1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Krjijanovsky et sa femme dirigent à Samara le petit groupe qui joue le rôle d'état-major de l'Iskra en Russie même. Vieux amis de Lénine, ils ont milité avec lui à Pétersbourg en 1894-1895, puis en déportation. Ils sont en liaison avec lui à Londres où il vient de s'installer après avoir quitté Stuttgart pour des raisons de sécurité vis-à-vis de la police tsariste. L'accueil qu'ils réservent au jeune évadé est chaleureux, car la réputation qui le précède est déjà grande. Il leur fait grosse impression : Edmund Wilson, sans indiquer de source, dit qu'ils le surnommèrent « l'Aiglon [2] », et Krjijanovski choisit pour lui le pseudonyme de Pero (la Plume) en hommage à ses qualités d'écrivain [3].
En attendant les instructions de Londres – c'est Lénine qui va décider –, Pero est utilisé sur place pour visiter des organisations social-démocrates liées à l'Iskra ou sympathisantes : sans transition, il devient envoyé du journal à Kharkov, Poltava, Kiev, mais revient bredouille [4] : un bref passage et quelques discussions ne suffisent pas. Un message pressant de Lénine arrive pendant son dernier voyage : on réclame la venue de Pero à Londres où il devra présenter personnellement un rapport sur la situation en Russie. En fait, Lénine, soucieux de sélectionner la meilleure direction possible, veut connaître tous ceux qui comptent, et le jeune évadé est de ceux-là.
Toujours avec le passeport au nom de Trotsky, il reprend le train, muni d'un petit viatique remis par Krjijanovsky, après avoir failli manquer le départ du train. Il rencontre des difficultés pour passer la frontière autrichienne près de Kamenets-Podolsk : le passeur, un militant populiste, commence par décider qu'il ne fera pas passer un « iskriste », puis le loge dans un appartement sans en avoir informé le propriétaire ! Finalement remis aux mains de contrebandiers compétents, le fugitif se retrouve dans le village austro-hongrois de Brody d'où un ouvrier juif le conduit en carriole jusqu'à la prochaine gare.
Là commence une nouvelle difficulté : les opérations de change terminées, la somme dont dispose l'évadé ne lui permet pas d'atteindre Zürich où un relais a été prévu chez le vieux militant émigré P.B. Akselrod – un historien stalinien de l'époque Gorbatchev lui reprochera d'ailleurs en 1987 d'être allé d'abord chez un « futur menchevik [5] »! Plein de confiance, il va donc se contenter d'un billet pour Vienne, où il ne connaît personne mais ne doute pas qu'il trouvera de l'aide. C'est ainsi qu'il débarque un dimanche matin à la rédaction du journal social-démocrate autrichien et réclame, au grand scandale de son directeur, Friedrich Austerlitz, de rencontrer immédiatement le chef du parti, Victor Adler. Il parvient pourtant à ses fins, se repose quelques jours chez Adler, puis repart, muni d'un peu d'argent qui lui permet d'atteindre Zürich à deux heures du matin. Il réveille Akselrod en pleine nuit pour lui demander de payer le fiacre qui l'amène de la gare. De Zürich, il va gagner Paris, puis Londres.
Là, c'est encore au mépris de toute civilité qu'il vient frapper trois coups au marteau de la porte de Lénine, à Holford Square « durant l'automne de 1902, probablement en octobre [6] » de très bon matin, réveillant toute la maison. Il s'excuse rétroactivement de ce comportement « barbare » en invoquant « l'élan de son évasion de Verkholensk », et dépeint Lénine, tiré de son sommeil et son visage, « où l'affabilité se nuançait d'un légitime étonnement [7] ». II s'empresse de narrer aussitôt son évasion devant une tasse de thé, signalant les problèmes pratiques posés par le passage de la frontière, donnant à Nadejda Konstantinovna Kroupskaia, la compagne de Lénine, chargée des relations avec la Russie, lettres et adresses utiles et celles qu’il faut abandonner.
Le « grand examen » vient au cours d'une promenade dans laquelle Lénine l'entraîne sous le prétexte de lui faire voir Londres, « leur » Westminster, et autres monuments. Pero-Trotsky fait son rapport sur la colonie des déportés de la Léna où il a vécu pendant deux ans, évoque les groupements qui s'y dessinaient, au temps de son départ, sur les questions de la lutte politique active et du centralisme dans l'organisation. Il explique à Lénine qu'il a lu à Moscou le livre de Bernstein et, plus tard, la réponse de Kautsky et comment cette polémique avait à ses yeux une connotation exclusivement allemande :
« Pas un marxiste parmi nous n'avait élevé la voix en faveur de Bernstein. On estimait comme allant de soi que Kautsky avait raison. Mais entre les débats théoriques qui se poursuivaient alors sur le plan international et nos discussions d'organisation politique, nous n'établissions aucun rapport, nous ne nous, arrêtions même pas à la pensée d'un rapport possible jusqu'au moment ou, sur la Lena, apparurent les premiers numéros de l’Iskra et la brochure de Lénine, Que faire? » [8].
Les deux hommes échangent quelques mots au sujet des premiers travaux philosophiques de Bogdanov, qui ont intéressé Trotsky : Lénine confie à son jeune camarade l'opinion de Plékhanov, qui pense qu'ils relèvent de l'idéalisme. Trotsky parle de l'écho rencontré par les travaux de Makhaisky, l'impression produite par son premier ouvrage, la désillusion provoquée par le second, l'absence d'intérêt du troisième, et décrit les réactions des « Sibériens » à leur sujet. Le jeune homme mentionne au passage à son « ancien » combien ses camarades et lui-même on été impressionnés par l'importance des matériaux statistiques mis en œuvre pour Le Développement du Capitalisme en Russie et constate combien Lénine est sensible à cet hommage rendu à son labeur. A la fin de la promenade, on en est venu à des échanges sur la question de l'avenir personnel de Trotsky.
« La conversation se borna à des généralités. Il fut entendu que je passerais quelque temps à l'étranger, que je prendrais connaissance de la littérature, que je regarderais autour de moi et qu'on verrait ensuite [9]. »
Trotsky est aussitôt logé dans la pièce libre d'une maison où habitent déjà Véra Zassoulitch, Martov et l'imprimeur Blumenfeld, et où se trouve la pièce, que Plékhanov appelle « le repaire », dans laquelle se tient le comité de rédaction de l’Iskra : il est dans le saint des saints et se met aussitôt au travail. Sa première contribution à l'Iskra paraît dans le numéro qui suit immédiatement son arrivée à Londres, et porte la date du 1er novembre 1902.
Avec une joyeuse boulimie, le jeune Trotsky lit de nouveau fébrilement journaux et brochures des dernières années, à commencer par l’Iskra et la revue Zaria, publiée par le même groupe. Il se demande – et demande à Lénine – pourquoi ce dernier emploie couramment le « je » dans des articles pourtant non signés. Il découvre, sous la signature de « Molotov », la plume d'un homme qu'il ne connaît pas encore, mais qui comptera pour lui, Parvus-Helphand. Le vieil émigré Alekseiev, ami de l'Iskra, l'initie à la vie anglaise, dans laquelle Lénine aussi lui fait faire quelques incursions, par exemple en l'entraînant dans un meeting social-démocrate qui se tient dans une église, entrecoupé de psaumes. Mais c'est avec Véra Zassoulitch – cette ancienne qu'il vénère – et Martov – guère plus âgé que lui –, qu'il partage, outre le logement et les repas, la vie quotidienne, les loisirs, l'échange intellectuel. Il bénéficie aussi de l'amitié du vétéran L.G. Deutsch, célèbre évadé de Sibérie et auteur d'un livre à succès, qui se fait son protecteur dans les milieux iskristes et l'appelle « Benjamin ».
Lénine semble miser sur lui. Il l'incite à se faire connaître. Pour lui, on organise à Whitechapel une conférence d'essai sur le thème « Du Matérialisme historique et de la façon dont il est compris par les socialistes révolutionnaires », dans laquelle il polémique contre les tenants de l'« histoire subjective », disciples des populistes. Il sort victorieux de la contradiction que lui apportent de prestigieux vétérans. Après ce succès, il va donner la même conférence à Bruxelles, à Liège, puis à Paris, mais ne parvient pas à en tirer l'article que Lénine lui réclame pour Zaria. On songe un moment à le renvoyer tout de suite en Russie où Krjijanovsky le réclame avec insistance, puis on y renonce, sur l'intervention de Deutsch, qui demande pour lui un délai de grâce, pour se former. Le voilà donc revenu à Paris où il se prépare, comme tous les autres, à un déplacement vers la Suisse, où la direction de l'Iskra va être transférée.
Quand exactement a-t-il rencontré à Paris Natalia Ivanovna Sedova ? Originaire d'une famille aisée [10], révoltée dès le lycée, âgée de vingt ans à peine, elle a fait des études secondaires a Kharkov, puis entamé à Genève des études de sciences naturelles : elle y a rencontre des iskristes qui l'ont introduite dans le cercle animé par Plekhanov. Passionnée d'art et de culture, elle aspire à remplir en Russie des missions illégales [a]. Elle racontera plus tard dans des notes confiées à Victor Serge :
« En 1902, j'habitais Paris. J'allais prendre mes repas dans un appartement de la rue Lalande où, pour vivre à meilleur compte, nous mettions nos ressources en commun. [...] Léon Davidovitch vint rue Lalande de jour même de son arrivée. Il avait vingt-trois ans; il venait de passer trois années d'exil en Sibérie orientale. Sa vitalité, sa vivacité d’esprit, sa capacité de travail faisaient déjà reconnaître en lui une personnalité énergique et formée. Il s’intéressa peu à Paris cette fois. " Odessa vaut mieux ", s'exclamait-il par boutade. Il tenait surtout à se familiariser avec le mouvement socialiste de l’émigration russe, mais il nous arriva de contempler ensemble le tombeau de Baudelaire que l’on apercevait derrière le mur du cimetière Montparnasse. […] A partir de cette époque, ma vie ne se sépare plus de la sienne. Nous vécûmes rue Gassendi dans ces quartiers aérés que notre émigration affectionnait [11]. »
Trotsky cite dans Ma Vie d'autres notes de Sedova racontant comment elle avait été chargée de le loger à son premier séjour. La formule concernant Odessa est ici un peu différente: « ça ressemble à Odessa mais Odessa est mieux [12] », dit-il de Paris. Il raconte également avec quelque complaisance comment il résista farouchement à tout ce qu'elle voulut lui faire connaître et goûter à Paris, l'art et les musées, la peinture, la sculpture, l'architecture. Sur le plan politique, il se familiarise avec la situation des socialistes français, divisés par la querelle du « ministérialisme », avec l'entrée du socialiste Millerand dans un gouvernement Waldeck-Rousseau où se trouve le général de Galliffet, bourreau de la Commune de Paris. Il entend parler Jaurès, qu'il n'apprécie pas, car il sent trop directement en lui l’adversaire réformiste. Il lui faudra des années de mûrissement pour mesurer enfin sa stature humaine et politique, admirer sans réserve l'orateur et la force physique de son intellect [13].
De Paris il continue le cycle de ses conférences, dans lesquelles se révèlent enfin ses dons d'orateur et qui sont toutes des succès. Il va en Suisse, en Allemagne, notamment à Heidelberg, où il polémique avec l'étudiant populiste Avxentiev – lequel, ministre du Gouvernement provisoire, le fera arrêter en 1917. De la capitale française, il conservera des souvenirs précis sur Lénine, une visite à l'Opéra-Comique, avec Kroupskaia et Sedova, et aux pieds des chaussures trop étroites [14], trois conférences magistrales données à l'École pratique des Hautes Etudes sur la question agraire en Russie, sa conférence politique enfin, sur le même sujet, donnée avenue de Choisy, à l’invitation du groupe parisien de l'Iskra – franc succès [15].
Le contact initial avec Lénine a été bon, et les relations qui s'établissent ensuite sont excellentes, même si le style de vie, très familial et replié, de Lénine, ne favorise guère l'épanouissement de relations personnelles. Il semble que Lénine ait accepté sans hésitation ce jeune surdoué, l'ait admis aussitôt dans le cercle étroit des collaborateurs de l'Iskra où il a des responsabilités d'organisation. Bien entendu il reprend la plume pour des articles de polémique souvent sarcastique et caustique, qu'apparemment nombre de militants n'apprécient guère. Lénine lui a ouvert la porte des cercles de l'émigration dans l'Europe entière. Il l'entraîne évidemment avec lui à Genève quand il est décidé de transférer et regrouper en Suisse, au début de 1903, le noyau dirigeant de l'Iskra. Une lettre de Lénine à Plékhanov, du 2 mars 1903, proposant la cooptation de Trotsky au comité de rédaction, dresse de lui un portrait élogieux :
« Pero écrit depuis des mois dans chaque numéro. D'une façon générale, il travaille pour l'Iskra de la façon la plus énergique, il fait des conférences (et avec un énorme succès). Pour les rubriques d'actualité (articles et notes), il nous sera non seulement très utile, mais vraiment indispensable. C'est un homme aux capacités indubitablement hors de pair, convaincu, énergique, qui ira encore de l'avant. Et, dans le domaine des traductions et de la littérature populaire, il saura faire bien des choses [16] . »
Il est clair que Lénine considère alors Trotsky comme un atout important dans la bataille qu'il veut livrer et gagner au IIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe dont la préparation directe a été engagée dès l'automne 1902.
On sait l'importance historique de ce IIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe qui consacra le début de la scission entre bolcheviks et mencheviks, elle-même à l'origine lointaine et durable de la scission entre socialistes et communistes à l'intérieur du mouvement ouvrier mondial. Il reste à comprendre comment Trotsky, qui s'était jusque-la situé du côté des éléments les plus révolutionnaires se trouva, dans cette circonstance exceptionnelle, du côté des modérés et, pour des années, à la tête des conciliateurs.
Nous avons vu que l'Iskra était née de l'expérience négative des premières années de la social-démocratie russe : ce journal publié à l'étranger, hors de la portée de la police russe, était conçu comme un outil de la construction du parti par en haut. Sur ce terrain, l'Iskra et ses émissaires, ses « agents » selon l’expression consacrée, avaient largement tenu leurs engagements en nouant de nombreux liens avec les comités en Russie et en les engageant dans une centralisation autour du « journal organisateur ». Pour concrétiser ces progrès, Il devenait maintenant nécessaire de le formaliser : après le premier congres, aux lendemains éphémères, il fallait tenir enfin un véritable congrès du P.O.S.D.R., le deuxième. Telle était en tout cas la conviction de Lénine et des autres membres de la direction de l'Iskra et l’objectif auquel ils consacraient, à partir de 1902, une importante partie de leurs efforts.
Bien entendu, les iskristes – et notamment Lénine, leur véritable chef d'état-major – ne pouvaient pas ne pas étudier, en même temps que la préparation du congrès, ses aspects politiques, c’est-à-dire les conditions de leur victoire à ce congrès. Les années écoulées les avaient vus conquérir l'un après l'autre, sur les « économistes », les comités du parti dont ils détenaient, sans aucun doute, maintenant une majorité. A la fin de 1902, la reconstitution en Russie même du comité d'organisation (O.K.) du parti leur avait permis de s'y assurer pour la première fois une majorité. Une partie des organisations social-démocrate, et non la moindre, leur échappait cependant, du fait de l'importance et de l’influence du Bund. Le Bund, dénomination familière de l'Union ouvrière générale des ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, avait été fondé en 1897 et comptait alors plus de 20 000 membres. Ses dirigeants arguaient de son niveau supérieur de développement et de la spécificité des problèmes « juifs » pour revendiquer pour lui l'autonomie d'organisation et combattaient par conséquent le modèle centralisé de parti social-démocrate préconisé par l'Iskra pour l'empire tout entier.
Convaincu que la scission avec le Bund était, de ce fait, inévitable, Lénine avait proposé au noyau de l'Iskra un plan de bataille dans le combat triangulaire qui allait s'engager au congrès entre iskristes, bundistes et « économistes ». Les iskristes étaient moins nombreux que bundistes et économistes réunis, mais plus nombreux que les économistes. Il leur fallait vaincre leurs adversaires séparément. En mettant en ouverture du congrès les revendications du Bund, on pouvait espérer normalement leur rejet par la majorité des délégués russes ; après le départ prévisible des délégués bundistes, les iskristes seraient majoritaires...
La préparation du congrès n'avait pas révélé, de divergences, majeures entre gens du noyau de l'Iskra. Le plus délicat avait été la rédaction du projet de programme, l’ancien, celui du groupe de L'Emancipation du Travail de 1887, ayant besoin d’une sérieuse mise à jour. Ainsi que le relève Leonard Schapiro, il fallait prendre en compte trois facteurs importants apparus depuis cette époque: la naissance d'un véritable mouvement ouvrier et son expérience d'une décennie l'éveil des libéraux et la perspective de l'apparition d'un parti constitutionnel ou libéral, la naissance enfin, en 1901, sous la houlette de vieux populistes et de jeunes militants, d'un groupe de socialistes-révolutionnaires promettant aux paysans la distribution des terres [17].
Une partie de la discussion sur le programme tourna, semble-t-il autour de questions de forme, mais Leonard Schapiro a probablement raison quand il entrevoit dans les discussions du projet les linéaments de divergences sur la nature de la révolution russe à venir. Le texte finalement retenu reprenait l’analyse de la contradiction entre le capitalisme et les masses exploitées, et la perspective de l'abolition des classes par une révolution sociale menée par le prolétariat. La notion de « dictature du prolétariat » faisait son apparition alors qu'elle n’avait pas figuré dans le programme de Gotha de la social-démocratie allemande. Trotsky la défendra au congrès contre un économiste qui a parlé de « conspiration jacobine » :
« Il oublie que cette dictature ne sera possible que quand la social-démocratie et la classe ouvrière [...] seront près de s'identifier. La dictature du prolétariat ne sera pas une « prise du pouvoir » par une conspiration, mais la domination politique de la classe des ouvriers organisés constituant la majorité de la nation [18]. »
Le programme reconnaissait que le capitalisme était devenu en Russie la « méthode de production dominante ». L'objectif immédiat du parti était le renversement de l'autocratie et l'établissement d'une république démocratique accompagnée d'une série d'exigences de réformes relevant du programme minimum.
Il semblait à tous les dirigeants de l'Iskra qu'au prix de concessions mutuelles ils avaient réussi l’essentiel, la rédaction du programme. Le projet de statuts du parti présenté par Lénine ne faisait pas non plus l’unanimité. Mais on ne considérait pas cette question comme brûlante, et c’est délibérément qu’on la laissa ouverte à la discussion du congrès. La première question était celle de la direction du parti. Deux organes, en principe complémentaires, étaient prévus. L'Organe central (C.O.) qui était en réalité la rédaction du journal, située à l’étranger, « hors de la portée des gendarmes russes »: il contrôlait les publications, donnait « la direction idéologique », « fermeté et continuité ». Le comité central, lui, se trouvait clandestinement à l'intérieur des frontières de l’empire et avait à contrôler les groupes locaux et leur communiquer des directives concrètes.
Les comités, pour des raisons de sécurité, ne pouvaient communiquer avec leurs propres branches et avec l'appareil clandestin des agents que par l’intermédiaire d’une seule personne. Organe et comité central recevaient le droit, rendu nécessaire par les arrestations à prévoir, de se coopter mutuellement pour remplacer les camarades « tombés ». Cela n’impliquait-il pas l'étroite subordination à l'organe central du comité central, forcement plus exposé à la répression ? Lénine le pensait mais n’avait pas convaincu ses camarades [19].
La deuxième question posée et non résolue était celle des limites du parti, la définition de l’appartenance. Le parti ne comprenait-il que les membres de l'appareil clandestin, ou bien englobait-il aussi les militants recrutés dans les organisations de base qu'il contrôlait ? Le projet de Lénine prévoyait que serait membre du parti « celui qui accepte le programme du parti, le soutient, aussi bien matériellement que par sa participation personnelle à l'une de ses organisations ». Martov avait jugé cette définition trop étroite et proposé, par lettre, de l'amender, sous la forme suivante : « Celui qui accepte son programme et travaille à sa réalisation sous le contrôle et la direction des organes du : Parti. » La question n'était pas plus réglée à l'ouverture du congrès que celle de la « cooptation mutuelle » dont nous savons que Trotsky et Lénine s'étaient entretenus : mais la « dictature de la rédaction » que Trotsky entrevoyait dans les statuts n'effrayait pas Lénine [20]. On peut en tout cas penser qu'aucun des deux ne se doutait alors que le congrès dont ils attendaient tant allait, à partir de questions qu'ils tenaient pour secondaires, conduire à une crise et à la scission historique entre bolcheviks et mencheviks.
Sans doute faut-il tenir compte de l'hétérogénéité du groupe dirigeant de l'Iskra, traversé notamment par de réelles oppositions personnelles. Résultat d'un compromis et d'une longue histoire, la rédaction a été composée pour moitié de militants de générations différentes. Il y a trois « anciens » – Plékhanov, Véra Zassoulitch, P.B. Akselrod – et trois « jeunes » – Lénine, Martov et Potressov. L'homogénéisation espérée ne s'est pas produite. Ses membres habitent diverses villes d'Europe. Bien qu'on ait, dans le cadre de la parité, donné à Plékhanov une voix prépondérante, son absence fréquente est souvent à l'origine de votes sans majorité claire, voire sans majorité du tout.
En termes de personnes, l'antagonisme principal est indiscutablement celui qui oppose Plékhanov et Lénine. Le premier, pionnier du marxisme dans le mouvement révolutionnaire russe, personnalité historique du socialisme européen, s'irrite volontiers de la concurrence qui nuit à son prestige, tolère mal les ambitions de ceux qu'il ne considère, dans le meilleur des cas, que comme ses disciples. Une pointe de scepticisme, apparue avec l'âge, vient s'ajouter à une arrogance naturelle d'intellectuel. Plus jeune de dix ans, Vladimir Oulianov, qui est devenu Lénine, a marché, depuis son entrée dans le mouvement social-démocrate, tout droit vers les objectifs qu'il s'est très tôt assignés ; il a acquis une solide confiance en lui-même. Il n'est guère impressionné, semble-t-il, par Plékhanov, mais, en revanche, il craint, de toute évidence, la division du noyau dirigeant, dans le meilleur des cas son impuissance : l'équipe de rédaction de l'Iskra lui apparaît singulièrement faible et dispersée, au moment précisément où la véritable reconstruction du parti va le confronter à des tâches qui exigent énergie et fermeté.
C'est en fonction de cette analyse que Lénine, dès mars 1903, a proposé à ses camarades, dans les termes que l'on sait, de coopter Trotsky comme septième membre de la rédaction. La proposition a reçu l'assentiment de quatre des membres, mais s'est heurtée au veto de Plékhanov, ce qui suffit à empêcher son application, la règle des cooptations étant l'unanimité. Le récit attentif de Trotsky dans Ma Vie permet de suivre les éléments, grands ou petits, de l'antagonisme grandissant entre Plékhanov, le chef historique, et Trotsky, ce benjamin » qui, avec beaucoup d'inconscience et depuis le premier jour, n'hésite pas à le contredire et à le discuter. L'animosité de l'ancien est grande, et Lénine conseille vainement au « jeunot » une attitude moins tranchante.
Le congrès commence ainsi sans que la direction – mais il n'y a là rien de vraiment extraordinaire – ait réglé tous les problèmes qui vont inévitablement y être posés et se soit concertée sur tous les cas de figure. Il s'ouvre le 30 juillet 1903 à Bruxelles, dans un entrepôt de la Maison du Peuple où les ballots de paille entreposés pour isoler et protéger les 57 congressistes laissent échapper des milliers de puces qui vont les dévorer des jours durant. Très sérieusement et de beaucoup trop près contrôlé par les policiers belges et les mouchards tsaristes en étroite collaboration, il finit par s'ajourner le 5 août et se transférer à Londres, où il reprend ses travaux le 11, pour se terminer définitivement le 23.
Trotsky – c'est décidément une vocation – a une fois de plus pris en catastrophe et sans discrétion le train à la gare de Nyon. A Bruxelles, où il est muni de papiers d'identité bulgares, il est très tôt pris en filature. Dans le congrès, il est écouté, à cause de sa réputation et parce qu’il parle bien. Il intervient à plusieurs reprises au nom des iskristes. Il s'engage à fond contre le Bund et ses prétentions autonomistes, après l'intervention de Liber, et le fait en tant que militant juif – c'est assez rare pour être souligné. Assurant que les prétentions autonomistes ne sont que « méfiance à l'égard du parti dans son ensemble érigée en règle », il affirme :
« Accepter ces conditions serait reconnaître notre faillite morale et politique, nous suicider moralement et politiquement. »
Il s'engage personnellement, en tant que militant, dans la polémique et s'en justifie hardiment :
« A la revendication du Bund d'être l'unique représentant du prolétariat juif, j’ai répondu en soulignant que nombre de camarades qui ont travaillé et qui travaillent parmi les ouvriers juifs n'appartiennent pas au Bund, mais se considèrent tout de même comme n'étant pas moins représentants du prolétariat en tant que prolétariat. J'ai noté que ces camarades étaient juifs. Pourquoi ? Pour bloquer l'argument favori des publicistes du Bund – un argument misérable – que les adversaires de la position du Bund ne savent rien de la psychologie du " prolétariat juif " [21]. »
Sa conclusion est que le Bund ne peut qu'être une section subordonnée du parti et ne saurait revendiquer le moindre privilège.
Évoquant l'œuvre passée de l'Iskra, il fait une vraie profession de foi :
« Bien que je sois ici, camarades, comme délégué de l'Union sibérienne, j'ai également l'honneur d'appartenir à l'organisation de l'Iskra. Les membres de cette organisation et ses partisans d'idées en général étaient et sont appelés " iskristes ". Ce n'est pas seulement un nom, c'est un courant. Un courant qui a regroupé certains autour de lui, qui a obligé chacun à prendre à son égard une attitude nette [22]. »
Après un historique rapide et le rappel de la confusion dans le mouvement ouvrier russe avant l'apparition de l'Iskra, il assure, lyrique et épique :
« C'était une période de doute, d'hésitation, de désordre. Nous cédions une position après l'autre aux démocrates bourgeois. C'est à ce moment critique qu'est apparu le groupe autour de l'Iskra et de Zaria et qu'il a pris sur lui de rassembler le parti sous le drapeau du socialisme révolutionnaire. Au début, ce groupe était " en minorité ". Maintenant la situation a changé radicalement. Et si l'Iskra a été l'organe qui nous a guidés pendant l'époque de la confusion dans le parti, maintenant, en le reconnaissant comme notre organe central, nous ne faisons que donner une expression formelle à sa victoire, la victoire de notre tendance. Ce n'est pas le nom que nous adoptons, c'est le drapeau autour duquel notre parti s'est rassemblé en pratique [23]. »
Le jeune homme que l’un de ses adversaires économistes appellera « le gourdin de Lénine » et qu'un autre décrit comme « l'un des agents des plus agressifs du rouleau compresseur de l'Iskra [24] » va être appelé à présider les réunions de iskristes au cours desquelles se concrétise la scission. Ni lui ni sans doute ceux qui l'avaient appelé à la présidence ne se doutaient que ce congrès aboutirait à l'éclatement du groupe et à une scission de si longue portée.
Ce fut pour lui une épreuve très rude. Il envoie à Natalia Ivanovna des lettres désespérées à propos de cette scission dont il est pourtant l'un des principaux agents. La scission est également inattendue pour Lénine dont l'acharnement au combat la précipite pourtant : il la ressent douloureusement au point de connaître pendant plusieurs semaines une véritable dépression qui l'oblige à suspendre son activité. Déjà, pendant le congrès, il avait perdu appétit et sommeil.
Les premiers signes d'un malaise interne dans les rangs des iskristes se sont manifestés dans le cours des réunions tenues par eux en marge du congrès – quatre, semble-t-il – au sujet du mandat de Riazanov. Ce dernier, animateur à Odessa du petit groupe qui édite Borba, a vivement critiqué l'Iskra et sérieusement attaqué Lénine, cherché à jouer les conciliateurs. Il avait été régulièrement désigné comme délégué avant qu'une majorité nouvelle d'iskristes ne fasse annuler l'élection. Le comité d'Odessa propose son admission avec voix consultative. Lénine souhaite son invalidation. Les iskristes se divisent entre les « durs » – partisans de Lénine – et ceux qui se prononcent pour l'admission de Riazanov, les « mous », dont Trotsky.
La proposition qui consolide cette opposition sort d'un obscur débat de plus sur les rapports entre l'organe central, le comité central et un « conseil » appelé à les coiffer. Lénine propose en effet de réduire de six à trois le nombre des membres du comité de rédaction, pour le rendre plus efficace, et de n'y conserver que Plékhanov, Martov et lui-même. Cette proposition signifie évidemment l'élimination de Véra Zassoulitch et d'Akselrod par ce congrès qui couronnait leurs efforts de reconstruction du parti ; elle est ressentie par beaucoup – et par Trotsky au premier chef – comme une agression contre la vieille garde et fait littéralement exploser le noyau iskriste.
La division entre « durs » et « mous » se cristallise alors de façon définitive dans le débat sur le premier paragraphe des statuts et la définition de membre du parti, au sujet de laquelle s'affrontent Lénine et Martov. C'est désormais le déroulement de cette discussion, que personne ne contrôle, qui commande le cours même du congrès et sa première conséquence, la scission historique des social-démocrates russes entre bolcheviks et mencheviks, majoritaires et minoritaires, « durs » ou « mous », maximalistes et minimalistes comme on dira parfois. Une scission sans doute capitale, mais qui fut bien loin, à l'époque, d'apparaître dans toute sa clarté.
Trotsky, partisan de la centralisation et de l'autorité du comité central dès l'époque de sa déportation en Sibérie, est apparu en émigration comme un « homme de main » de Lénine. Pour lui, le différend sur les statuts n'a aucune portée immédiate. Son tempérament, ses tendances profondes, ses idées semblent devoir le conduire à se ranger parmi les durs. Or il n'en sera rien. Lénine a compté sur lui et n'a rien négligé pour le convaincre. Trotsky évoque dans Ma Vie une longue promenade, puis l'envoi d'émissaires amis [25]. Il reste inflexible et sera même le plus « dur » des « doux » et particulièrement contre Lénine, personnellement.
Quelle est la raison d'une telle prise de position, surprenante – en rupture avec son comportement antérieur – et accomplie incontestablement dans un état de rage profonde ? On lira avec intérêt l'explication proposée par Englund et Ceplair pour qui le conflit l'atteignit alors qu'il avait « surmonté les pires épreuves de sa crise d'identité et abordait une nouvelle étape de son développement psychologique, celle de l'intimité [26] ». Rétrospectivement, Trotsky écrit :
« Pourquoi me suis-je trouvé au congrès parmi les " doux "? De tous les membres de la rédaction, j'étais le plus lié avec Véra Zassoulitch et Akselrod. Leur influence sur moi fut indiscutable. Dans la rédaction, jusqu'au congrès, il y avait eu des nuances, mais non des dissentiments nettement exprimés. J'étais surtout éloigné de Plékhanov : après les premiers conflits qui n'avaient en somme qu'une importance secondaire, Plékhanov m'avait pris en aversion. Lénine me traitait fort bien. Mais c'était justement lui, alors, qui, sous mes yeux, attaquait une rédaction formant à mon avis un ensemble unique et portant le nom prestigieux d'Iskra. L'idée d'une scission dans le groupe me paraissait sacrilège. […] Il ne s'agissait tout au plus que d'exclure Akselrod et Zassoulitch de la rédaction de l'Iskra. A leur égard, j'étais pénétré non seulement de respect, mais d'affection. Lénine, lui aussi, les estimait hautement pour leur passé, mais il en était arrivé à conclure qu'ils devenaient de plus en plus gênants sur la route de l'avenir. Et, en organisateur, il décida qu'il fallait les éliminer des postes de direction. C'est à quoi je ne pouvais me résigner. Tout mon être protestait contre cette impitoyable suppression d'anciens qui étaient enfin parvenus au seuil du parti. De l'indignation que j'éprouvai alors provint ma rupture avec Lénine au IIe congrès, Sa conduite me semblait inacceptable, épouvantable, révoltante [27]. »
Sans doute y a-t-il dans cette explication d'après-coup plus qu'un grain de vérité, Trotsky n'avait que vingt-quatre ans et, derrière lui, neuf mois d'action clandestine à Nikolaiev, deux années de prison et deux autres d'exil, quand il a connu les militants de la rédaction de l'Iskra avec lesquels il travaille neuf mois... jusqu'à l'explosion de l'équipe. On peut comprendre ce que ces vétérans représentent à ses yeux : il n'était, après tout, pas né quand Véra Zassoulitch, encore populiste, avait abattu le chef des tortionnaires pour venger les révolutionnaires torturés. Les anciens l'avaient accueilli avec amitié, et il avait pour eux les yeux du nouveau venu. Dans leur « essai de psycho-histoire », Steve Englund et Larry Ceplair écrivent à ce sujet :
« Il avait cru que ses camarades et lui formaient une vraie " famille ", il avait accepté le rôle de " benjamin " dont le caractère familial était fortement marqué. Pourtant il ne s'agissait pas d'un cercle familial, mais d'un ensemble d'émigrés dévoués à leur cause, tenaces, endurcis par la lutte [28]… »
Peut-on s'en tenir là et accepter l'explication de Trotsky et celle, très proche, des psychanalystes ? Il ne me semble pas. Au-delà des discussions formelles sur les articles de statuts et la composition des organismes responsables se posaient des problèmes politiques réels. Trotsky a-t-il sérieusement réfléchi à ce que Lénine lui avait répondu au congrès le 2/15 août :
« La racine de l'erreur que commettent ceux qui sont pour la formulation de Martov réside en ce que non seulement ils ferment les yeux sur l'un des maux essentiels de la vie de notre parti, mais qu'ils vont jusqu'à consacrer ce mal. Ce mal, c'est que, quand le mécontentement politique est général, et que nous devons militer en cachette, que la plus grande partie de notre activité est concentrée dans des cercles clandestins étroits et même dans des rendez-vous personnels, il nous est au plus haut point difficile, presque impossible, de séparer les bavards des militants. [...] Il vaut mieux avoir dix personnes qui militent sans se dire membres du parti (et les militants authentiques ne courent pas après les titres), que de donner à un bavard le droit et la possibilité d'être membre du parti. Voilà un principe qui me semble irréfutable et qui m'oblige à lutter contre Martov [29]. »
En fait, il est d'autant plus difficile d'admettre que la rupture se produisit, comme le prétend Trotsky, sur un plan sentimental et personnel que c'est avec des arguments politiques qu'il combat Lénine en 1903 et devient ensuite l'un de ses plus virulents adversaires. Moins prolixe certes que pendant la première partie du congrès, il conteste l'affirmation de Plékhanov selon laquelle la version des statuts présentée par Lénine permettrait de combattre l'opportunisme ; cette position n'a qu'un seul objectif à ses yeux : restreindre les droits des intellectuels militant individuellement pour le parti et sous son contrôle. Cela lui paraît inacceptable.
On connaît le déroulement du congrès. Dans un premier temps, la formule de Martov pour le premier paragraphe des statuts l'emporte sur celle de Lénine par 28 voix contre 22. C'est la première défaite politique de Lénine dans ce congrès, mais c'est aussi la dernière. La situation est complètement retournée en peu de temps. Le rejet des revendications d'autonomie du Bund, le départ du congrès des bundistes et des économistes changent les rapports de force. Les partisans de Lénine, désormais majoritaires, deviennent les « bolcheviks » et leurs adversaires, désormais minoritaires, les « mencheviks ». La nouvelle majorité repousse la résolution de Trotsky proposant le maintien de l'ancienne rédaction de l'Iskra et adopte les autres propositions de Lénine, notamment sur la composition des organismes de direction. Trotsky se range désormais parmi les minoritaires, les mencheviks.
C'est dans la foulée du congrès, apparemment dans les quarante-huit heures qui ont suivi sa clôture, qu'avec la collaboration des principaux dirigeant mencheviques, Trotsky rédige le « Rapport de la délégation sibérienne » qui sera signé de lui-même et de l'autre délégué de l'Union, V.E. Mandelberg. Selon un usage assez courant, plusieurs dizaines de copies du manuscrit sont alors mises en circulation. Ce texte, en principe compte rendu du IIe congrès, est un acte d'accusation tendu et passionné contre Lénine :
« Au IIe congrès de la social-démocratie russe, cet homme, avec toute l'énergie et tout le talent qui le caractérisent, a joué le rôle d'un désorganisateur [30]. »
Le bilan de la deuxième moitié du congrès est à ses yeux celui de la liquidation de la rédaction, du comité central, de l'idée même du "centralisme". Ce qu'il appelle l'« ego-centralisme » de Lénine l'a emporté, appuyé sur la psychologie des « économistes et dilettantes repentis » qui formaient ses troupes au congrès. Après une charge contre ce qu'il appelle « notre robespierrade caricaturale », la « République de la Terreur et de la Vertu » imposée par Lénine grâce à la transformation du modeste « conseil » en Comité de Salut public [31], il conclut :
« Un grave danger nous menace à l'heure actuelle : l'écroulement inévitable et en même temps proche du « centralisme » léniniste risque de compromettre aux yeux de beaucoup de camarades russes l'idée du centralisme en général. Les espérances mises sur le " gouvernement " du parti étaient trop grandes, infiniment trop grandes. Les comités étaient sûrs qu'il leur donnerait des hommes, de la littérature, des ordres, des moyens matériels. Or un régime qui, pour subsister, commence par chasser les meilleurs militants dans les domaines théorique et pratique, un tel régime promet trop d'exécutions et trop peu de pain. Il suscitera inévitablement une déception qui peut se révéler fatale, non seulement pour Robespierre et les ilotes du centralisme, mais aussi pour l'idée d'une organisation de combat unique en général. Ce sont les " thermidoriens " de l'opportunisme socialiste qui resteront alors maîtres de la situation, et les portes du parti s'ouvriront effectivement toutes grandes [32]. »
Quelques jours plus tard se tient la première réunion des mencheviks d'après congrès. Elle approuve Martov, qui a refusé de siéger au comité de rédaction de l'Iskra et décide de boycotter le journal de Plékhanov-Lénine [33]. La résolution finale, présentée par Trotsky et Martov, vraisemblablement rédigée par le premier, est ferme, tout en s'efforçant de ne pas couper les ponts. Lénine est accusé d'avoir fait triompher au congrès « une tendance à changer radicalement l'ancienne tactique de l'Iskra », de marcher vers une coupure entre un appareil clos et trié sur le volet, et une masse sans droits d'ouvriers social-démocrates, ce que Trotsky et Martov appellent un « centralisme déformé ». Ces minoritaires veulent s'organiser pour arriver à changer la composition des organes dirigeants, sans pour autant se placer en dehors du parti et sans jeter le discrédit sur ce dernier ou ses organismes centraux. Aussi les mencheviks s'organisent-ils en fraction à leur tour, face aux bolcheviks, et élisent un bureau dans lequel figurent Trotsky, Akselrod, Martov, Dan et Potressov [34].
Le gros de l'émigration se range derrière les mencheviks, comme le démontre, à la fin d'octobre, le congrès de la Ligue de la social-démocratie révolutionnaire russe en émigration, organisation jusque-là contrôlée par les iskristes. Il refuse en effet les statuts proposés par le comité central et vote des statuts de son choix, rédigés par des mencheviks. Le comité central bolchevique déclare alors le congrès illégal et appelle ses partisans à le quitter, ce qu'ils font comme un seul homme. Kroupskaia assure dans ses Mémoires que, minoritaires dans l'émigration, les bolcheviks rencontraient un réel soutien dans les organisations de Russie où avait été fait un compte rendu du congrès. En réalité, tous les résultats du congrès étaient fragiles et les semaines suivantes allaient le démontrer amplement.
Dans son Rapport, Trotsky avait qualifié la deuxième partie du IIe congrès de « loterie électorale ». Les développements ultérieurs relèvent, eux, de la loterie tout court. En quelques semaines les mencheviks vaincus renversent la situation et reviennent à l'Iskra – d'où Lénine est parti. Ce retournement, survenu au lendemain du congrès de la Ligue, est dû en fait à Plékhanov qui avait pourtant été au congrès le principal soutien et l'atout maître de Lénine. Peut-être impressionné par le congrès de la Ligue, sûrement sensible au boycottage de l'Iskra par les anciens, redoutant la scission, peut-être mal à l'aise dans sa cohabitation à l'étroit avec le seul Lénine dans l'organe central, il propose de faire aux mencheviks une concession qui permettrait de ramener la paix dans le parti : début novembre, il propose de rétablir l'ancien comité de rédaction.
Lénine refuse, arguant qu'il ne peut être question de revenir, sous la pression d'un groupe, sur la décision du congrès. Plékhanov est décidé à passer outre et à user de son droit de cooptation. Le 19 octobre/ 1e novembre, Lénine démissionne de la rédaction de la Pravda et se fait coopter au comité central. Le numéro 52 de l'Iskra sort sous la responsabilité du seul Plékhanov. C'est le 13/26 novembre que Plékhanov décide de coopter les anciens membres du comité de rédaction, leaders des mencheviks [35]. Ce n'est pas la scission, puisque Lénine invite les deux autres membres bolcheviques du c.c. à démissionner pour faire place aux candidats des mencheviks. Mais ce n'est certainement ni la paix ni la trêve.
Telle est la situation quand paraît le Rapport de la Délégation sibérienne dont la circulation était restée jusque-là confidentielle. Mais le texte publié est expurgé de toutes les attaques qu'il comportait contre Plékhanov [36] et suivi d'une conclusion en forme de polémique furieuse contre Lénine et son article « Pourquoi j'ai quitté la rédaction de l'Iskra. » Revenant sur sa formule de « la robespierrade caricaturale » de Lénine, il assure que celle-ci ne se distingue de son modèle que « comme la farce vulgaire se distingue en général de la tragédie historique [37] ». Puis il tourne en ridicule la défaite subie par Lénine en attribuant au « lecteur » les réflexions qui sont de toute évidence les siennes :
« Le camarade Lénine s'est battu au congrès pour " le remaniement du personnel des centres du parti ". Dans cette lutte, il n'avait aucune base de principe. Malgré tout, il a réussi. La rédaction de l'Iskra et le comité d'organisation ont été détruits. Or le résultat le plus immédiat de cette destruction a été la sortie de Lénine lui-même de la rédaction. La tactique du camarade Lénine, " qui n'était pas guidée par des considérations de principe [b] ", a souffert évidemment d'un certain nombre de lacunes. Mais cela ne doit pas arriver dans des entreprises aussi délicates. Cela s'est mal terminé pour le camarade Lénine. Cela arrive à tout le monde. Dans ce cas, il convient de se retirer le plus discrètement possible et en dérangeant le moins possible [38] … »
Laissons de côté le ton polémique et l'ironie mordante qui vont prévaloir, pour des années, entre ces deux hommes, quelques mois auparavant bons camarades et alliés au sein de leur parti. Il me semble que Trotsky a commis une grossière erreur d'interprétation. Toute sa conclusion est écrite sur le mode de la jubilation d'un vainqueur qui se sait du bon côté et invite le vaincu à s'éclipser discrètement sans trop attirer l'attention.
Or, c'est le contraire qui va se produire dans les années suivantes. Le « vaincu », après un moment de désarroi et même de dépression, reprend avec acharnement la tâche d'organisation entreprise des années auparavant et qui passe désormais par la construction d'une fraction bolchevique dans le parti ou, si l'on préfère, la conquête du parti par cette fraction.
Et c'est Trotsky, le « vainqueur », qui va se retrouver à son tour hors de la rédaction, complètement seul, tournant le dos aux luttes fractionnelles et renonçant dans l'immédiat à toute ambition d'organisation. Il « se retire » ainsi dans un isolement qui ne sera cependant pas « discret » du tout et qui réussira à « déranger ».
Notes
[a] Dans un « Essai de psycho-histoire », Englund et Ceplair (Revue d'Histoire moderne et contemporaine, n° 24, 1977, p. 537) montrent beaucoup de légèreté sur le plan de l'élaboration des données de base destinées à leur psycho-analyse : par exemple ils écrivent n. 56, p. 537 : « Natalia Sedova [...] était presque le contraire de Sokolovskaia : menue, attirante, étudiante d’art, plus ou moins apolitique, complètement dévouée à son mari.» A peu près autant de sottises que de mots, car Aleksandra Lvovna était également menue et attirante, et complètement dévouée à Trotsky, au-delà de leur mariage, et loin d'être « plus ou moins apolitique », Natalia était militante Iskriste.
[b] Dans le texte en question, Lénine indiquait que la seule question de principe posée au congrès et objet de désaccord était le § 1 des statuts du parti. Il démentait l'existence de « désaccords dans les questions relatives aux moyens d'appliquer le centralisme, à ses limites, à son caractère, etc. ».
Références
[1] La physionomie générale des sources change avec ce chapitre. Si Ma Vie et Le Prophète armé demeurent, il faut y ajouter les souvenirs de Natalia Ivanovna repris par Victor Serge dans Vie et mort de Léon Trorsky, Paris, 1951. (Nous utilisons l'édition de 1973.) Il faut y ajouter le Lénine de Trotsky, et son Rapport de la délégation sibérienne. Compte rendu du congrès de 1903 et de la scission. Parmi les recueils de documents, nous avons utilisé la correspondance Akselrod-Martov, Pisma P.B. Akselroda i Iu. Martova 1901-1916, Berlin, 1924 et 1903. Second Congress of the Russian Social-Democratic Labour Party, le texte du procès-verbal du 2e congrès P.O.S.D.R. Pour les histoires générales, on a eu recours à des classiques, Leopold H. Haimson, The Russian Marxists and the Origins of Bolshevism, 1971. Leonard Schapiro, The Communist Party of the Soviet Union, Londres, 1960 et Israel Getzler, Martov, A political Biography of a Russian Social-democrat, Melbourne, 1967.
[2] E. Wilson, To the Finland Station (éd. 1972), p. 416.
[3] M.V., I, pp. 211-212.
[4] Ibidem, p. 214.
[5] V.M. Ivanov, dans Sovietskaia Rossia, 27 septembre 1987.
[6] M.V., I, p. 223.
[7] Trotsky, Lénine, p, 12.
[8] Ibidem, p. 14.
[9] M.V., I, p. 227.
[10] V.M. Ivanov (cf. n. 5) précise qu'elle était « fille d'un marchand de la première guilde ».
[11] Victor Serge, Vie et Mort (ci-après V.M,. p. 16).
[12] M.V., I, p. 233.
[13] Ibidem, pp. 233-234.
[14] M.V., I, p. 235.
[15] Trotsky, Lénine, pp. 34-35.
[16] M.V., I, p. 240.
[17] L. Schapiro. op. cit., p. 43.
[18] Protokoly (2e congrès, ci-dessous Prot,), p. 136.
[19] Haimson, op, cit,, pp. 167-169.
[20] lbidem, pp.169-171.
[21] Prot. p. 22.
[22] Ibidem, p. 148.
[23] Ibidem, p. 149.
[24] Sam H. Baron, Plekhanov, The Father of Russian Marxism, 1963, p. 236.
[25] M.V., I, p. 261.
[26] Englund & Ceplair. « Un essai de psycho-histoire, Portrait d'un jeune révolutionnaire. Léon Trotsky ». Revue d'histoire moderne et contemporaine, n° 24, 1977, p. 536.
[27] M.V., I, pp. 252-253.
[28] Englund & Ceplair, op. cit., p. 537.
[29] Lénine, Œuvres, t. VI., p. 527.
[30] Trotsky, Rapport de la Délégation sibérienne (ci-dessous R.D.S.), trad. Fr. Paris, 1970 (Authier), p. 60.
[31] R.D.S.,ibidem.
[32] Ibidem, p. 85.
[33] Pisma P.B. Akselroda, pp. 94-96.
[34] Ibidem, p. 104.
[35] Iskra, n° 53, 25 novembre 1903.
[36] G. Migliardi, « Una polémica inedita contra Plejanov », Pensiero e azione ... I, pp. 71-84.
[37] R.D.S., p. 89.
[38] Ibidem, p. 93.