1938 |
Compte-rendu sténographique d'une discussion tenue à Coyoacàn entre Trotsky et Jack Weber. Nous n'avons pas traduit l'expression « Labor Party » dont le sens est évidemment particulier et qui n'a pas de véritable équivalent en français. L'expression française qui s'en rapprocherait le plus serait « parti ouvrier ». |
Œuvres - juillet 1938
Deuxième discussion sur le Labor Party
Weber. [1] - Ce n'est qu'une légère exagération que de dire que dans la question du Labor Party il s'agit des jeunes contre les adultes [2]. Bien entendu, ce n'est pas entièrement vrai, mais dans une large mesure. La jeunesse - et quelques adultes aussi -font une distinction nette et complète entre le programme de transition proprement dit et la question du Labor Party. Ils veulent que ces questions soient discutées séparément, votées à part et examinées sur des plans séparés. Ils jugent acceptable le Programme de Transition, l'adoptent sans problème et pensent qu'apparemment il n'a pas besoin d'être discuté. Ayant accepté ce programme de transition, ils n'en tirent pas de conclusion concernant la stratégie politique de son application ou les méthodes d'utilisation aux EtatsUnis.
Je parle essentiellement des objections soulevées dans les discussions auxquelles j'ai assisté sur la question du Labor Party. En écoutant ces objections, on est ramené de façon très nette aux discussions sur l'entrée dans le parti socialiste, le type d'arguments est très semblable. La première idée exprimée par les jeunes, au moins l'idée sous-jacente à toutes leurs objections, semble être qu'ils prennent le Labor Party pour un parti dans notre sens du terme, c'est-à-dire un parti comme le Socialist Workers Party. Ils l'imaginent avec une forte discipline et soulèvent tout de suite la question de savoir si, nous serons liés par la discipline d'un Labor Party. Ils pensent en termes de soumission complète à la discipline d'un Labor Party, bien que cette façon de pensée ne soit pas entièrement consciente. Par conséquent, ils imaginent le Socialist Workers Party dissous dans le Labor Party. Exactement comme, par exemple, l'American Workers Party fut dissout dans le parti socialiste. Pour cette raison, tout en rejetant l'idée d'un Socialist Workers Party se dissolvant dans le Labor Party, ils sont tout à fait disposés à faire entrer des syndicalistes dans le Labor Party, à ce que des camarades y entrent individuellement ou en groupes et à ce que ces syndicalistes constituent des fractions, mais ils refusent de penser que le Socialist Workers Party pourrait lui-même appeler à un Labor Party. Ils croient que c'est là le préliminaire de sa dissolution dans le Labor Party. Et quand on leur dit qu'il n'y a aucune idée de ce genre, que le Socialist Workers Party n'a pas l'intention d'abandonner son existence, ils disent que c'est ce que nous disons aujourd'hui, mais que, demain, après tout, on peut utiliser d'autres arguments.
Ce qui est étrange, c'est que les jeunes soient conservateurs et sectaires sur cette question, mais de toute évidence ils n'ont que trop bien appris les leçons qu'on leur a données antérieurement dans les arguments contre le Labor Party, et, ayant appris ces leçons, ils les répètent toutes. Entre autres choses ils essaient de prouver que nous avions auparavant envisagé l'existence d'un mouvement de masse vers un Labor Party et pourtant, ayant envisagé tout ce qui existe maintenant, nous avions rejeté l'idée d'un Labor Party jouant quelque rôle progressiste que ce soit à cette époque du capitalisme déclinant. Une partie de leurs objections s'adressent toujours au comité national. En substance, ils disent que le comité national essaie de dissimuler son changement d'attitude. Ils ne sont pas satisfaits des explications du comité national sur le tournant de son attitude envers le Labor Party.
J'ai entendu Draper [3] discuter cette question quand il a défendu sa motion à New York et dans le débat il pose une série de questions. Par exemple : 1) Comment un Labor Party peut-il être progressiste, si nous admettons d'avance que les revendications immédiates ne peuvent pas être réalisées sans la destruction du capitalisme lui-même ? Il ne le lie pas avec le programme de transition dans notre sens du mot. Il le considère comme un parti réformiste n'avançant que des revendications immédiates. Si nous admettons d'avance qu'un tel parti ne peut pas arracher ces revendications, comment peut-il jouer un rôle progressiste alors qu'en réalité on a besoin d'un parti révolutionnaire qui conduira les ouvriers à la victoire ? 2) Il lit dans le programme de transition toute une série de pas conduisant des comités d'usine aux soviets et qu'au bout du compte, dans cette période, nous aurons à faire de l'agitation et de la propagande pour les soviets. Comment pouvons-nous faire en même temps de l'agitation pour un Labor Party et pour les Soviets ? Comment pouvons-nous être ceux qui appellent à un Labor Party, sans en même temps appeler les ouvriers à la loyauté à ce Labor Party et sans nous soumettre nous-mêmes à sa discipline ? Et si nous le faisons, cela ne signifie-t-il pas que nous livrons les ouvriers aux fakirs [4] et aux social-patriotes. A leurs yeux, le Labor Party est voué à être bureaucratisé et à soutenir l'impérialisme, et nous n'arrivons pas à convaincre Draper quand nous lui répondons que le même genre d'argument pourrait être utilisé contre l'adhésion des ouvriers aux syndicats, car ne livrons-nous pas de la même façon les ouvriers aux social-patriotes dans les syndicats ?
Quand nous parlons des développements rapides qui se sont produits dans les deux dernières années et quand nous le combinons avec la détérioration rapide des conditions objectives, tout cela accompagné de l'énorme arriération de l'ouvrier américain, et quand nous soulignons que notre propre parti n'a pas marché au rythme de la croissance du mouvement, ils répondent dans l'ancien style que nous avons peur du dur travail qui nous attend dans la construction de notre propre parti, que nous devenons opportunistes, que nous nous adaptons à l'arriération des ouvriers. En fait, Draper pose la question de cette façon : si nous ne voulons pas quelque chose, en l'occurrence, un Labor Party et que les masses le veuillent, cela ne doit absolument pas changer notre point de vue (mais certainement c'est quelque chose à quoi nous devons réfléchir !).
Draper et autres parlent du fait que nous sommes en train de construire une nouvelle théorie de l'action politique indépendante. Draper a été formé, et tous les autres ont été formés, dans l'idée qu'il n'y a pas d'action politique indépendante en dehors de l'action politique révolutionnaire des travailleurs dirigés par un parti d'avant-garde, notre propre parti. Et là, ils fondent un seul argument sur cette question sur la base de l'affirmation que l'attitude de Trotsky est différente de celle du comité national. Trotsky a dit qu'il serait pour le Labor Party, même s'il n'y avait pas de mouvement de masses. Il serait pour le Labor Party parce que la situation objective tend à pousser les ouvriers dans cette direction, mais le comité national, d'un autre côté, base son orientation sur le fait quil existe un mouvement pour un Labor Party. On essaie d'opposer ces deux attitudes qui ne sont pas contradictoires du tout. Nous soulignons que le camarade Trotsky adressait à ce point ses remarques aux adversaires du Labor Party. Nous allons plus loin, disant que non seulement la situation objective pousse les ouvriers dans la direction du Labor Party, mais qu'existe déjà le mouvement de masse pour un tel parti. Où est la contradiction ? Nous portons simplement l'argument un pas plus loin.
Les adversaires de l'orientation Labor Party pensent en termes de bureaucrates seuls dans le Labor Party. Ils disent, par exemple, que, dans les thèses, on parle de la Labor's Non-Partisan League [5] comme d'une étape dans le développement de l'action politique indépendante, mais, dit Draper, les dirigeants de ce mouvement sont contre une telle action politique [6]. Comment cela peut-il être une étape dans le développement de l'action politique indépendante si les dirigeants sont en réalité contre elle ? En fait, avec l'action de la Labor's Non-Partisan League à travers ses dirigeants, la main dans la main avec les politiciens républicains, comment peut-on distinguer la Labor's Non-Partisan League d'un troisième parti ? Ne peut-on dire que le troisième parti est une étape dans le développement du Labor Party ? Nos adversaires disent que, dans la thèse du comité national, nous donnons une garantie que la résistance des bureaucrates à l'action indépendante sera brisée. Ils disent que c'est un non-sens. Sur quoi repose cette garantie ? Ce ne sont que des mots et cela ne veut rien dire.
Un autre argument qui apparaît surtout chez les éléments les plus jeunes est que toute notre position sur le Labor Party contredit tout ce que nous avons enseigné pendant des années. Dirons-nous la vérité sur ce Labor Party, qu'il ne peut pas résoudre les problèmes des ouvriers. Qu'il s'intégrera inévitablement à la machine de guerre, qu'il ne réalisera pas le programme de transition ? Dirons-nous à ces ouvriers que, pour cela, un parti révolutionnaire est nécessaire ? Que le programme de transition signifie le renversement du capitalisme ? Puis ils soulèvent la question des candidats du Labor Party. Bien entendu, ils admettent que, si nous le rejoignons, nous serons en faveur de candidats indépendants du Labor Party. Nous ne lui donnerons qu'un soutien critique. Selon l'opposition, la majorité chercherait à dissimuler une partie de ses critiques, à dissimuler la vérité sur les candidats du Labor Party et le Labor Party lui-même. La majorité donnerait un type de soutien et la minorité un autre. Bien entendu, on peut demander à Draper pourquoi il donne un quelconque soutien au Labor Party qui doit inévitablement livrer les ouvriers aux fakirs. Un soutien, critique ou non, est un soutien.
Les arguments ultimes de l'opposition sont sur la ligne de ceux de Muste [7] à propos de l'idée du parti socialiste. La nouvelle orientation est une tentative pour échapper à l'isolement, une tentative désespérée pour trouver un raccourci pour la révolution. Bien entendu, nous soulignons qu'il existe des raccourcis, et qu'ils sont parfois très nécessaires. Naturellement, dans leurs arguments, ils essaient d'identifier les interprétations opportunistes de tel individu avec la ligne elle-même. Quelqu'un fait une intervention quelque part et tombe dans l'opportunisme d'une façon ou d'une autre : ils l'utilisent pour souligner que c'est la ligne qui engendre l'opportunisme. Et puis encore, des jeunes ont peur que le Labor Party enseigne aux jeunes à dépendre, non de leur propre action, mais de l'action parlementaire. En ce sens, ils acceptent l'interprétation bureaucratique du Labor Party. Ils ne peuvent pas voir l'idée de tactiques combinées, de défendre l'idée d'un Labor Party en essayant en même temps de construire un parti ouvrier révolutionnaire. Ils ne peuvent pas voir une telle tactique combinée. Il est difficile de leur enseigner qu'elle n'est pas seulement possible, mais nécessaire dans la période présente. Il est difficile de leur prouver que défendre le Labor Party, c'est défendre le programme de transition.
Pour résumer l'attitude de l'opposition, elle présente le Labor Party comme un substitut du Socialist Workers Party, comme un abandon de notre indépendance. Dans la mesure où notre expérience avec le Labor Party continue, ils ne sont pas prêts à accepter cette expérience ni les leçons qui en découlent. Par exemple, l'expérience de Minneapolis - avec nos militants dans les syndicats déjà liés au Farmer Labor Party. Que fallait-il faire ? Refuser d'être délégués au Farmer Labor Party, nous isoler dans le syndicat ? Nous avons conclu que nous ne pouvions pas. Encore, l'expérience de Jersey City, où nous avions la possibilité d'avoir des délégués au congrès du Labor Party. Si nous avions eu plus tôt une orientation Labor Party juste, nous aurions pu mener une grande campagne d'agitation, régler leur compte aux staliniens puisqu'ils n'ont même pas poussé en avant leur propre organisation, la Labor's Non-Partisan League. Ils sont en train de la dissoudre complètement dans le New Jersey. Pourquoi font-ils cela dans le New Jersey ? Précisément, c'est un endroit où ils ne peuvent pas présenter un candidat Front populaire. Ici il y a le haguisme. Ici, si les staliniens étaient entrés dans une quelconque campagne pour le Labor Party, ils auraient été obligés de présenter des candidats indépendants et de les forcer à (adopter) une sorte de programme véritable contre le fascisme. Ils ne s'en seraient pas sortis. C'est précisément pourquoi ils sont contre. Ils ne peuvent mettre sur pied aucune sorte de Front populaire. Nous aurions dû être prêts à souligner tout ça quand les délégués des syndicats se sont réunis - des délégués de soixante syndicats au total. Nous étions en retard, et il faut le reconnaître. L'opposition n'en tire pas du tout la conclusion. Rien ne peut être fait dans le New Jersey si on n'avance pas là.
Au total, au cours des discussions qui se sont déroulées, on a donné je ne sais combien de coups, beaucoup en tout cas, à l'opposition. Nombre de jeunes sont en train de changer d'avis. La discussion s'est révélée d'une grande valeur. Je parle, bien sûr, du point de vue de New York et du New Jersey. On peut dire que presque toute la jeunesse dans tout le pays, était d'abord contre, mais maintenant un bon nombre d'entre eux ont commencé à changer d'avis, en sont venus à voir plus clairement qu'il n'y a pas de chose comme la dissolution du parti dans un Labor Party. Au total, quand on vote, je ne pense pas que l'opposition soit aussi nombreuse qu'au tout début.
Trotsky. - Quelles mesures concrètes le comité national a-t-il suggéré de prendre à New York en ce qui concerne le Labor Party ?
Weber. - Il a appelé les camarades à rejoindre l'American Labor Party [8] individuellement, si nécessaire, en tant que membres des syndicats, de toutes les façons pour entrer dans le Labor Party - c'est-à-dire la forme de Labor Party existant précisément aujourd'hui. Entrer par les syndicats, bien. S'ils sont délégués, délégués des syndicats, bien.
Trotsky. - Quand aurions-nous dû tourner sur le Labor Party ?
Weber. - Si on regarde en arrière, il aurait fallu tourner un an plus tôt. Cela nous aurait bien aidés au New Jersey, je crois. L'expérience de Minneapolis et celle de Widick [9] ont commencé à nous faire changer d'avis quand nous avons discuté ça. Nous avons eu alors devant nous la question concrète d'un changement d'orientation.
Trotsky. - Est-ce qu'il aurait fallu tourner avant le commencement de la dernière dépression ?
Weber. - A peu près au commencement, juste quand elle commençait. Cela aurait été très précieux pour nous que ce tournant se soit produit il y a un an. Naturellement, je dis cela en me retournant, après l'événement.
Trotsky. - Quand vous dites que le comité central national conseille aux militants de l'Etat de New York de rejoindre le Labor Party de l'Etat de New York, concrètement, quel type de conseil donne-t-il ? C'est une condition de l'American Labor Party de New York qu'aucun membre de ce parti ne peut être membre d'un autre parti politique.
Weber. - Ils n'ont pas à répondre qu'ils appartiennent au Socialist Workers Party.
Trotsky. - Même s'il aurait été souhaitable de changer notre attitude sur le Labor Party l'année dernière, cela n'aurait pas pu être fait si nous n'avions pas prévu la dernière dépression.
Weber. - Au sens où il était impossible d'avoir tourné sans avoir prévu la dernière dépression, il était impossible de tourner avant la date où nous l'avons fait.
Trotsky.
- Les informations que nous a données le camarade
Weber sont très intéressantes et je crois aussi que
l'opposition va petit à petit disparaître. Bien entendu,
on ne peut pas considérer la question du Labor Party
indépendamment du développement général
dans la prochaine période. Si une nouvelle prospérité
arrive et dure quelque temps et renvoie à plus tard la
question du Labor Party, alors la question sera pour quelque temps
plus ou moins académique, mais nous continuerons à
préparer les esprits dans le parti afin de ne pas perdre de
temps quand la question redeviendra aiguë ; mais une importante
prospérité de ce genre n'est guère probable
maintenant et si la situation économique reste ce qu'elle est,
alors, les esprits tourneront très vite. Le fait le plus
important qu'il nous faut souligner, c'est la profonde différence
par rapport à la situation de la classe ouvrière en
Europe, qui existe en Amérique. En Europe, disons, en
Allemagne avant Hitler, en Autriche, en France maintenant, en
Grande-Bretagne, la question d'un parti pour les ouvriers
était considérée comme une nécessité,
c'était un lieu commun pour l'avant-garde de la
classe ouvrière, pour une large couche des masses
elles-mêmes. Aux Etats-Unis, la situation
est tout à fait différente. En France,
l'agitation politique consiste en ce que le parti communiste tente de
gagner les travailleurs, ou le parti socialiste tente de gagner les
travailleurs et chaque ouvrier conscient ou demi-conscient
est placé devant un choix. Va-t-il adhérer
au parti communiste, au parti socialiste ou au parti
radical-socialiste ? Pour le parti
radical-socialiste, ce n'est pas tellement un problème
parce qu'il est surtout pour les contremaîtres, mais les
ouvriers ont à choisir entre le parti socialiste et le parti
communiste. Aux Etats-Unis, la situation est que la classe
ouvrière a besoin d'un parti - son propre parti.
C'est le premier pas dans l'éducation politique. On peut dire
que ce premier pas aurait dû être fait il y a cinq ou dix
ans. Oui, théoriquement c'est vrai, mais dans la mesure où
les travailleurs étaient plus ou moins satisfaits de
l'appareil syndical, ou même vivaient sans lui, la propagande
en faveur d'un parti ouvrier demeurait plus ou moins théorique,
abstraite, et coïncidait avec la propagande de certains groupes
centristes et communistes, etc. Maintenant, cette situation a changé.
C'est un fait objectif en ce sens que les nouveaux syndicats créés
par les ouvriers sont arrivés dans une impasse et que la seule
issue pour les ouvriers déjà organisés dans les
syndicats est de réunir leurs forces pour influencer la
législation, pour influencer la lutte de classes. La classe
ouvrière est placée devant une alternative. Ou bien les
syndicats seront dissous ou bien ils se joindront les uns aux autres
pour l'action politique. Telle est la situation objective, que nous
n'avons pas créée, et, en ce sens, l'agitation pour un
parti de la classe ouvrière n'est plus maintenant abstraite,
mais, au contraire, un pas très concret dans l'avance des
ouvriers organisés dans les syndicats, en premier lieu, et de
ceux qui ne sont pas organisés du tout. En second lieu, c'est
une tâche tout à fait concrète déterminée
par les conditions économiques et sociales. Ce serait absurde
pour nous de dire que parce que le nouveau parti va naître de
l'amalgamation politique des syndicats, il sera nécessairement
opportuniste. Nous n'allons pas appeler les ouvriers à
franchir ce pas de la même façon qu'à l'étranger.
Bien entendu, si nous avions un choix véritable entre un parti
réformiste et un parti révolutionnaire, nous
indiquerions tout de suite notre adresse dans ce dernier. Mais il
faut absolument un parti. C'est pour nous l'unique voie dans cette
situation. Dire que nous allons combattre l'opportunisme, comme nous
combattrons, bien entendu, aujourd'hui et demain, surtout si le parti
de la classe ouvrière a été organisé, en
brisant un pas progressiste qui peut engendrer l'opportunisme, est
une politique tout à fait réactionnaire et le
sectarisme est souvent réactionnaire parce qu'il s'oppose à
la nécessaire action de la classe ouvrière. On peut
imaginer sous une forme schématique trois types de Labor Party
aux Etats-Unis dans la prochaine période. Le premier
type : un parti lâche, opportuniste, confus. La seconde
possibilité : un parti opportuniste, mais assez centralisé,
dirigé par des fakirs et des carriéristes. La troisième
possibilité est un parti révolutionnaire centralisé
où nous avons la direction. Nous ne nous attendons pas à
avoir un type clair et pur. Il y aura différentes étapes,
différentes combinaisons, différentes parties,
différents type de Labor Party, etc., mais, afin de présenter
plus clairement la situation et nos tâches, nous pouvons
considérer ces trois types. Si le parti est assez lâche
(dans son organisation) pour nous accepter, il serait stupide de ne
pas y entrer. Si nous entrons avec la possibilité d'y
travailler en tant que parti, c'est que le Labor Party est un parti
opportuniste aux liens assez lâches. Le fait qu'un tel parti
nous accepte signifie en lui-même que les
opportunistes ne sont pas assez forts pour nous éliminer. Cela
signifie d'une certaine façon de bonnes conditions (Je
considère maintenant que nous entrons en tant que parti, que
les conditions deviennent si critiques qu'un Labor Party est formé
et que nous, Socialist Workers Party, y entrons en tant que section.
C'est une situation extrêmement favorable). Et puis, ce peut
être un Labor Party créé dans une période
moins critique, une ambiance moins tourmentée, des conditions
plus calmes, plus tranquilles, avec la prédominance de
dirigeants réactionnaires conservateurs, avec un appareil plus
ou moins centralisé - qui nous écartera en
tant que parti. Alors nous continuerons bien entendu d'exister comme
parti à l'extérieur d'un parti aussi opportuniste et
nous ne considérerons que la possibilité de notre
pénétration dans un tel parti - mais, en tant
que parti, nous restons en dehors d'un semblable parti opportuniste
centralisé. Si, dans le Labor Party, nous devenons la tendance
prédominante, une tendance révolutionnaire avec les
dirigeants qui sont les nôtres, les idées qui sont les
nôtres, etc., alors nous deviendrons les avocats de la
centralisation de ce parti aux liens lâches d'organisation.
Nous exigerons que les ouvriers éliminent les fakirs, etc.
C'est le troisième type, la troisième étape de
l'évolution, l'étape dans laquelle notre parti se
dissout dans ce Labor Party d'une façon qui détermine
le caractère de ce Labor Party. A la première étape,
nous disons : « Travailleurs ! Vous avez besoin de votre propre
parti ! ».
En ce qui concerne le parti à Newark, vous dites que ce n'est pas
le genre de parti dont ou a besoin. Changez ce parti. Remplacez les
dirigeants. De quelle façon nous le disons, cela dépend
des circonstances. Les camarades ont absolument raison quand ils
disent qu'il nous faut dire la vérité aux ouvriers,
mais cela ne veut pas dire qu'à tout moment, partout, nous
affirmons toute la vérité, en commençant par la
géométrie d'Euclide [10]
et en finissant avec la société socialiste. Nous
n'avons pas le droit de leur mentir, mais nous devons leur présenter
la vérité sous une forme, à un moment, dans un
endroit tels qu'ils puissent l'accepter. Et précisément,
là, nous avons la très importante question du travail
illégal. La guerre approche et nous devons nous préparer
au travail illégal, mais nous oublions qu'il faut faire un
travail illégal dans l'American Labor Party. C'est le premier
travail illégal qu'il faut faire, et nous ne pouvons nous
éduquer pour le travail illégal hors de la réalité.
Les dirigeants du Labor Party sont la police politique de la classe
dirigeante. Maintenant, ils nous arrêtent là où
la police démocratique de Roosevelt elle-même
ne peut plus le faire. Il permet à tout le monde de se réunir,
à tout le monde de dire ce qu'il veut, mais il ne peut
accorder cette liberté que parce qu'il dispose, non seulement
de la police constitutionnellement organisée, mais de la
police très solidement organisée dans l'American
Federation of Labor, la police du C.I.O., du Labor Party LaGuardia [11]
à New York, etc. Ils cherchent à nous écarter
des ouvriers et la question n'est pas de ce que nous ferons quand la
police officielle de Roosevelt nous mettra hors la loi, mais
maintenant précisément de ce que nous devons faire pour
éliminer l'obstacle que constitue la police des syndicats, des
Labor Parties, etc. ?
Comment pouvons-nous entrer dans le Labor Party si nous nous
déclarons nous-mêmes membres du Socialist
Workers Party ? Cela dépend des circonstances. Pour entrer
dans le travail révolutionnaire illégal, je change mon
passeport, je change mon nom et je ne déclare pas que je suis
membre du Socialist Workers Party. Je suis absolument soumis à
la discipline de mon propre parti, mais en ce qui concerne les
autres, nous ne devons rien aux fakirs. Pour la police de Roosevelt,
c'est la même chose. Si nous avons la possibilité, par
les syndicats, d'introduire nos camarades dans le Labor Party, dans
le traître réformiste Labor Party, c'est un facteur très
important. Supposez qu'on se batte. Ils vont l'exclure. Pour les
ouvriers qui l'ont délégué, ce sera un combat
exemplaire. Pour les non-membres qui, dans le Labor Party,
délèguent un membre du Socialist Workers Party,
indépendamment du fait qu'il en est membre, le parti ne les
intéresse pas, mais l'individu qu'ils estiment hautement. Et
il dit : « Oui, je suis membre du Socialist Workers Party. »
Vous savez, devant les tribunaux tsaristes, nous avions une division
du travail. Sur dix camarades arrêtés, un déclarait
qu'il était membre du parti, dénonçait le
capitalisme et les gouvernants. Les neuf autres disaient : « Je
ne sais absolument rien, je n'ai rien à faire avec ce parti. »
La police n'avait pas assez de preuves et devait les relâcher.
Et ils retournaient au travail dans les syndicats. La déclaration
d'un seul avait une énorme influence dans le pays. Nous devons
absolument agir de la même façon dans les syndicats pour
ce qui concerne notre propre parti. C'est la vraie préparation
pour le nouveau travail illégal, plus difficile. Un camarade
qui entre au Labor Party en tant que membre connu du Socialist
Workers Party doit être beaucoup plus prudent. Ce n'est pas de
l'opportunisme, les autres complèteront, mais lui doit
néanmoins dire : « Je suis absolument loyal aux statuts
du parti. Je ne prétends pas être d'accord avec vous,
mais vous voyez que je suis absolument loyal. » Il laisse
simplement aux autres le soin de compléter son travail et,
bien entendu, dans le noyau de notre propre parti, il leur donne des
instructions sur la façon de le faire, non pas pour trahir les
ouvriers, mais pour tromper la police, les capitalistes, les fakirs
ouvriers. On cite souvent Lénine à ce sujet. Il nous
faut pénétrer les masses en dépit des canailles,
des traîtres. Nous devons tromper ces derniers comme nous
trompons la police. Je crois que maintenant nos camarades ne
réalisent pas suffisamment cette division du travail, que nos
camarades travaillent souvent avec les réformistes, les
bureaucrates des syndicats, contre les staliniens. La situation est
telle à Minneapolis, Los Angeles, presque partout, que nos
camarades ont pénétré les syndicats, s'y sont
montrés de bons travailleurs, d'honnêtes et dévoués
responsables du mouvement syndical. Ils sont plus appréciés
par les vieux routiniers des syndicats que les fakirs staliniens.
Nous utilisons cette opposition entre eux et les charlatans et
carriéristes staliniens. C'est tout à fait juste pour
nous de soutenir dans une certaine mesure les éléments
progressistes (en réalité conservateurs) contre les
saboteurs staliniens, mais il nous faut fournir une aide
supplémentaire.
Le camarade Skoglund, président du
Local 544, ne peut pas faire lui-même un discours en
faveur de la IV° Internationale, car il lui faut être un
peu plus prudent. Néanmoins son attitude peut être
complétée immédiatement par un bon noyau
organisé et, si la direction d'un syndicat n'est pas bonne et
qu'un des nôtres est exclu, Skoglund dit : « Je suis
contre l'exclusion. » Mais Skoglund lui-même
n'est pas exclu.
Je crois que les éléments les plus combattifs dans les
syndicats devraient être nos jeunes, qui ne devraient pas
opposer notre mouvement au Labor Party mais entrer dans le Labor
Party, même un Labor Party très opportuniste. Il faut
être dedans. C'est leur devoir. Que nos jeunes camarades
séparent le programme de transition du Labor Party est
compréhensible, parce que le programme de transition est une
question internationale, mais, pour les Etats-Unis, les
deux questions sont liées - et je crois que certains
de nos jeunes camarades acceptent le programme de transition sans
avoir bien compris sa signification, car, autrement, le fait qu'il en
soit formellement séparé perdrait toute importance pour
eux. J'ai l'impression que nos méthodes pratiques d'action ne
sont pas conformes à notre programme révolutionnaire,
que nous sommes trop passifs dans notre activité pratique. Ce
n'est pas seulement une question concernant le danger fasciste ou
celle de l'activité dans les syndicats, mais des questions
aussi comme la publication de notre journal ou toute notre activité.
Je ne peux pas comprendre comment cette organisation Y.P.S.L., très
révolutionnaire, n'est pas capable de publier une fois par
mois le Challenge [12]
. C'est à cause de difficultés financières
? Je ne peux absolument pas comprendre pourquoi. Pendant la guerre,
nous avons publié à Paris un quotidien en commençant
avec un capital de trente francs (huit dollars) et nous l'avons
publié pendant presque trois ans [13].
Comment ? Nous avions trois camarades dévoués dans une
imprimerie et ils y travaillaient. Quand nous avions de l'argent, on
les payait. Mais quand nous n'en avions pas, ils attendaient des
temps meilleurs. Je crois que nos jeunes camarades au moins
pourraient faire le même effort, non seulement pour avoir à
New York une imprimerie centrale, mais pour en avoir une dans chaque
secteur important, comme nous nous en avions, dans la Russie
tsariste, dans toutes les villes importantes. Nous devons avoir de
telles imprimeries si nous n'avons rien d'autre. Par exemple, nos
camarades anglais ont maintenant leur propre imprimerie, mais avec
une telle imprimerie avec deux ou trois camarades dévoués,
nous pourrons sortir le Socialist Appeal au moins deux fois
par semaine, mais aussi des brochures, des tracts, etc. L'ennui est
que le travail du parti repose beaucoup trop sur des conceptions
petites-bourgeoises.
Il nous faut éduquer notre jeunesse dans un esprit de sacrifice.
Nous avons déjà tellement de jeunes bureaucrates dans
notre mouvement. Par exemple, le Challenge a besoin de 300
dollars. S'il ne les a pas, bien, ils attendent. Ce n'est pas la
manière révolutionnaire. C'est une politique très
opportuniste, bien plus opportuniste que d'appeler à un Labor
Party. Vous savez que la raison pour laquelle nous n'avons pas la
révolution est que les ouvriers sont retenus par les préjugés
bourgeois - préjugés démocratiques.
Nous n'avons pas de tels préjugés, mais dans notre
façon d'aborder les choses pratiques, nous avons des façons
bourgeoises. C'est bien utile pour la classe bourgeoise. Les ouvriers
américains jugent dégradant de ne pas avoir une Ford,
de beaux vêtements car ils pensent qu'ils doivent faire comme
la bourgeoisie. C'est déplorable d'imiter la classe
supérieure. Nous, marxistes, nous le comprenons très
bien. Tout à fait mauvais en particulier dans une situation
réactionnaire. Mais, dans nos méthodes pratiques, nous
agissons de la même façon. Nous n'avons pas le courage
révolutionnaire de briser cette tradition, de briser les
normes bourgeoises de conduite et de mettre en avant nos propres
règles de devoir moral, etc. C'est particulièrement
vrai pour les jeunes et il est très important, non seulement
de les éduquer théoriquement, mais de les élever
comme militants, comme hommes et comme femmes [14].
Notes
[1] Jack Weber était le pseudonyme de Louis Jacobs (né en 1894), originaire d'Europe de l'Est, adhérent de la Communist League of America au début des années trente. Il était organisateur du S.W.P. dans le New Jersey et assez isolé dans le parti, bien que membre du comité national. Sa femme Sara était venue à Coyoacàn au secours de Trotsky, privé de secrétaire et sténo russe depuis des mois, et il était venu la rejoindre quelques semaines.
[2] Weber fait allusion ici à la discussion dans le S.W..P.
[3] Hal Draper (1914-1990) était entré en 1933 à la Young People Socialiste League et était devenu responsable des étudiants à New York en même temps qu'un des principaux dirigeants du mouvement étudiant qui prenait alors naissance. D'abord membre le la tendance du Committee for a Revolutionary Policy regroupant des éléments plutôt proches du P.C. et influencés aussi par les lovestonistes, il avait rompu avec elle pour rejoindre la fraction trotskyste dans le S.P. Il avait donné au Internal Bulletin n° 2 du S.W.P. un texte (pp. 31-34) dans lequel il critiquait vigoureusement l'orientation « opportuniste » à ses yeux vers le Labor Party : il était suivi par une majorité des militants jeunes.
[4] L'expression de « labor fakers » (fakirs du mouvement ouvrier) désignant les bureaucrates qui trompent les travailleurs, les « bonzen » (bonzes) en Allemagne, avait été introduite par Daniel De Leon qui l'appliquait aux dirigeants de l'A.F.L. autour de Gompers. Nous la traduisons littéralement.
[5] La Labor's Non Partisan League (L.N.P.L.) fut annoncée le 2 avril 1936 : elle se donnait comme objectif une politique ouvrière non-partisane, c'est-à-dire du parti démocrate et du parti républicain.
[6] Lhistorien du C.I.O., le militant trotskyste Art Preis écrit à ce sujet dans Labor's Giant Step, p. 47 : « La L.N.P.L. fut représentée à l'époque de sa formation comme un pas vers l'action politique ouvrière indépendante. Son principal objectif était cependant exactement l'opposé. Elle fut créée en tant que pont pour détourner de l'action politique indépendante les centaines de milliers de syndicalistes qui votaient habituellement socialiste ou communiste et réclamaient à l'époque un Labor Party. »
[7] Abraham Johannes Muste (1885-1967), pasteur, ordonné en 1909, venu au mouvement ouvrier en 1919, avait été le directeur pédagogique du Brookwood Labor College, puis animateur de l'American Workers Party qui avait fusionné avec la C.L.A. pour former le W.P.U.S. En 1935-1936, il était très opposé à l'entrée des militants de ce dernier parti dans le Socialist Party et avait animé une minorité qui la combattit.
[8] L'American Labor Party de l'Etat de New York avait été formé le 16 juillet 1936, avec des syndicalistes du C.I.O. comme Hillman et Dubinsky, des syndicalistes conservateurs comme le dirigeant de l'A.F.L. dans l'Etat, George Meany, et la Vieille Garde social-démocrate du S.P. qui avait rompu avec ce dernier en 1935. Il était soutenu par le maire LaGuardia, le gouverneur Herbert Lehman et... le P.C. L'objectif était en effet de canaliser sur New York un vote « Labor » en faveur de Roosevelt sur le plan national.
[9] Nous ne savons pas à quelle expérience précise Trotsky fait allusion à propos de Branko J. Widick qu'il avait reçu à l'été 1937 et qui lui avait fait le récit de ses expériences dans la période des grèves et de la naissance du C.I.O. Branko J. Widick (né en 1910) était lui-même un ancien mustiste. Il avait rejoint le W.P.U.S. à Detroit en 1934. Il avait été l'un des dirigeants de la grève de la General Motors à Flint puis lors de la grève Firestone, à Akron, un témoin passionné, correspondant d'un journal syndical. Il travaillait pour le journal du syndicat des ouvriers du caoutchouc en 1937 et était devenu en 1938 secrétaire ouvrier (Labor Secretary) du S.W.P. L'allusion à « l'expérience de Minneapolis » est une allusion au Farmer-Labor Party du Minnesota qui avait une existence indépendante depuis le début des années vingt en tant qu'expression politique des syndicats.
[10] Euclide de Mégare (450 ?-374 av. J.-C.), disciple de Socrate, fonda une géométrie qui est toujours enseignée dans les lycées.
[11] Fiorello LaGuardia (1882-1947), avocat républicain, était devenu maire de New York en 1934 à la tête d'une coalition qui comprenait le parti républicain et des démocrates désireux de combattre la corruption du parti démocrate et de son centre de Tammany Hall. Il soutenait Roosevelt au plan national et l'A.L.P. à New York en conséquence.
[15] L'organe de la Y.P.S.L. portait le titre de Challenge of Youth.
[16] Trotsky fait ici allusion à la publication par lui et ses camarades, à Paris, du quotidien en langue russe Naché Slovo (Notre Parole).
[17] Au cours de cette période, Trotsky va émettre à plusieurs reprises des jugements sévères et exprimer des appréhensions au sujet d'une fraction des cadres de la Y.P.S.L., avertissant de l'existence de « dangers » qu'il ne précise pas.