de sa victoire. Le prolétariat de Munich n’est pas encore entré dans des luttes décisives de ce type...
L’euphorie initiale une fois dissipée, les sociaux-démocrates saisiront le premier prétexte pour se retirer, trahissant délibérément les travailleurs. Les Indépendants collaboreront, puis commenceront à vaciller, à négocier et à se transformer inconsciemment en traîtres. Et nous, communistes, devrons payer pour vos entreprises avec le sang des meilleurs d'entre nous.7
Ce discours provoqua une explosion de colère. Schneppenhorst s’écria : « Frappez ce Juif derrière les oreilles ! » Mais ce n’était pas suffisant pour mettre un terme aux jeux dangereux. Le 7 avril, les citoyens de Munich découvrirent avec stupéfaction que la République Bavaroise des Soviets avait été proclamée.
Les communistes l’appelèrent la « République pseudo-Soviétique ». C’était une caricature, « une de ces comédies dont la démolition est nécessaire pour le progrès de la révolution – plus elle est rapide, mieux c'est ».8
La république des conseils n’est pas issue de la libre intention de la classe ouvrière. (...) Elle était pour les anarchistes et les Indépendants un changement purement formel du gouvernement (...) Une république des conseils a été établie, qui a été fabriquée dans un bureau. (...) La participation des masses s'est limitée à une chose : on leur a donné une fête. (...) La pensée que la république des conseils ne pouvait être constituée que par l’action du mouvement de masse leur était totalement étrangère. La Bavière avait une république des conseils et les conseils restaient impuissants comme auparavant.9
Mais, en l’absence de structures reliant les ministres « soviétiques » aux masses, ils ne pouvaient rien faire. Comme l’a dit un historien américain de la révolution bavaroise, « La Première République Soviétique dura six jours – une semaine de confusion bruyante, souvent ridicule ».10
Des décrets étaient édictés, pour la socialisation de la presse et des mines, pour la réorganisation des banques, pour le remplacement des cours de justice par des tribunaux révolutionnaires spéciaux, pour la confiscation des stocks de nourriture et pour la création d’une Armée Rouge. Mais « les mesures signées au nom du Conseil Central Révolutionnaire n’existaient que sur les affiches ».11
Le dirigeant communiste Leviné a résumé ainsi cet épisode :
Au troisième jour de la République Soviétique. (...) Dans les usines les travailleurs triment et gèlent comme auparavant pour le Capital. Dans les bureaux sont assis les même fonctionnaires royaux. Dans les rues, les vieux gardiens armés du monde capitaliste (...) Les ciseaux de tonte des profiteurs de guerre et des chasseurs de dividendes continuent de cliqueter.
Les rotatives de la presse capitaliste continuent de crépiter, crachant leur venin et leur bile, leurs mensonges et leurs calomnies aux gens assoiffés de cris de guerre révolutionnaires. (...) Pas un seul prolétaire n'a obtenu d'arme. Pas un seul bourgeois n’a été désarmé.12
Le gouvernement lui-même était tout autant une farce que ses mesures dénuées d’effet. L’homme qui avait présidé à sa formation, Schneppenhorst, avait décampé pour Nuremberg, prétendant qu’il allait chercher un soutien pour le gouvernement des conseils. Mais une fois arrivé, il assista à une réunion du SPD qui vota à l’unanimité contre le gouvernement des conseils et commença à rassembler des troupes pour l’attaquer. Le premier président du gouvernement des conseils, le social-démocrate « de gauche » Niekisch, s’attarda un jour de plus – avant de disparaître à son tour.
Les communistes déclarèrent plus tard que le rôle des sociaux-démocrates avait été « un acte de démagogie perfide ».13 L'interprétation plus récente de l’historien américain Mitchell n’est guère différente : « Schneppenhorst n’avait pas une idée très claire de ce qu’il faisait. (...) En invitant le KPD à participer à une coalition gouvernementale, il espérait impliquer ses dirigeants dans une responsabilité officielle pour leurs paroles et leurs actes, qui auraient pu alors – par un moyen quelconque – être combattus vigoureusement ».14 Il ne réussit pas à obtenir la participation du KPD. Mais il pouvait toujours aller chercher une armée pour le « combattre vigoureusement ».
La désertion des sociaux-démocrates laissa, comme figure de proue du comité « révolutionnaire », l’Indépendant Ernst Toller, poète expressionniste de 25 ans. Les critiques communistes prétendaient que la seule ambition de Toller était de jouer un rôle, comme dans un de ses propres drames historiques. « Toller était enivré par la perspective de jouer le Lénine bavarois », raconte Rosa Leviné-Meyer.15
Les restant du « conseil révolutionnaire » était composé de vieux habitués du cercle bohémien de discussion d’Eisner, comme les anarchistes Mühsam et Landauer. Le Commissaire des Finances était un passionné de numismatique, le Dr Gesell. Toller présenta un de ses « vieux amis », un certain Dr Lipp, et persuada les autres de l’accepter en tant que Commissaire aux Affaires Etrangères. D’après la plupart des témoins, Lipp était complètement fou : il disait avoir « déclaré la guerre à la Suisse et au Wurtemberg parce que ces chiens ne m’ont pas prêté immédiatement 60 locomotives », et il écrivit à Lénine : « Le prolétariat de la Haute Bavière a connu le bonheur de la victoire. (...) Mais le fugitif Hoffmann est parti en emportant la clé des toilettes de mon ministère ».
Mais Hoffmann devait faire des choses autrement plus dangereuses que de voler des clés de toilettes. Il reforma son gouvernement en dehors de Munich, dans la ville de Bamberg, au nord de la capitale. Sans rencontrer la moindre résistance de la part du soviet d’opéra bouffe installé à Munich, il se fut bientôt rendu maître des principales villes de la Bavière – à l’exception d’Augsbourg. Il bloqua alors le ravitaillement de la zone de Munich et commença à chercher des troupes pour l’attaquer. A la fin de la semaine, il avait réussi à rassembler 8 000 hommes armés. Mais on pensait qu’il y avait 25 000 soldats dans la ville – et il était toujours hors de question de faire appel aux Freikorps, à cause de la vieille question sensible de l’autonomie bavaroise.
Malgré tout, une première tentative de prendre la ville fut faite au sixième jour de l’existence de la République des Conseils. Un détachement de composition petite bourgeoise basé à Munich, la Force de Sécurité Républicaine, s’empara de quelques bâtiments le dimanche 13 avril et colla des affiches proclamant « le renversement du conseil révolutionnaire ».
Hoffmann, cependant, avait assez de bon sens pour maintenir le gros de ses troupes hors de la ville. Bien lui en prit. Les soldats d’une des casernes de Munich attaquèrent la milice de droite, la repoussant jusqu’à la gare du chemin de fer, où ils furent rejoints par plusieurs milliers d’ouvriers et de soldats armés, et, après plusieurs heures de combat, la tentative de coup de main fut brisée - au prix de 20 morts. Par chance plus que par habileté, le soi-disant soviet resta intact. Mais la façon dont il restait intact jeta ses dirigeants dans une crise aiguë.
Les membres et les sympathisants du parti communiste avaient joué le rôle central dans la défense, improvisée à la hâte, de Munich. Toute la semaine, les travailleurs leur avaient demandé avec insistance de faire quelque chose pour mettre un terme aux divagations du « comité révolutionnaire » bohémien. L’urgence devenait brûlante. Si rien n’était fait, il n’y aurait pas vingt morts, mais des centaines.
Cependant, la stratégie générale du Parti Communiste dans tout le pays consistait à éviter toute répétition des événements de janvier à Berlin. La direction nationale pensait que la lutte armée ne pouvait être victorieuse tant qu’il n’y avait pas un parti puissant soutenu par la majorité des travailleurs et capable de coordonner l’action dans tout le pays.
Eugen Leviné avait été envoyé prendre la direction des opérations à Munich avec pour instruction que « toute occasion d’action militaire de la part des troupes gouvernementales doit être rigoureusement évitée ». Il s’était immédiatement consacré à réorganiser le parti pour le séparer clairement des éléments bohémiens anarchisants. Il insista pour rappeler toutes les cartes des membres du parti, ne ré-enregistrant que ceux qu’il considérait comme dignes de confiance. Le parti demeurait néanmoins une force substantielle pour une ville de la taille de Munich, avec 3 000 membres comparés à la centaine qui avait constitué la gauche inspirée par l’USPD un an auparavant.
Conformément à ses instructions générales (et à son propre instinct), Leviné se tint à l’écart de la pseudo-République des Conseils. Chaque jour de son existence, la Rote Fahne locale répéta qu’elle n’était pas une véritable république des conseils, laquelle ne pouvait être construite que par des gens ayant complètement brisé avec la social-démocratie, ce qui incluait l’USPD, dont les dirigeants s’étaient compromis avec les sociaux-démocrates. Même les « conseils » qui formaient la base de la « République des Conseils » étaient inadéquats, ayant été élus pour un objet tout autre que l’exercice du pouvoir politique. Les travailleurs élus à ces conseils étaient censés avoir des connaissances sur le système national d’assurances, sur les lois régissant le service du travail auxiliaire, la santé et la sécurité dans les usines :
Bien d’autres qualités sont attendues des membres du nouveau conseil ouvrier révolutionnaire : celles nécessaires pour une lutte acharnée contre les citadelles de la bourgeoisie et du capitalisme, et de leurs complices pseudo-socialistes.16
Il y avait cependant un problème qui ne pouvait être contourné. Une large section de la classe ouvrière munichoise s’identifiait avec l’appel aux soviets, sinon avec la République pseudo-Soviétique. Et ces travailleurs voyaient dans les manœuvres de Hoffmann une menace pour les soviets, vrais ou faux. De plus en plus écœurés par la farce burlesque, ils demandaient aux communistes de prendre les choses en main et de mettre en place quelque chose d’authentique. D’après la veuve de Leviné, « Dans de nombreux meetings étaient adoptées des résolutions pour que « tout le pouvoir » soit transmis aux communistes ».17
Au début, les communistes se bornèrent à dire qu’ils étaient opposés à la proclamation de la République Soviétique, mais qu’ils seraient aux « avants-postes de la lutte » contre toute tentative contre-révolutionnaire. Leviné exhorta les travailleurs à élire des « délégués révolutionnaires » pour défendre la révolution. « Ainsi vous élirez des hommes qui brillent du feu de la révolution, remplis d’énergie et de combativité, capables de prendre des décisions rapides tout en étant porteurs d’une vue claire du véritable rapport des forces, pour (...) choisir sobrement et avec prudence le moment de l’action », écrivait-il.18
Ce n’est qu’avec de telles forces qu’une véritable république des travailleurs pouvait être formée. Mais pour le moment tout cela restait très hypothétique, dans la mesure où il était évident que la pseudo-République des Soviets était sur le point de s’effondrer, et toute l'expérimentation soviétique bâclée serait terminée. Parler de la façon dont les délégués révolutionnaires pouvaient former la base d’une véritable république des soviets semblait se ramener à de la propagande éducative. « Tout cela sera résolu à l’amiable », dit Leviné à sa femme le 12 avril. « Dans quelques jours l’aventure sera liquidée ».
Mais lorsque l’offensive contre-révolutionnaire fut lancée le lendemain même, elle échoua lamentablement. Mieux, elle transforma l’humeur jusque là passive des travailleurs :
Quand la nouvelle du putsch se répandit, lune excitation terrible s'empara des travailleurs. (...) L’iamertume envers le gouvernement de Hoffmann (...) était universelle. La Social-Démocratie n’osait pas appeler à des réunions publiques du parti, tellement grande était leur peur que leurs propres partisans leur brisent le crâne. Le Conseil Révolutionnaire appela à des manifestations de protestation, ce qui ne provoqua que des railleries. L’unité du prolétariat (...) était née en un instant de la volonté de vaincre ou mourir !19
Les travailleurs avaient maintenant l’énergie nécessaire pour créer les véritables conseils ouvriers dont Leviné leur parlait. Ils lui proposèrent, ainsi qu’au Parti Communiste, de prendre la tête d’une nouvelle, authentique, République des Conseils. Il accepta. Les communistes mirent toute leur énergie dans la création d’un véritable système de conseils et d’un véritable gouvernement à partir du chaos de la semaine passée.
La Seconde République des Soviets était tout ce que la première n’avait pas été. Elle était basée sur des conseils récemment élus dans les usines. Cela lui permettait d’appliquer ses décisions facilement. Elle décréta l’armement des travailleurs : 10 à 20 000 fusils furent distribués. Elle ordonna le désarmement de la bourgeoisie :
Le Ministère de la Guerre était littéralement assiégé et des masses toujours renouvelées y afflueaient en troupeaux. C'était les bourgeois, venus livrer leurs armes. (...) Ils se poussaient (...) pour se débarrasser le plus vite possibles des armes cachées sous leurs manteaux. « C’est là le vote de confiance de la bourgeoisie pour le nouveau gouvernement’ » remarqua Leviné.20
L’exécutif des nouveaux conseils ouvriers décréta la grève générale : pas une roue ne tournait dans la ville.
Des patrouilles d’ouvriers en armes commencèrent à perquisitionner dans les maisons bourgeoises à la recherche de stocks de nourriture cachés à l’intention de la population affamée, à confisquer les automobiles (à l’époque, bien sûr, un luxe de la classe dirigeante), à installer des délégués révolutionnaires chargés de superviser les banques.
Du 14 au 22 avril une grève générale eut lieu, mais les travailleurs étaient dans les usines se tenant prêts à toute alarme. Les communistes envoyèrent leurs faibles forces aux points les plus importants. Sur leur proposition une commission militaire, une commission pour le désarmement de la contre-révolution, un comité de propagande, une commission économique, et une commission des transports furent constitués. Le matelot Rudolf Egelhofer, qui avait dirigé le combat du 13 avril, mit en œuvre de façon impitoyable en tant que commandant de la ville et commandant en chef de l’Armée Rouge le désarmement de la bourgeoisie. (...) L’administration de la ville était prise en charge par les conseils d’usine. (...) Les banques étaient bloquées, chaque retrait soigneusement contrôlé. (...) La presse bourgeoise fut interdite. Les services du téléphone et du télégraphe étaient constamment supervisés.21
L’efficacité de la nouvelle République des Conseils gagna même le respect de certaines sections de la classe moyenne. Des employés de bureau et des petits fonctionnaires qui étaient très éloignés du communisme se joignirent à la grève générale.
Comme le disait un rapport officiel du 23 avril destiné au gouvernement Hoffmann :
A de nombreuses reprises nous avons entendu dans les discussions de rue que la Bavière était destinée à faire avancer la révolution mondiale, que le monde entier ressemblait maintenant à la Bavière, etc. Ceux qui parlent sont souvent des gens tout à fait raisonnables. Il était aussi très souvent proclamé que la Bavière ne devrait avoir rien de commun avec le gouvernement du Reich.
Ce serait une erreur fatale si nous supposions qu’il existe à Munich la même division claire entre les spartakistes et les autres socialistes. Pour l’instant, la politique des communistes se donne constamment pour but d’unir toute la classe ouvrière contre le capitalisme et en faveur de la révolution mondiale.22
Dans une démonstration de force impressionnante, « le dernier jour de la grève générale le prolétariat armé de Munich manifesta. De 12 000 à 15 000 personnes défilèrent en armes dans les rues ».23 Egelhofer avait construit une véritable Armée Rouge, même si elle n’était encore qu’à moitié entraînée. L’armée avait connu un vrai succès militaire, même s’il était limité, lorsqu’une de ses sections, commandée par Toller, avait trois jours plus tôt rejeté les forces de Hoffmann au delà de la zone de Dachau.
Mais dans toutes ces réussites il y avait quelque chose qui clochait. Munich était une ville isolée, dont le pouvoir n’allait pas au delà des autres grandes villes de Bavière. Ailleurs, la presse bourgeoise et social-démocrate dépeignait la ville comme soumise à une tyrannie anarcho-communiste, le sang coulant tous les jours dans les rues. Dans toute la Bavière « libre » des affiches proclamaient :
La terreur russe, déclenchée par des éléments venus de l’étranger, fait rage dans Munich. Cette situation honteuse ne doit pas durer un jour de plus, une heure de plus. (...) Hommes des montagnes bavaroises, des plateaux et des forêts, levez-vous comme un seul homme. (...) Dirigez-vous vers les dépôts de recrutement.
Signé : Hoffmann, Schneppenhorst.24
La prise de la citadelle révolutionnaire isolée n’était plus qu’une question de temps.
Quelques semaines plus tard, le dirigeant communiste Paul Frölich écrivit un article défendant la décision de proclamer la Seconde République des Soviets. Il décrivait la proclamation de la Première République comme « une absurdité » :
La Bavière n’est pas auto-suffisante économiquement. Ses industries sont extrêmement retardataires. Une République Soviétique sans zones d’industrie de grande échelle ni bassins houillers est impossible en Allemagne. De plus, ce n’est que dans une poignée d’entreprises industrielles que le prolétariat bavarois a véritablement un état d'esprit révolutionnaire et débarrassé des traditions, illusions et faiblesses de la petite bourgeoisie.25
Mais toutes ces déficiences étaient toujours là pendant la Seconde République des Soviets. Le seul changement était qu’un nombre croissant de travailleurs voyaient les sociaux-démocrates et les anarcho-Indépendants comme des poseurs. Les conditions matérielles objectives s’étaient en réalité aggravées avec la raréfaction des approvisionnements en carburant et en produits alimentaires.
Étrangler la ville économiquement ne demanda pas un grand effort au gouvernement Hoffmann. Sans nourriture, sans charbon, il était clair que l’effondrement de la République des Conseils n’était qu’une question de semaines. Malgré sa merveilleuse efficacité, la Seconde République ne pouvait d’un coup de baguette magique faire apparaître nourriture et charbon. Les patrouilles parvinrent à saisir un peu de ravitaillement chez les riches – mais c’était loin d’être suffisant pour nourrir l’Armée Rouge, sans parler de la masse des travailleurs. Les tentatives d’obtenir des produits alimentaires pour les plus démunis ne pouvaient qu’aboutir à des conflits avec les couches inférieures de la classe moyenne, que les contre-révolutionnaires étaient ravis d’exploiter. Vers la fin de la deuxième semaine, le ressentiment commença à monter y compris dans les rangs des sections les plus radicales des travailleurs. Ils souffraient de privations extrêmes et sentaient bien que la fin de la République Soviétique était proche.
Les dirigeants au rancart de la Première République étaient prêts à profiter du développement du défaitisme. Toller parla à une réunion très importante de l’assemblée des conseils d’usine le 26 avril. A peine quinze jours plus tôt, il avait exhorté les communistes de prendre le pouvoir pour réparer les dégâts de son propre passage aux affaires. Désormais il les dénonçait avec aigreur : « Je considère que le gouvernement présent est un désastre pour les masses laborieuses bavaroises. Le soutenir équivaudrait à mes yeux à compromettre la révolution et la république soviétique ».
Son ami le social-démocrate indépendant Klingelhofer s’exclama : « Les communistes sont des terroristes capricieux. Leur politique immédiate, avec ses revendications provocatrices, ne peut qu’avoir des conséquences funestes ».
« Des rumeurs furent répandues », raconte un témoin, selon lesquelles « les dirigeants communistes s’étaient procurés cinquante faux passeports en même temps qu’une grosse somme d’argent et un aéroplane pour préparer leur fuite. Les discours, y compris ceux de Toller et de ses amis, étaient épicés de termes suggestifs tels que « éléments étrangers », « Prussiens », « Russes » – on pouvait même entendre dans le public l’inévitable épithète « Juif ». »26
Il était clair que les communistes avaient perdu la confiance d’une classe ouvrière désormais démoralisée et défaitiste. Leviné insistait pour que les conseils d’usine acceptent la démission de son gouvernement, et essaya immédiatement de négocier la fin de la République des Conseils.
Cela aurait été possible trois semaines plus tôt, cela ne l’était plus. Après l’échec de ses premières tentatives d’action armée contre Munich, Hoffmann avait abandonné ses scrupules « bavarois » et s’était tourné vers Noske. Sous le commandement du général Oven, 30 000 Freikorps faisaient route vers Munich. L’humeur n’était pas au compromis. Les tentatives de bons offices des Indépendants ne purent retenir la férocité des Freikorps. Bien au contraire, elles aggravèrent la chute du moral dans la ville, avec des querelles continuelles entre les partisans de Toller et les communistes, et un flot de rumeurs contre ceux qui avaient assuré la survie de la République des Conseils pendant les quinze jours passés (on alla jusqu’à prétendre que Levien et Leviné avaient fait main basse sur les pensions des grands blessés de guerre), ainsi qu’un relâchement du contrôle sur les bourgeois et leur presse qui permit à la contre-révolution de s’organiser une fois de plus ouvertement à l’intérieur de la ville.
Lorsque les Freikorps entrèrent finalement dans Munich le 1er mai, il ne restait pas grand-chose de la République des Conseils. Mais les Freikorps avaient mis à mort 20 auxiliaires médicaux non armés à Starnberg, et les combattants de l’Armée Rouge savaient que le choix était entre la résistance armée et l’exécution sommaire. Ils ne pouvaient qu’être d’accord avec la déclaration finale des communistes :
Les Gardes Blancs n’ont pas encore conquis qu’ils accumulent déjà les atrocités. Ils torturent et exécutent les gardes rouges faits prisonniers, achèvent les blessés. Ne facilitez pas la tâche des bourreaux. Vendez vos vies chèrement.27
Malgré le fait qu’il n’y avait plus trace de gouvernement dans la ville, il fallut aux Freikorps deux jours de combat pour réduire complètement la résistance. Il y eut plus de 600 morts. La répression la plus odieuse s’installa, comme l’admet l’histoire universitaire la plus complète de la révolution bavaroise :
La résistance fut rapidement brisée, et sans pitié. Les hommes trouvés avec des fusils en leur possession étaient fusillés sans procès et souvent sans interrogatoire. La brutalité irresponsable des Freikorps continua à s’exercer sporadiquement les jours suivants, les prisonniers politiques étaient battus et parfois exécutés.28
Pour justifier la boucherie généralisée, les Freikorps prirent argument de l’exécution par les soldats révolutionnaires de dix otages, essentiellement des membres du groupe antisémite précurseur du nazisme, la Société de Thulé (hélas, par manque de chance un de ses dirigeants, Rudolf Hess, n’était pas parmi eux). « Les gens étaient tirés de leur lit, fusillés, poignardés, et effroyablement battus ».29 Vingt et un apprentis catholiques tenaient leur réunion habituelle lorsque les soldats les saisirent : « Les pauvres garçons furent battus, frappés à coups de pieds, percés de baïonnettes, piétinés », avant d’être tués. « Des bâtons brisés et des sabres tordus furent présentés comme pièces à conviction lors du procès qui suivit ».30 L’horreur provoquée par cet incident mit un terme au règne du meurtre – mais pas avant qu’il y ait eu 186 exécutions militaires.
Il ne manquait plus désormais au gouvernement Hoffmann qu’un paragraphe sinistre pour clore le chapitre de cette République Bavaroise des Conseils que son propre ministre de la guerre avait inaugurée : le procès et l’exécution d’Eugen Leviné. Pourtant, même cela éclaboussa en retour les sociaux-démocrates. Car même si Leviné dut subir un assassinat judiciaire, ce ne fut pas avant d’avoir prononcé un brillant discours dans lequel il justifiait ses actes – un discours qui a dû amener nombre de travailleurs allemands à rompre avec la social-démocratie une fois pour toutes. Une phrase de ce discours est entrée dans la mythologie révolutionnaire – peut-être parce qu’elle semble, prise isolément, résonner de façon quasi-existentialiste. Mais elle vaut d’être citée dans le contexte. Parce qu’elle ne résuma pas seulement l’expérience munichoise, mais le cours tout entier de la Révolution Allemande dans la première moitié de 1919 :
Les socialistes majoritaires saisiront le premier prétexte pour se retirer, trahissant délibérément les travailleurs. Les Indépendants collaboreront, puis commenceront à vaciller, à négocier et à se transformer inconsciemment en traîtres. Et nous, communistes, devrons payer pour vos entreprises avec le sang des meilleurs d'entre nous. (...) Nous autres communistes sommes des morts en sursis. J'en suis totalement conscient.31
Les communistes avaient-ils eu raison de proclamer la Seconde République des Conseils ?
Leviné pensait qu’ils n’avaient pas le choix. Ils avaient critiqué âprement la pseudo-République des Soviets et avaient dit aux masses d’élire de véritables délégués révolutionnaires pour se défendre. Les masses l’avaient fait – et s’étaient alors tournées vers les communistes. Leviné pensa que, pour les communistes, ne pas prendre le pouvoir équivaudrait à abandonner les masses.
Sa veuve, Rosa Leviné-Meyer, dit qu’il assuma la responsabilité du pouvoir en sachant que la défaite était inévitable. Mais, estimait-il, cette défaite physique avec les communistes à la tête du mouvement était préférable à une défaite morale, les communistes dirigeant la déroute.
Leviné lui-même semble avoir nourri des illusions sur la possibilité d’une issue victorieuse. Il dit, lors d’une réunion des conseils ouvriers :
Le danger n’est pas passé. Les Gardes Blancs pourraient nous attaquer. La faim pourrait frapper aux portes de Munich. Mais Ebert, Noske et Scheidemann ne peuvent tenir que pour quelques semaines. La Saxe est en fermentation ; à Braunschweig une République des Conseils a été proclamée. A l’étranger, la nouvelle de l’établissement de la Première République des Conseils a été accueillie avec jubilation. La Hongrie est une République des Conseils. En Italie on regarde à présent avec espoir et joie du côté de la Bavière. (...) Nous tenons un poste avancé. Les prolétaire russe ont eux aussi tenu un poste avancé. Ils ont persévéré et ils ont eu raison.32
Si la proclamation de la Second République des Soviets reposait sur un tel raisonnement, il ne fait aucun doute qu’elle était basée sur une illusion. Non que les révolutions ne se répandent jamais. Mais à la mi-avril le mouvement dans le reste de l’Allemagne était en déclin ; la République Soviétique Hongroise se battait désespérément contre une invasion étrangère ; les sociaux-démocrates étaient fermement au pouvoir en Autriche. La Bavière ne pouvait, dans de telles conditions, survivre plus de quelques semaines au maximum.
En fait, il semble que Leviné n’en soit venu à accepter cette évaluation trop optimiste que quelque temps après avoir pris le pouvoir (voir son discours sur les quais).33 Son motif personnel semble avoir été plus proche de l’argument reproduit par sa veuve – qu’il ne pouvait pas abandonner la classe. Paul Frölich écrivit peu de temps après, en justification de ses actes, de la défaite du putsch de droite du 13 avril
Elle rconduisit à la victoire, et cette victoire devait être liquidée. Il n’y avait plus de retour en arrière possible à présent. La pré-condition la plus essentielle existait : l’action victorieuse des masses. La République des Conseils était la seule possibilité. Nous nous mîmes sans réserve à la disposition de la classe ouvrière.34
Cette défense de la décision de Leviné provoqua une violente rebuffade du plus éminent dirigeant du KPD d’alors, Paul Levi. Il distinguait trois phases dans la lutte. Dans la première, il y avait la « pseudo-République des Conseils », disait-il. Les communistes de Munich l’avaient dénoncée de façon « tout à fait juste ». Puis il y avait eu l’attaque d’Hoffmann. Les communistes avaient à nouveau raison de s’y opposer – non pas parce qu’ils combattaient pour la pseudo-République des Soviets (« La République des Conseills de Toller-Mühsam » n’était « rien » ; « on ne défend pas pour un rien ») mais parce que «par cela certaines positions réelles conquises par le prolétariat » étaient défendues « qu'il avait conquis justement à Munich pendant les mois de la révolution ».
Les particularités de la Bavière signifiaient que même une défense armée – hors de question ailleurs en Allemagne – était possible. (...) La situation à Munich était telle que le prolétariat n’était obligé de regarder passivement comment les droits qu'il avait acquis durant la révolution lui étaient confisqués.
Le gouvernement Hoffmann était impuissant, mais il hésitait à faire appel à Noske. Par conséquent, « le gouvernement Hoffmann allait devoir trouver un arrangement avec le prolétariat munichois, fût-ce à contre-cœur ».
Mais, juge Levi, c’était une erreur fondamentale que de proclamer la Seconde République des Conseils. « Si la masse entre dans des actions qui ne sont révolutionnaires qu'en apparence et qui en réalité ne mènent qu’à des reculs, c’est notre devoir de nous signaler par des avertissements et des critiques » même si « on comprend aisément aussi combien c’est particulièrement dur pour nous, (...) lorsque les masses passent à l’action et que nous devons leur dire que l’action est inutile. »35
Il ne fait aucun doute que les critiques de Levi sont essentiellement correctes – même s’il sous-estimait l’importance, pour les communistes, de montrer leur solidarité avec les éléments impatients qui voulaient se battre, tout en faisant les critiques nécessaires de leur action (un défaut de Levi sur lequel nous aurons l’occasion de revenir).
Leviné a montré comment la direction communiste peut transformer la capacité des masses à agir. La Seconde République Bavaroise des Conseils fut un excellent exemple de la façon dont les travailleurs peuvent organiser la vie dans une grande ville moderne – à cet égard elle était proche de la Commune de Paris. Mais les exemples, aussi excellents soient-ils, n’assurent pas la victoire de la nouvelle société. A Munich, le résultat fut une défaite désastreuse de toute la classe ouvrière. A partir de là, les Freikorps et l’extrême droite avaient les mains libres en Bavière – dix mois plus tard, ils déposaient ce même gouvernement Hoffmann qui leur avait ouvert les portes de Munich.
Il n’y avait, bien sûr, aucune garantie qu’une décision différente de Leviné eût évité la défaite : à cet égard, sa décision était dure à prendre, et pas du tout de la même nature que la folie de Liebknecht en janvier. Hoffmann aurait peut-être eu recours aux Freikorps de toute façon, et les Freikorps auraient pu prendre brutalement leur revanche sans avoir besoin de prétextes. Mais ce ne sont pas des certitudes. Ce qui est certain, c’est que, une fois proclamée, la Seconde République Bavaroise des Conseils était condamnée à la défaite, et avec elle la classe ouvrière de Bavière.
Notes
1 P Frölich, Die Bayerische Räterepublik (Leipzig 1920) p. 71. Publié originalement sous le pseudonyme de Paul Werner.
2 Ibid, p. 9.
3 Allen Mitchell, Revolution in Bavaria (Princeton 1965) p. 146.
4 P Frölich, op. cit., p. 11.
5 Ibid.
6 Cité ibid., p. 11.
7 Cité d'après Rosa Leviné-Meyer, Leviné: Leben und Tod eines Revolutionärs, München 1972, pp. 82 et suivantes.
8 Paul Levi, Die Internationale 9/10 (1919), p. 10.
9 P Frölich, op. cit..
10 A Mitchell, op. cit., p. 310.
11 Ibid, p. 311.
12 R. Leviné-Meyer, op. cit., p. 89.
13 P Frölich, op. cit..
14 A Mitchell, op. cit., p. 305.
15 R. Leviné-Meyer, Leviné, London 1973, p. 94
16 Paul Frölich, op. cit., p. 81
17 R. Leviné-Meyer, Leviné: Leben und Tod eines Revolutionärs, München 1972, p. 90
18 Münchner Rote Fahne, 7 avril 1919, in Paul Frölich, op. cit., p. 82.
19 R. Leviné-Meyer, op. cit., p. 97
20 Ibidem, pp. 99 et suivantes.
21 Illustrierte Geschichte, pp. 393 et suivantes.
22 Cité in F. M. Carsten, Revolution in Mitteleuropa, Cologne 1973, p. 176.
23 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 395.
24 Cité in Richard Grunberger, Red Rising in Bavaria (Londres 1973) p. 24.
25 P. Frölich, in Die Internationale 9/10 (1919), p. 5
26 R. Leviné-Meyer, op. cit., p. 110 et suivantes.
27 Ibidem, p. 117.
28 A Mitchell, op. cit., p. 239.
29 R. Leviné-Meyer, op. cit., p. 127.
30 Ibidem, p. 128.
31 Ibidem, p. 83, Le discours entier est donné pp. 145 et suivantes.
32 Cité in ibidem, pp. 107 et suivantes.
33 Ibidem.
34 P. Frölich in Die Internationale 9/10, p. 8.
35 Ibidem, pp. 11 et suivantes.