1936 |
Source: Bulletin intérieur du Parti Socialiste Révolutionnaire (de Belgique) n° 7, aout 1937 et reproduit, moins le P.-S. du 15 juillet, dans le Bulletin intérieur international, édité par le S.I., n° 3, début mai 1938. Reproduit à partir de Œuvres 10, juin-juillet 1936. |
L. Trotsky
Le R.S.A.P. et la IV° Internationale
15 & 16 juillet 1936
Chers Camarades,
Je réponds par cette lettre, malheureusement avec un retard d’une journée, dû à des circonstances défavorables, à votre lettre du 11 juillet.
Vous m’écrivez que vous êtes prêts à envoyer à la conférence deux délégués (« si les questions d’ organisation sont traitées en premier »). Pour ma part, je n’ai évidemment rien contre le fait que les questions d’organisation soient traitées à quelque place que ce soit, fût-elle la première, si cela semble nécessaire. Mais cette question ne peut être tranchée que par la conférence elle-même, et je ne vois pas comment on pourrait trouver d’avance une solution à cette question. Comme je ne peux considérer votre lettre comme un ultimatum adressé à une conférence qui n’est pas encore convoquée, je comprends l’affaire de la façon suivante : vous vous réservez le droit d’intervenir à la conférence pour que les questions d’organisation viennent en premier lieu. Bien qu’un tel procédé me semble tout à fait irrégulier et qu’il contredise toute mon expérience, je ne ferai nullement de cette question un sujet de conflit, et pour ma part, j’accepterais votre proposition.
Malheureusement, je ne vois de votre part aucune proposition concrète. Que notre organisation internationale ait de graves défauts, c’est indiscutable; nombre d’entre eux, je l’espère, peuvent être corrigés, surtout si le parti hollandais fait dorénavant le nécessaire dans le travail d’ organisation international. Les faiblesses les plus importantes résident cependant dans la nature même de notre organisation, puisqu’elle est persécutée par tous les gouvernements. Nous n’avons aucune liberté de mouvement. Une partie de nos camarades dirigeants sont dans la situation d’émigrés politiques — moi, par exemple, entre autres [1]. C’est là quelque chose qu’on ne peut pas simplement écarter en passant.
La direction russe était toujours répartie en deux et même parfois trois centres. Le gros du comité central était en Russie. Les émigrés, parmi lesquels Lénine, étaient à l’étranger. En dépit de cela, ils jouèrent néanmoins un certain rôle dans le mouvement et fréquemment un rôle qui n’était pas tout à fait négatif. Du fait de l’éloignement géographique, cependant, il s’élevait de temps en temps des difficultés et des frictions qui revêtaient parfois des formes menaçantes. On peut très bien suivre cela à travers la correspondance, aujourd’hui publiée, qui a été échangée pendant des décennies.
En Europe, dans les conditions normales, il en était autrement. Mais le bon vieux temps est fini, en Europe aussi. II nous faut nous adapter à des conditions très particulières, qui ne cessent d’empirer pour nous tous. On ne peut trouver nulle part de recette pour un tel état de choses. Si l’on attache un grand prix à la collaboration mutuelle, on doit aussi prendre en compte les côtés négatifs de la dispersion organisationnelle existante.
La préconférence de Berne a été proposée précisément dans le but de rendre les travaux de la conférence de Genève aussi fructueux et aussi tranquilles que possible. J’ai attendu cette conférence pendant un mois et demi. Malheureusement, elle ne s’est pas tenue. D’autre part, ni moi, ni personne d’autre, n’avons reçu de propositions d’organisation. Il est toujours très difficile de traiter dans une conférence de propositions qui n’ont pas été portées d’avance à la connaissance de ses participants. Car vous comprendrez certainement que votre parti n’est pas le seul à avoir intérêt à étudier d’avance toutes les questions importantes, et que c’est aussi le cas des autres organisations. Mais vous rendez la chose plus difficile encore du fait que, dans votre dernière lettre, vous ne dites pas un mot de ce que vous considérez comme les questions d’organisation.
Néanmoins, comme je l’ai déjà dit, je serais personnellement prêt à consacrer la moitié de la première journée aux questions d’organisation pour engager au moins la discussion et permettre aux participants de savoir de quoi il s’agit. Si l’on n’arrivait pas tout de suite à des décisions définitives, on pourrait alors former une commission chargée de préparer des propositions qui pourraient être présentées à la conférence dans la seconde moitié du jour de sa clôture pour discussion et décision finale. En tout cas, tout cela ne constitue que des suggestions — sans aucun caractère obligatoire — de ma part.
La question la plus importante est cependant la révolution française. Je regrette beaucoup, chers camarades, de n’avoir rien trouvé à son sujet dans votre lettre, et malheureusement bien trop peu dans votre journal. Le destin de l’Europe, y compris la Hollande, et donc aussi de votre parti, est en train de se décider actuellement en France, et pas en Hollande.
Je me souviens qu’il y a à peu près un an ou un an et demi, il y avait eu dans De Nieuwe Fakkel [2] un commentaire de la rédaction sur un article d’un camarade des bolcheviks-léninistes [3], disant à peu près ceci (Je n’ai pas le journal sous la main) : nous ne sommes pas d’accord « que la situation française soit plus importante que la situation allemande ou anglaise » . Cette façon de poser la question est abstraite, et par conséquent fausse. Il ne s’agit pas de comparer l'importance historique des différents pays, mais d’apprécier correctement la conjoncture révolutionnaire mondiale. Le destin de la classe ouvrière européenne pour les décennies à venir est en train de se décider aujourd’hui en France. Notre section française — en dépit de toutes ses difficultés et faiblesses que je connais très bien — est devenue un facteur historique qui éclipse de beaucoup toutes les autres sections. Refuser de le voir serait, au moins à mes yeux, un symptôme d’aveuglement opportuniste. Il nous faut soutenir de toutes nos forces notre section française, plus que nos autres sections nationales et organisations, car, si nous faisons un grand pas en avant en France dans le cours des prochains mois, il serait d’une importance immense pour tous les autres pays aussi — par exemple, je pense aux élections hollandaises. Si je puis traduire ma pensée dans le langage du commerce, 100 gulden investis maintenant en France rapporteraient dans la prochaine période un intérêt supérieur à 1 000 gulden investis en Hollande, en Russie ou en Angleterre.
C’est pourquoi je ne considère pas sans appréhension le fait que vous sous-estimiez réellement cette question et que vous fassiez même dépendre, dans une certaine mesure, votre participation à la conférence, de questions générales « d’organisation » que nous règlerons et que nous devrons régler encore dans les années qui viennent. La conférence, je l’ai considérée au premier chef comme la réunion de l'état-major international pour faire de la question française une question internationale, et ce, à tous égards.
Il vous parait superflu de devoir prendre position à la conférence sur le bureau de Londres. En aucun cas, je ne puis me dire d’accord. Le pire des obstacles pour nous, notre ennemi le plus perfide, c’est le bureau de Londres, avec les organisations qui y sont affiliées. Votre caricaturiste, que j’admire toujours, a représenté récemment la II° et la III° Internationales sous la forme de deux chiens lâchés par l’impérialisme contre la IV° Internationale. Malheureusement, il a oublié d’y mettre le minable roquet qui saute dans nos jambes, nous aboie après, nous mord les mollets pour essayer de nous empêcher d’en finir avec les gros chiens. Ce n’est pas une question secondaire. Ce que signifient les S.A.P.-I.L.Pistes dans une période révolutionnaire, Marceau Pivert et Godefroid le montrent de nouveau en France et en Belgique. Les ILPistes ne sont pas d’un poil meilleurs que les sapistes. Ils l’ont amplement démontré par leur évolution au cours des deux dernières années. Plus la situation politique devient menaçante et chargée de responsabilités, plus ces vieux opportunistes et pacifistes roués incurables deviennent réactionnaires et nous manifestent leur inimitié. On ne lutte pas pour la IV° Internationale en flirtant avec eux en chambre, en allant leur rendre visite, en leur faisant la cour, etc, — car tout cela ne fait que leur donner une idée excessive de leur propre importance et les pousse toujours plus à des incursions dans nos rangs; non, on ne combat pour la IV° Internationale qu’en démasquant impitoyablement ces messieurs et en les appelant par leur vrai nom.
Prenons la question de l’I.L.P. Je ne peux vraiment me reprocher dans cette affaire aucune précipitation. Pendant des années, j’ai suivi avec beaucoup de calme et d’ objectivité l’évolution de ce parti. Après les visites de Smith et de Paton [4], qui m’avaient beaucoup appris, j’ai écrit une série d’articles et de lettres tout à fait amicales aux gens de l’I.L.P., cherché à entrer avec eux en contacts personnels, et conseillé à nos amis anglais de rejoindre l'I.L.P. afin de mener à bien cette expérience de l'intérieur, de façon systématique, et jusqu’au bout [5]. Depuis la dernière visite de R(obertson) et A(lexander), j’ai formulé mes remarques dans le sens qu’il n’y avait plus grand chose à faire avec l’I.L.P. Tous les trois, nous avons élaboré une proposition ferme pour nos camarades britanniques : un manifeste au parti, la collecte de signatures, etc. Le camarade Schmidt est allé en Angleterre et a jugé ce plan faux [6]. Naturellement, cela n’a pas été sans influencer nos camarades, et moi aussi. Je me suis dit : Schmidt connait mieux que moi la situation dans l’I.L.P.; peut-être y voit-il des aspects qui m’échappent; il faudrait peut-être reporter la décision pour voir l’effet des derniers grands événements (la guerre d’Éthiopie, etc.) à la prochaine conférence de l’I.L.P. Perdre deux ou trois mois dans une période critique, c’est toujours une grosse perte. Mais il me semblait, après l’intervention du camarade Schmidt, qu’il était nécessaire de faire cette nouvelle expérience.
Bon, tout cela est maintenant derrière nous. Continuer maintenant à essayer de faire revivre une illusion qui a été réduite en poussière ne ferait que rendre à notre cause un bien mauvais service. Dans les périodes calmes, on peut vivre longtemps sur des illusions; en période de crise, si l’on ne tient pas compte des faits brutaux, c’est-à-dire de la véritable politique du centrisme et du pacifisme, et, par conséquent, de leurs actes — mais si l’on part de ses propres désirs et sentiments, on court le danger de devenir l’ombre des centristes et des pacifistes, de discréditer et de détruire sa propre organisation. C’est pourquoi j’estime absolument nécessaire pour nos camarades de rompre publiquement avec l’I.L.P. et de passer au Labour Party, comme le démontre surtout l’expérience de la jeunesse, il peut être fait infiniment plus [7].
Vous vous plaignez dans votre lettre que plusieurs partis ont effectué des tournants tactiques sans qu’il y ait eu discussion et décision internationale préalable. Ce grief ne me parait pas juste, surtout dans la mesure où c’est le parti américain qui est visé. Là, la discussion a duré plus d’un an, et elle s’appuyait en outre sur la discussion et l’expérience française antérieures. La discussion avait un caractère international. Toutes les sections, sans exception, ont pris une position. Nos amis américains connaissaient très bien les sentiments qui prévalaient sur cette question dans les différentes sections. Naturellement, ils ne pouvaient pas organiser un referendum international. Au dernier moment, la direction, considérant la situation à cette date comme hautement favorable, a pris elle-même la décision. Elle n’aurait pas été digne d’être appelée une direction révolutionnaire si elle n’avait pas eu le courage de prendre ses décisions de façon indépendante. Que cette direction est pénétrée d’un réel état d’esprit internationaliste, c’est démontré par le fait que deux de ses représentants [8] sont venus rendre compte et assumer la pleine responsabilité de leur conduite devant le forum international. Il me semble que c’est là l’internationalisme véritable.
Nous ne pouvons avoir aucune prétention à diriger directement nos sections nationales à partir d’un centre, même si ce dernier était beaucoup plus uni qu’il ne l’est actuellement. Dans les limites d’un programme unique et d’une ligne politique commune, chaque section doit pouvoir prétendre à avoir dans une certaine mesure les coudées franches pour agir. Je suis un peu surpris d’être obligé de devoir dire cela à nos amis hollandais, lesquels ont jusqu’à maintenant mené leur politique de façon absolument indépendante et, sur bien des questions importantes, en opposition directe à l’opinion ferme de l’organisation internationale. À cet égard, nous avons toujours fait preuve de la plus grande prudence et — si vous le permettez — de la plus grande indulgence, surtout à l’égard du parti hollandais. J’espère que nous continuerons à l’avenir. Mais nous conservons notre droit à notre opinion et à l’exprimer — sinon publiquement comme l’a fait De Nieuwe Fakkel au sujet de la Belgique, tout à fait à tort, mais au moins dans le cadre de notre organisation.
Malheureusement — et c’est là un reproche que je dois adresser surtout à mon cher ami Sneevliet — la direction hollandaise est imprégnée d’un état d’esprit d’intolérance extrême à l’égard de toute critique. Il faut critiquer sévèrement la politique de nos amis américains ou belges, pour ne pas parler des allemands, et la rejeter. Mais si on essaie de soulever la question de la politique syndicale du parti-frère hollandais, même dans un cercle étroit, on est repoussé brutalement.
C’est précisément cet esprit, qui n’est nullement un esprit de réciprocité, qui a provoqué chez nombre de camarades, et d’excellents camarades, dans toutes les sections, un mécontentement, et ce mécontentement est justifié ! Il est de l’intérêt de la cause commune et de celui de la direction hollandaise de dissiper ce mécontentement, qui s’accumule depuis longtemps, par un exposé calme et amical à la conférence, et de cesser de faire des questions hollandaises un « tabou » . Voilà qui fait partie également des questions « organisationnelles » que vous voulez avoir traitées en premier.
Je dois malheureusement interrompre cette lettre pour attraper à temps la poste aérienne. Vous aurez demain la seconde partie. Je m’empresse pourtant de dire ici que je n’ai pas le moindre désir ou ombre de désir de perdre le contact avec vous, de rendre plus difficile encore la situation déjà difficile du parti hollandais, ou — soit dit entre parenthèses — de ternir mon amitié avec Sneevliet. Je n’ai pas besoin de vous le dire. Depuis mon arrivée en Norvège, j’ai insisté pour que nous nous rencontrions personnellement. Si je n’étais pas pieds et poings liés ici, je serais allé deux ou trois fois en Hollande cette année, car j’accorde la plus grande valeur aux discussions personnelles, surtout avec les camarades les plus vieux et les plus expérimentés, dans ces temps décisifs. Ce fut un jour de fête à la maison quand je reçus la lettre annonçant que les camarades Schmidt et Stien de Zeeuw [9] voulaient faire le voyage pour venir ici. J’ai immédiatement exprimé ma joie de cette perspective dans une lettre à Schmidt. Malheureusement, rien ne s’est produit. Sneevliet, lui aussi, avait promis de me rendre visite, mais, hélas, il n’a pas tenu sa promesse. Je ne veux pas formuler de reproches sur ce plan, bien que Schmidt ait rendu visite deux fois, sinon trois, à I’I.L.P., pendant cette période. Dans la lettre à Shachtman [10], j’ai seulement voulu souligner qu’une rencontre personnelle après coup ne pouvait pas remplacer la conférence officielle, et le fait que vous n’y participiez pas, à un moment comme celui-là, serait inévitablement interprété par l’opinion publique entière comme une rupture politique avec toutes nos organisations. Heureusement, votre participation me semble maintenant assurée et nous pouvons ainsi calmement discuter les questions « officielles » comme les questions personnelles.
Salutations fraternelles
P.-S. Les Genevois ont fixé la date pour le 25 et écrit dans ce sens à tous les autres, même aux amis lointains. Avec les Américains, vous avez fixé la date du 28-29. D’ici, nous avons écrit encore une fois à Paris qu’on renvoie encore la date, si c’est encore possible. Nous ne savons pas ici quelle sera la décision définitive. Là-dessus, il faut que vous vous accordiez avec Genève directement. J’espère qu’il n’y aura pas de malentendu dans cette question pratique.
16 juillet 1936
J’en viens maintenant à l’Espagne. Dans une de ses dernières lettres, le camarade Sneevliet, au nom du comité central du parti, a pris la défense du parti de Nin et de Maurin contre mes attaques, parait-il, exagérées ou trop sévères. Cela me parait non seulement injustifié, mais incompréhensible. La lutte contre Maurin ne date pas d’hier [11]. Toute sa politique a été nationaliste-provinciale et petite-bourgeoise, réactionnaire dans son essence même. C’est ce que j’ai constaté à plusieurs reprises dès le début de la révolution [12]. Nin aussi, avec les oscillations qui lui sont propres, l’a reconnu [13]. Le programme de la révolution « démocratique-socialiste » est un enfant légitime de l’esprit de Maurin : il correspond pour l’essentiel au programme d’un Blum et non pas d’un Lénine.
Quant à Nin, au cours de la révolution, il s’est révélé pour ce qu’il est en réalité, un dilettante, complétement passif, et qui n’avait pas la moindre intention de participer réellement à la lutte des masses, de les gagner, de les mener à la révolution, etc. Il s’est contenté de petits articles criticailleurs sur les staliniens, les socialistes, etc. C’est maintenant une marchandise à très bon marché !
Pendant les gréves générales de Barcelone, il m’écrivait des lettres sur toutes les questions imaginables, mais ne disait mot, ni de la gréve générale, ni du rôle qu’il y jouait. Au cours de ces années, nous avons échangé des centaines de lettres. J’essayais toujours d’obtenir de lui, non des considérations littéraires vides à propos de tout et de rien, mais des indications pratiques pour la lutte révolutionnaire. À mes questions concrètes, il répondait toujours : « Là-dessus, je vous écrirai dans ma prochaine lettre » . Mais, pendant des années, cette « prochaine lettre » ne m’est jamais parvenue. Le plus grand malheur de notre section espagnole a été qu’un homme avec un nom, un certain passé et l’auréole de martyr du stalinisme, se soit trouvé à sa tête, l’ait constamment dirigée dans une voie erronée, et l’ait paralysée.
La magnifique Jeunesse socialiste est arrivée spontanément à l’idée de la IV° Internationale [14]. À l’insistance que nous avons mise pour que toute notre attention soit dirigée vers les jeunesses socialistes, il n’a été répondu que par des dérobades. Nin était préoccupé de l’« indépendance » de la section espagnole, c’est-à-dire de sa propre passivité, de sa petite tranquillité politique : il ne voulait pas que des événements importants viennent troubler son activité critique de dilettante. La jeunesse socialiste est alors passée presque tout entière dans le camp stalinien. Les gens qui s’intitulaient B.L. et qui ont tranquillement observé, ou pour mieux dire, provoqué cela, devraient être pour toujours stigmatisés comme des traitres à la révolution. Au moment où la faillite de Nin était devenue évidente, même pour ses propres partisans, il s’est uni avec le philistin nationaliste catalan Maurin, rompant tout lien avec nous, déclarant que « le S.I. ne comprend rien aux affaires espagnoles » [15]. En réalité, c’est Nin qui ne comprend rien, ni a la politique révolutionnaire, ni au marxisme.
Le nouveau parti s’est trouvé bientôt à la remorque d’Azaña. Mais en dire : « Ce n’est qu’un petit accord électoral, passager et technique » , voilà qui me parait absolument inadmissible. Le parti a signé le plus misérable de tous les programmes du Front populaire d’Azaña, et, par ce geste, son propre arrêt de mort pour des années. Car, à chaque tentative de critique du Front populaire — et Maurin-Nin font désespérément des tentatives en ce sens — les bourgeois radicaux, les social-démocrates et les communistes répliqueront invariablement : « Mais vous avez vous-même participé à la constitution du Front et signé son programme ! » . Et si ces messieurs tentent alors de s’esquiver par une dérobade vicieuse du genre: « Ce n’était de notre part qu’une manœuvre technique » , ils ne s’en rendront que plus ridicules. Ces gens sont désormais paralysés, même si, de façon fortuite, ils en arrivaient à manifester une volonté révolutionnaire, ce qui n’est pas le cas. Les petits crimes et les petites trahisons qui, en période normale, passent presque toujours inaperçus, trouvent au moment de la révolution un écho puissant. Il ne faut jamais oublier que la révolution crée des conditions acoustiques tout à fait particulières. Je ne peux en aucune façon comprendre comment on peut chercher des circonstances atténuantes aux traitres espagnols, tandis qu’on tente de diminuer dans De Nieuwe Fakkel nos amis belges, qui, avec un grand courage, luttent contre l’énorme machine du P.O.B. et contre les staliniens, et ont déjà obtenu d’importants résultats.
Dans le dernier numéro de La Batalla se trouve un appel du parti de Maurin-Nin à nos sections sud-américaines, qui constitue une tentative pour grouper ces dernières, sur une base purement nationale, autour du soi-disant « parti ouvrier d’unification marxiste » . Comme toutes les sections du bureau de Londres, le parti espagnol de la confusion « marxiste » tente de pénétrer dans les rangs de la IV° Internationale pour les scinder, etc. C’est précisément le petit roquet qui nous mord les mollets [16]. Nous devons pourtant dire ouvertement à nos organisation sud-américaines qui ont encore dans leurs rangs des parlementaires sapistes [17], etc. quelle est la différence entre nous et le bureau de Londres, pourquoi Nin rompt avec nous en Europe et veut apparaitre en Amérique du sud comme un pieux unificateur de toutes les forces révolutionnaires. Cette basse hypocrisie, toujours caractéristique du centrisme, on doit la dévoiler impitoyablement. Cela suffirait pour démontrer l’absolue nécessité de nos thèses sur le bureau de Londres.
La question des questions est à présent celle du Front populaire. Les centristes de gauche cherchent a présenter cette question comme purement tactique ou même comme une manœuvre technique, de manière à pouvoir continuer en pratique à mener leurs petites affaires. En réalité, à notre époque, le Front populaire est la question principale de la stratégie de classe prolétarienne. Il fournit aussi le meilleur critère pour la différence entre bolchevisme et menchevisme. car on oublie souvent que le plus grand exemple historique de front populaire, c’est la révolution de février 1917. De février 4 octobre, les mencheviks et les social-révolutionnaires, qui constituent un bon parallèle avec les « communistes » et les social-démocrates, ont été en alliance étroite et en coalition permanente avec le parti bourgeois des « cadets » , avec lequel ils ont formé une série de gouvernements de coalition. Sous le signe du Front populaire, se trouvait toute la masse du peuple, y compris les soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats.
Bien sûr, les bolcheviks participaient aux soviets. Mais ils ne faisaient pas la moindre concession au Front populaire. Ils exigeaient la rupture de ce Front populaire, la destruction de l’alliance avec les cadets, et la création d’un véritable gouvernement ouvrier et paysan.
Tous les Fronts populaires d’Europe ne sont qu’une pâle copie, et souvent une caricature du Front populaire russe de 1917 qui, après tout, pouvait prétendre à plus de justification pour sa propre existence, puisqu’il s’agissait encore de la lutte contre le tsarisme et les restes du féodalisme. Si maintenant Maslow et Dubois [18] flirtent avec le Front populaire avec toute leur intransigeance « ultra-gauche », ils ne font par là que démontrer qu’ils n’ont pas compris le véritable antagonisme stratégique entre bolchevisme et menchevisme. Ils exigeaient que nous lancions le mot d’ordre « Le Front Populaire au pouvoir ! » , c’est-à-dire que nous exigions le pouvoir pour la coalition des ouvriers et des capitalistes. En même temps, ils se gaussaient de notre mot d’ordre « La bourgeoisie hors du Front populaire ! » . Enveloppées dans des périphrases, ce sont les mêmes idées que l'on peut trouver dans un article de Maslow paru dans la revue théorique du parti hollandais [19]. Pour ma part, je ne puis que le regretter, car ce fait a produit sur nous tous la plus douloureuse impression.
Avons-nous des divergences sur cette question, ou il s’agit du choix entre bolchevisme et menchevisme ? Oui ou non ? J’espère que non ! Mais d’où vient alors cette inexplicable tolérance pour les conceptions profondément opportunistes de Maslow ?
La position de la section française sur toutes les questions importantes est incomparablement plus juste et marxiste, même si l’on n’épargne guère la critique à la section française, comme vous pouvez le voir à travers la brochure de Nicolle Braun [20]. Mais je dois dire que le texte du comité central français, « Où va le gouvernement Blum ? » [21], est un travail excellent, digne d’être traduit dans toutes les langues de la IV° Internationale. En ce qui me concerne, j’ai beaucoup appris en lisant cette brochure. Pourtant nos camarades français sont si pauvres — ce dont ils sont en partie responsables — qu’ils ont été incapables de publier cette brochure imprimée, mais seulement hectographiée.
Permettez-moi maintenant d’en venir au parti hollandais. Je ne lis pas le hollandais. Je n’arrive qu’à déchiffrer les titres à moitié, quelques phrases aussi, et si la question semble importante, d’autres camarades viennent à mon aide. Je ne peux donc prétendre à aucune compétence particulière sur la question hollandaise. En tout cas, je suis autant que possible dans la presse européenne la vie de la Hollande, je corresponds avec mon ami Sneevliet — dans la mesure où il répond à mes lettres, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas, etc. Ce que je dis du parti hollandais ne peut donc avoir qu’un caractère incomplet et fragmentaire :
la grande faiblesse du parti hollandais me semble être le manque d’un programme d’action. Pendant plus d’un an, Sneevliet et moi avons eu un échange à ce sujet [22]. Autant que je puisse me permettre un jugement, l’agitation du parti me paraît reposer beaucoup trop sur des improvisations personnelles, des impressions du jour ou de la semaine, et revêtir du coup un caractère dispersé, dilué et pas concentré. Un parti réformiste peut fort bien se contenter d’une telle situation, mais pas un parti révolutionnaire comme le R.S.A.P., car il ne peut lutter ni finalement vaincre les grands partis que par la clarté et la concentration de mots d’ordre qu’il a élaboré pour la période actuelle.
Il y a quelques mois, le parti hollandais a formé une commission chargée d’élaborer un programme d’action. La commission — c’est du moins ce qu’il m’est apparu — a élaboré un plan trop vaste et trop général. Pour ma part, j’ai proposé de diviser ce plan en deux parties : élaborer d’abord un programme d’action bref, mais précis, pour la Hollande, puis le grand programme, en liaison avec les autres sections, en tant que programme de la IV° Internationale. Le camarade Sneevliet — si mes souvenirs sont exacts — était de la même opinion que moi. Malheureusement, il ne semble pas que cette commission ait encore préparé un seul projet. En tout cas, je n’en ai pas reçu, alors que c’était promis. II est très regrettable qu’entre autres on ne se soit pas armé, en vue des élections prochaines et en temps voulu, d’un programme d’action clair.
Dans la question syndicale, je ne puis non plus approuver la politique de notre parti-frère hollandais. J’en ai à maintes reprises donné les raisons par écrit et surtout oralement. On continue à mener la même politique avec le N.A.S [23] sur la seule base de la loi de l’inertie. Il n’y a pas pour cela de motivation plus profonde. Les développements en Hollande, comme c’est précisément le cas en France aujourd’hui, devront frayer la voie de la révolution ou celle du fascisme. Dans l’un comme l'autre cas, je ne vois aucune place pour le N.A.S. Quand la grande vague de gréves commencera en Hollande — ce qu’on peut considérer comme très probable, sinon certain — les syndicats réformistes vont grandir puissamment et intégrer dans leurs rangs des éléments neufs, etc, dans une telle période, le N.A.S. apparaitra aux masses comme une organisation scissionniste incompréhensible. En conséquence, les masses ne seront pas réceptives également aux mots d’ordre justes du R.S.A.P. et de la direction du N.A.S. Mais si tous les membres du R.S.A.P. et les meilleurs éléments du N.A.S. étaient à l’intérieur des syndicats réformistes, dans le cours de la montée imminente, ils pourraient devenir l’axe de la cristallisation de la gauche et ultérieurement la force décisive dans le mouvement ouvrier. Je dois le dire tout à fait franchement : l’agitation systématique, soigneusement préparée à l'intérieur des syndicats réformistes, me semble l’unique moyen, non seulement de conserver le R.S.A.P. en tant que parti véritablement indépendant — car cela n’a, en soi, aucune valeur historique — mais aussi de le mener à la victoire, c’est-a-dire au pouvoir.
Si l’on prend une alternative moins probable, à savoir que les développements en Hollande, sans passer par une période de soulèvement révolutionnaire, entrent directement, dans le cours de la prochaine période, dans la phase bureaucratico-militaire réactionnaire, puis la phase fasciste, nous arrivons néanmoins à la même conclusion : la politique du N.A.S. doit devenir un obstacle pour le parti. La première attaque de la réaction a été dirigée contre le N.A.S. et lui coûte la moitié de ses effectifs [24]. La seconde lui coûtera la vie. Les excellents ouvriers qui y sont rassemblés devront se frayer leur voie dans les syndicats réformistes en ordre dispersé, chacun pour soi, voire rester passifs ou indifférents. Le syndicat ne peut pas mener d’existence illégale comme le parti. Mais le parti serait durement atteint par ce coup, car un parti révolutionnaire illégal doit avoir une couverture de masse légale ou semi-légale. Si le gros des membres du R.S.A.P. travaille dans les syndicats réformistes, ces organisations de masse seront aussi pour le parti une cachette, un abri, et en même temps une arène. La cohésion entre les membres actuels du N.A.S. serait ainsi préservée. Toutes les autres questions seront conditionnées par le cours du développement et par la politique du parti.
Dans la question de la jeunesse, la politique du parti ne me semble pas suffisamment claire. Je sais que nous avons à la tête de la jeunesse hollandaise des éléments excellents et très prometteurs. Il leur faut cependant trouver un champ d’activité pour ne pas continuer à dépérir dans une existence abstraite et sectaire de gens qui savent tout. Ce champ d’activité, on ne peut le trouver que dans les syndicats et dans la jeunesse réformiste. Si l’on continue à prendre son temps, la jeunesse hollandaise tombera victime du stalinisme comme cela a été le cas en Espagne, et, de façon substantielle, en Angleterre également. En Belgique, malgré du retard et une politique beaucoup trop irrésolue et hésitante, on a tout de même remporté certains succès sur Godefroid dans la jeunesse. En Amérique, la jeunesse socialiste, qui ne représente certainement pas une forte organisation a, grâce a la politique juste de nos camarades d’idées américains, reçu une bonne inoculation d’antistalinisme et est désormais en bonne voie. Ce serait réellement désastreux si notre section jeune hollandaise ne comprenait pas qu’il lui faut tout de suite consacrer toutes ses forces au travail dans la jeunesse réformiste [25] !
Je sais, chers camarades, que, par nombre de ces remarques, j’entre en conflit aigu avec les conceptions de certains cercles dirigeants du R.S.A.P. Je ne revendique pas le moindre droit, non seulement pour moi — ce serait évidemment hors de question —, ni non plus pour la conférence internationale à venir, de modifier en un clin d’œil la position du R.S.A.P. sur les questions décisives. Comme dans toutes nos sections, le changement nécessaire ne peut mûrir que de l'intérieur. Les autres sections ne peuvent qu’y aider, par une critique responsable. Cette lettre n’a pas d’autre but. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est d’une discussion franche avec nos amis hollandais pour arriver à une compréhension réciproque. Par exemple, je ne fais à la conférence aucune proposition concernant la question syndicale en Hollande et je conseillerai de ne prendre aucune décision obligatoire. Notre ligne générale dans la question syndicale doit être clairement posée. J’ai essayé de le faire en quelques lignes dans le projet sur la situation en France et en Belgique. Peut-être aussi présentera-t-on à part des thèses syndicales [26]. Dans tous les cas, il serait faux de faire de cette question un ultimatum organisationnel au parti hollandais. Nous nous exprimerons de façon aussi unanime et aussi claire que possible sur la question syndicale en général, et nous fixerons cette opinion par écrit. Nous discuterons franchement avec nos camarades hollandais de leurs perspectives. Mais nous respectons la situation particulière qui existe en Hollande et laissons à nos camarades hollandais le soin d’élaborer les méthodes nécessaires dans la question syndicale. C’est la proposition formelle que je fais à la conférence.
En conclusion, j’aimerais dire ce qu’il faut dire de ma lettre à Shachtman : comment et pourquoi lui ai-je écrit cette lettre ? L’initiative de la conférence est partie de Berne, le 11 avril [27]. Il y a eu échange de correspondance à ce sujet en avril et on a prévu la convocation pour juin. Ainsi, personne ne peut parler d’une quelconque « précipitation » . La grève des pécheurs, je crois, n’a pas commencé en avril, ni en mai [28]. En tout cas, tous les pays ont aujourd’hui leurs grèves et leurs mouvements de masse, et s’il fallait attendre pour la conférence internationale que le calme complet prévale dans tous les pays, nous ne pourrions jamais tenir de conférence. Il y a aussi partout des difficultés financières et personnelles. Toutes les grandes sections étaient d’accord sur la nécessité de convoquer la conférence. Seule la section hollandaise a répondu évasivement. Sous cet angle, elle ne faisait pas tellement référence à la grève des pécheurs, qu’a la politique fausse — à ses yeux — de la section américaine, aux déficiences du S.I., aux faiblesses de la section française, etc. Précisément au moment où nous participions tous avec ardeur au travail de préparation de la conférence, à l'élaboration des thèses, etc., parut dans De Nieuwe Fakkel une note regrettable sur la section belge; de même, le compte-rendu de la répression contre la section française était écrit comme s’il cherchait à déprécier l’importance de la section française. J’ai reçu une lettre dans laquelle le camarade Sneevliet, au nom du comité central hollandais, me censurait pour mon article contre Maurin-Nin [29].
Bien que le comité central hollandais n’ait donné aucune réponse précise à la question de sa participation à la conférence, il nous proposa de participer « dans quelques mois » a une conférence projetée par le bureau de Londres. Quiconque pense politiquement reconnaitra que ces faits sont suffisants pour donner quelque inquiétude. Toute l’entreprise est restée suspendue en l’air pendant des semaines, et nous n’avons pas pu envoyer à nos amis américains le télégramme promis, leur annonçant la date. Finalement, ils sont venus en Europe de leur propre initiative et sans avoir reçu le télégramme. Ce fait constituait, pour ainsi dire, une force majeure pour les organisateurs de la conférence. Après tout, nous ne pouvions pas laisser nos camarades américains repartir chez eux les mains vides. Juste après l’arrivée ici du camarade Erik [30], j’ai aussitôt envoyé un télégramme à Sneevliet [31]. Pendant plus de 48 heures, nous n’avons pas reçu de réponse. Aussi en ai-je envoyé un second, plus pressant encore [32]. À celui-ci, répondit finalement la promesse d’une lettre. J’ai fait part de mon inquiétude et de mes appréhensions au camarade Erik, de la façon la plus modérée et réservée, et lui ai demandé de plaider avec chaleur, devant les camarades hollandais, pour qu’ils participent à la conférence.
Le camarade Erik a dû nous quitter avant que la préconférence prévue ait pu se tenir. Après son départ, une lettre du camarade Shachtman est arrivée d’Amsterdam, dont le contenu se réduisait au fait que, même alors, après l’arrivée des Américains, les camarades hollandais étaient encore incapables de se décider à participer à la conférence, qu’ils proposaient une rencontre personnelle avec moi pour la seconde moitié d’aout, et qu’ils faisaient dépendre plus ou moins leur participation à une éventuelle conférence à l'automne du résultat de cet entretien. Naturellement, il aurait été plus avantageux d’attendre le rapport du camarade Erik sur ses conversations. Et ce fut ma première idée. Puis je me dis que si le camarade Erik recevait la même réponse que Shachtman, il n’y aurait plus aucune chance de sauver la conférence quand j’aurais reçu mon rapport. Je devais me dire cela.
À la lumière de la situation actuelle, particulièrement en France, et compte tenu de l’arrivée des Américains, je ne peux absolument pas m’expliquer l’attitude des camarades hollandais par le manque de fonds ou la grève des pécheurs, mais par des raisons politiques bien plus profondes : nombre de camarades dirigeants hollandais croient pouvoir être utiles à la IV° Internationale en restant en contact avec le bureau de Londres, c’est-à-dire en collaborant avec lui et pas en le combattant sans merci. Pour un grand nombre de camarades, cependant, le contact avec le bureau de Londres ne signifie rien d’autre qu’une rupture avec la IV° Internationale. J’estime absolument nécessaire d’attirer l’attention des camarades hollandais sur cette profonde divergence avant qu’ils prennent leur décision finale.
Le sens de ma lettre était : si, malgré l’expérience déjà faite, vous accordez de la valeur au fait de vous asseoir à la même table que le S.A.P., l’I.L.P., etc., vous devriez au moins vous asseoir avant à la même table que nous, afin de discuter avec nous une question qui — pour nous — est tellement importante et décisive.
Espérons qu’après tout nous arriverons à une décision commune. Mais si vous ne venez ni à la préconférence, ni a la conférence elle-même et développez ensuite vos liaisons avec le bureau de Londres, alors nous ne pourrons évaluer les conséquences de tels procédés que comme une rupture inévitable avec nous.
Dans cette situation critique, j’estimais nécessaire d’exprimer tout à fait ouvertement et sans ambages mon opinion sur les conséquences possibles de la non-participation à la conférence de nos amis hollandais. C’est ce que j’ai fait dans ma lettre à Shachtman dont j’ai également envoyé une copie à Sneevliet [33]. Et je me suis dit : Si les camarades hollandais ont finalement pris la décision de chercher, pour la nouvelle Internationale, une voie tout à fait différente de la nôtre, alors ma lettre ne fera aucun dommage.
Mais si leur façon d’agir s’explique par le fait qu’ils n’accordent pas une importance suffisante à cette affaire — qui m’est apparue à moi tout de suite comme un symptôme inquiétant — alors ma lettre attirera leur attention sur le fait que, pour nous, l’affaire a une importance décisive. Les camarades hollandais proféreront sans doute bien des paroles violentes à propos de cette lettre, mais leur position ne sera pas dictée par une question d’étiquette, mais par l’essence profonde de la situation ainsi créée. En outre, je me suis dit : Erik est heureusement à Amsterdam. II va certainement tout faire pour neutraliser les conséquences psychologiques négatives de mon intervention. Mais cette intervention aura des résultats d’autant plus positifs que toute la situation aura été éclairée plus clairement, plus franchement et plus brusquement.
De cette lettre, je porte donc et je porte seul la responsabilité. Je suis tout prêt à encaisser tout blâme pour elle, d’où qu’il vienne, et à le faire porter sur mes propres épaules. Ce n’était évidemment pas dans mes intentions d’« insulter » qui que ce soit. II ne s’agissait pas d’accusations morales, mais d’appréhensions nées de l’existence de deux lignes différentes. Si quelqu’un peut voir une « insulte » dans ma lettre, je suis prêt à retirer l’expression qui en serait la cause et à présenter mes excuses, car ce dont il s’agit, ce n’est pas d’une question d’étiquette, mais de la révolution française et de la IV° Internationale.
Voici mes explications, chers camarades. Je regrette beaucoup de ne pouvoir vous rencontrer à Genève, car je suis sûr qu’une discussion personnelle éliminerait toute ombre de désaccord entre nous. Mais même sans ma présence, la conférence éliminera certainement les malentendus accumulés et créera de meilleures conditions pour une collaboration ultérieure.
C’est dans cet esprit que je vous tends la main en toute amitié et vous souhaite les meilleurs succès.
Notes
1 | Sneevliet et ses camarades de la direction hollandaise, militants ouvriers enracinés, avaient une attitude volontiers méprisante pour les jeunes émigrés qui travaillaient au S.I. Ils se plaignaient également de la « multiplicité » des « centres » et des chevauchements d’initiatives et d’attributions entre Trotsky lui-même, le S.I., voire le « secrétariat » du comité permanent de contact, qu’ils assuraient en principe. |
2 | De Nieuwe Fakkel (Le Nouveau Drapeau) était l’organe hebdomadaire du R.S.A.P. |
3 | Il s’agissait d’un article émanant du G.B.L. (Groupe bolchevik-léniniste) de la S.F.I.O. |
4 | Charles Andrew Smith (né en 1895), un médecin, et John Paton (1886-1977), avaient rendu visite à Trotsky à Saint-Palais en août 1933. |
5 | Cf. Œuvres, 2, p. 229. |
6 | Cf. Œuvres, 8, pp. 120-122. |
7 | Trotsky fait allusion ici au travail entrepris dans les rangs de la jeunesse du Labour par le sud-africain van Gelderen en liaison avec l’ancien dirigeant de la section britannique D.D. Harber. |
8 | Il s’agit de Muste et Shachtman. |
9 | Christina Anna De Zeeuw, dite Stien (née en 1907), fille d’instituteur, avocate a Rotterdam, avait milité à la gauche du S.D.A.P. puis à l’O.S.P. Elle faisait partie de la direction du R.S.A.P. et était proche de Schmidt. |
10 | Lettre du 7 juillet 1936. |
11 | Cf. La Révolution espagnole, passim. |
12 | Cf. « Sur la déclaration du Bloc ouvrier et paysan » , ibid. p. 138. |
13 | Cf. A. Nin, « A donde va el Bloque Obrero y Campesino ? » , Comunismo, 14 septembre 1931. |
14 | Le secrétaire général de la J.S. espagnole, Santiago Carrillo, avait également dit publiquement son admiration pour Trotsky. |
15 | Cf. Lettre de Nin au S.I., La Révolution espagnole, p. 603. |
16 | Allusion au bureau de Londres. |
17 | Allusion a la section chilienne qui avait un député, Emilio Zapata, et un sénateur, Manuel Hidalgo et s’était engagée dans un Bloc des gauches qui était un pré-Front populaire comprenant les radicaux et le P.S. |
18 | Arkadi Maslow était, depuis 1919, le pseudonyme militant d’Isaac TCHEREMINSKI (1893-1941) d’origine russe, leader de la « gauche » du P.C. allemand de 20 à 23, puis de ce parti lui-même, exclu en 1926 et qui collaborait depuis 1934 avec le S.I. Dubois était le pseudonyme de sa compagne Elfriede EISLER, épouse PLEUCHOT depuis 1934, dite Ruth FISCHER (1895-1961), qui avait eu la même trajectoire politique et avait été la grande vedette de I’I.C. au temps de la « bolchevisation » sous Zinoviev. Elle avait été cooptée au S.I. sur proposition de Trotsky au début 1935. C’est en janvier 1936 que Maslow et Ruth Fischer avaient définitivement pris leurs distances sans toutefois éprouver le besoin de le faire nettement, notamment par un texte. |
19 | La revue théorique du R.S.A.P. s’appelait à l’époque De Rode October (L’Octobre rouge). Malgré tous nos efforts et le dévouement du personnel de l’I.I.H.S. d’Amsterdam, il ne nous a pas été possible de trouver cet article dans la collection de cette revue : il a vraisemblablement été publié sous un pseudonyme que nous ignorons. |
20 | L’« Organe de Masses ». |
21 | Ce travail, qui était l’œuvre de Jean Rous, a été publié par le P.O.I. sous forme de brochure. |
22 | On peut se reporter également à la correspondance entre Trotsky et van Riel, responsable de la commission du programme du R.S.A.P. (Œuvres 9, p. 232). |
23 | Le N.A.S. (National Arbeids-Secretariaat, secrétariat national du travail) était un syndicat dont la fondation remontait à 1893. II avait rejoint l’Internationale syndicale rouge et acquis, dans les années vingt, un certain nombre des caractéristiques d’un « syndicat rouge » , sous la direction de Sneevliet. Mais ce dernier en avait gardé la direction en rompant avec le P.C. hollandais. La question du N.A.S. était un vieux litige entre Trotsky et Sneevliet mis entre parenthèses lors de l’adhésion de Sneevliet à la L.C.I., Trotsky étant contre le maintien de petits syndicats « rouges » , en négligeant l’action dans les syndicats de masse (en Hollande, le N.V.V.). |
24 | Une récente mesure gouvernementale venait d’interdire aux fonctionnaires et travailleurs de l’État hollandais de se syndiquer au N.A.S. |
25 | Trotsky avait déjà écrit en ce sens à la dirigeante des jeunesses du R.S.A.P., Bep Spanjer, Cf. Œuvres, 9, pp. 227-231. |
26 | Ces thèses syndicales ont été effectivement préparées et adoptées séparément. |
27 | Berne désigne ici HÇ¿nefoss, c’est-à-dire Trotsky lui-même. Pour la lettre du 11 avril, cf. Œuvres, 9, p.171. |
28 | La précédente lettre des dirigeants du R.S.A.P. insistait sur les nécessités pour ce parti d’intervenir dans la très importante gréve des pécheurs. |
29 | La lettre de Sneevliet critiquant l’attitude à l’égard du « parti de Maurin » (le P.O.U.M.) retient l’explication de l’adhésion au pacte électoral des gauches par « manœuvres » pour avoir un élu (Sneevliet à Trotsky, 12 juin 1936, Bibliothèque du Collège de Harvard, 5199). L’article de Trotsky était « Que doivent faire les B.L. en Espagne ? » (Œuvres, 9, pp. 173-178). |
30 | Erik était le pseudonyme de Muste qui était arrivé avec sa femme à Hønefoss le 28 juin. |
31 | Ce télégramme se trouve à Harvard sous le numéro 10419. II est bref : « Muste Here Await Answer » (Muste ici attend réponse). |
32 | « Lettre attendue » . |
33 | Cf. p. 145. |