1904 |
1904 : Lénine tire un bilan complet du deuxième congrès de la social-démocratie russe, de la scission entre bolchéviks et menchéviks
dans "Un pas en avant,deux pas en arrière". |
Le Parti Bolchévique (extrait)
Les premiers marxistes russes du « groupe pour la libération du travail », fondé en émigration en 1883, Georges Plékhanov, Véra Zassoulitch, Paul Axelrod, seront le noyau de cette entreprise avec ceux de la deuxième génération marxiste, leurs cadets du groupe « Ligue d'émancipation de la classe ouvrière », de 1895, Vladimir Illitch Oulianov, bientôt dit Lénine, et Jules Martov, revenus de Sibérie en 1898. Le 24 décembre 1901 paraît à Stuttgart le premier numéro de leur journal, l'Iskra (L'Etincelle), dont l'épigraphe ambitieuse annonçait les intentions : « De l'étincelle jaillira la flamme ». Il se donne pour but de « concourir au développement et à l'organisation politiques de la classe ouvrière ». Il offre aux organisations clandestines de Russie un programme et un plan d'action, des mots d'ordre politiques et des directives pratiques pour une organisation clandestine, chargée d'abord de la diffusion du journal et que contrôle la compagne de Lénine, Nadiejda Kroupskaïa. A cette date, les ouvriers russes semblent en train de s'éveiller à la lutte revendicative : grèves et mouvements variés se multiplient, et les émissaires de l'Iskra - une dizaine au plus, au départ, trente au maximum en 1903 parcourent le pays, nouent les liaisons avec les groupes locaux, recueillent les renseignements, fournissent les publications, sélectionnent aussi les militants d'envergure qu'ils font passer dans la clandestinité. « Membres d'un ordre errant qui s'élevait au-dessus des organisations locales, les considérant comme un champ d'action [1] », les iskristes cherchent à constituer un appareil central, un état-major des luttes ouvrières à l'échelle du pays, brisant les particularismes et l'isolement traditionnels, formant des cadres à une vue d'ensemble.
L'entreprise va être justifiée, sur le plan théorique, par le premier ouvrage de Lénine sur le problème du parti, Que faire?, publié à Stuttgart en 1902. Toute la vigueur du jeune polémiste est, dirigée contre ceux des socialistes qu'il baptise « économistes » et qui, se réclamant d'« un marxisme adapté aux conditions russes », nient la nécessité de construire un parti ouvrier social démocrate dans un pays où le capitalisme ne s'est pas encore imposé. A leur thèse selon laquelle, « pour le marxiste russe, il n'y a qu'une solution, soutenir la lutte économique du prolétariat et participer à l'activité de l'opposition libérale », Lénine riposte en affirmant que l'action spontanée des ouvriers, limitée aux seules revendications économiques, ne peut les conduire automatiquement à la conscience socialiste, et que les théories « économistes » n'aboutissent qu'à placer le mouvement ouvrier naissant dans le sillage de la bourgeoisie. Il faut, selon lui et c'est précisément la tâche entreprise par l'Iskra introduire les idées socialistes dans la classe ouvrière, en construisant un parti ouvrier qui sera le champion de ses intérêts, son éducateur et sa direction. Dans les conditions russes du début du XX° siècle, le parti ouvrier doit être formé à partir de révolutionnaires professionnels : face à la police de l'Etat tsariste, l'arme principale du prolétariat sera l'organisation rigoureusement centralisée, étroite, disciplinée, et aussi secrète que possible, de militants clandestins, le parti « fer de lance de la révolution », à la fois état-major et avant garde de la classe ouvrière.
Le deuxième congrès du parti se tient en juillet et août 1903 à Bruxelles, puis Londres. Quatre ouvriers siègent parmi la cinquantaine de délégués. Les iskristes sont en majorité, et le parti adopte sans difficulté un programme rédigé par Plékhanov et Lénine où figure, pour la première fois dans l'histoire des partis social démocrates, le mot d'ordre de la « dictature du prolétariat », définie comme la « conquête du pouvoir politique par le prolétariat », « condition indispensable de la révolution sociale ».
Mais les gens de l'Iskra se divisent sur la question du vote des statuts, où deux textes s'affrontent. Lénine, au nom des « durs », propose de réserver la qualité de membre du parti à tous ceux qui « participent personnellement à l'une de ses organisations », tandis que Martov, au nom des « mous », préfère une formule qui l'attribue à ceux qui « collaborent régulièrement et personnellement sous la direction d'une de ses organisations ». Ainsi s'ébauche une divergence profonde entre les partisans d'un parti largement ouvert, lié à l'intelligentsia, qui soutiennent Martov, et les partisans de Lénine, défenseurs d'une conception étroite du parti, avant garde disciplinée de révolutionnaires professionnels. Le texte de Lénine recueille 22 voix, celui de Martov, soutenu par les délégués du Bund et les deux « économistes » présents, en obtient 28 et est adopté.
Pourtant, « durs » et « mous » de l'Iskra se retrouvent d'accord pour refuser au Bund l'autonomie qu'il réclame au sein du parti russe et pour condamner les conceptions des « économistes ». Les délégués du Bund et les « économistes » abandonnent alors le congrès : les « durs », qui détiennent du coup la majorité, peuvent désigner un comité de rédaction et un comité central, formés en majorité de partisans de Lénine. Ces derniers, désormais, seront les bolcheviks, les majoritaires, les « mous » devenant les mencheviks, les minoritaires.
C'est le début de la grande querelle. De ce différend, considéré par tous comme mineur, va naître une première scission du parti. Lénine, maître des organismes dirigeants, invoque la discipline et la loi de la majorité. Les mencheviks, qui considèrent cette majorité comme accidentelle, dénoncent sa volonté de faire subir au parti ce qu'ils appellent un « état de siège ». Bientôt, Martov a regroupé derrière lui la majorité des social démocrates de l'émigration, dont le mot d'ordre est le rétablissement de l'ancien comité de rédaction de l'Iskra, où Lénine se trouverait en minorité. Plékhanov, qui, au congrès, avait été d'accord avec Lénine, penche pour la conciliation avec les mencheviks et finit, en acceptant la cooptation de quelques uns d'entre eux au comité de rédaction, par leur rendre le contrôle du journal. Le comité central, formé, au congrès, d'une majorité de bolcheviks, penche également pour la conciliation.
Il échouera. Lénine, certes, a été profondément secoué par la crise, au lendemain du congrès, et une résistance à laquelle il ne s'attendait pas. Surprise et déception sont telles qu'il subit une dépression nerveuse. En quelques semaines, il se retrouve pratiquement isolé, bientôt exclu de l'Iskra, sans l'avoir voulu ni prévu. Il se ressaisit pourtant rapidement, surtout quand ses anciens camarades semblent abandonner leurs conceptions communes, et déclenche la contre attaque.
Notes
[1] L. Trotsky : Staline, p. 57.