1966 |
« Ce qui unit les différentes espèces de socialisme par en haut est l'idée que le socialisme (ou son imitation raisonnable) doit être octroyé aux masses reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une élite dirigeante qui n'est pas réellement soumise à leur contrôle. Le cœur du socialisme par en bas est l'idée que le socialisme ne peut être réalisé que par l'auto-émancipation des masses, dans un mouvement « par en bas », au cours d'une lutte pour se saisir de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs) sur la scène de l'histoire.. » |
On prétend souvent que le modèle par excellence de la social démocratie moderne, le SPD allemand, s'est constitué sur une base marxiste. Il s'agit là d'un mythe, parmi tant d'autres dans l'histoire du socialisme. L'influence de Marx y était forte, y compris pendant un temps sur certains dirigeants, mais la politique qui avait fini par déterminer de façon décisive l'orientation du parti provenait en réalité de deux autres sources. L'une d'entre elles était représentée par Lassalle, qui fonda en 1863 le socialisme allemand comme mouvement organisé. L'autre était constituée par les Fabiens britanniques, qui ont inspiré le « révisionnisme » de Bernstein.
Ferdinand Lassalle était le prototype du socialiste d'Etat - c'est-à-dire qu'il visait à ce que le socialisme soit réalisé par l'Etat existant. Il n'était pas le premier à l'exprimer (Louis Blanc l'avait fait avant lui)), mais pour lui l'Etat en place était celui du Kaiser et de Bismarck.
L'Etat, expliquait Lassalle aux ouvriers, « réalisera pour chacun d'entre nous ce qu'aucun de nous ne peut faire pour lui-même ». Marx enseignait exactement le contraire : la classe ouvrière devait réaliser elle-même son émancipation en même temps qu'elle détruirait l'Etat existant. Bernstein avait raison quand il disait que Lassalle « vouait un véritable culte » à l'Etat. « Le feu immémorial des vestales de toute civilisation, l'Etat, est ce que je défends avec vous contre ces barbares modernes (les bourgeois libéraux) », proclama Lassalle devant un tribunal prussien. Cela faisait de Marx et de Lassalle des « adversaires fondamentaux », comme le remarque Footman dans sa biographie de Lassalle, où il met à nu son prussianisme, son nationalisme, son impérialisme prussien.
Lassalle donna au premier mouvement socialiste allemand la forme de sa dictature personnelle. En pleine conscience, il s'employa à la construire comme un mouvement par en bas pour réaliser un socialisme par en haut (rappelez-vous le « bélier » de Saint-Simon). Le but était de convaincre Bismarck de faire des concessions - en particulier le suffrage universel, sur la base duquel un mouvement parlementaire, dirigé par Lassalle, pourrait devenir un allié de masse de l'Etat bismarckien dans une coalition contre la bourgeoisie libérale. Dans ce but, Lassalle alla jusqu'à négocier avec le « Chancelier de Fer ». Lui adressant les statuts dictatoriaux de son organisation comme « la constitution de mon royaume, que peut-être vous m'envierez », Lassalle ajoutait :
Mais cette miniature suffira à vous montrer à quel point il est vrai que la classe ouvrière ressent une attirance instinctive pour la dictature, si elle peut être convenablement persuadée que cette dictature sera exercée dans son intérêt ; et à quel point, malgré toutes les opinions républicaines - ou plutôt précisément à cause d'elles - elle serait par conséquent encline, comme je vous le disais récemment, à considérer la Couronne, à l'inverse de l'égoïsme de la société bourgeoise, comme le représentant naturel de la dictature sociale, si la Couronne pour sa part pouvait se décider à la démarche - certainement tout-à-fait improbable - de mettre en œuvre une ligne vraiment révolutionnaire et nationale, et de se transformer, de la monarchie des ordres privilégiés, en une monarchie populaire sociale et révolutionnaire.
Bien que cette lettre secrète n'ait pas été connue à l'époque, Marx avait parfaitement compris la nature du Lassallisme. Il jeta au visage de Lassalle qu'il était un « bonapartiste » et écrivit avec lucidité que « son attitude était celle d'un futur dictateur des travailleurs ». Il appela la tendance de Lassalle le « socialisme du gouvernement royal de Prusse », dénonçant son « alliance avec l'opposition absolutiste et féodale contre la bourgeoisie ».
« Au lieu de découler du processus de transformation révolutionnaire de la société », écrivait Marx, Lassalle voit le socialisme se créer à partir « de « l'aide de l'Etat », aide que l'Etat fournit aux coopératives de production que lui-même (et non le travailleur) a « suscitées » ». Marx, railleur, ajoute : « Et pour ce qui est des sociétés coopératives actuelles, elles n'ont de valeur qu'autant qu'elles sont des créations indépendantes aux mains des travailleurs et qu'elles ne sont protégées ni par les gouvernements, ni par les bourgeois. ». Nous avons là une définition classique du mot indépendant qui est la clef de voûte du socialisme par en bas opposé au socialisme d'Etat.
Il existe un exemple instructif de ce qui se passe quand un antimarxiste américain du type académique aborde cet aspect de Marx. Démocratie et marxisme, de Mayo (révisé plus tard sous le titre Introduction à la théorie marxiste) démontre adroitement que le marxisme est antidémocratique essentiellement par l'expédient qui consiste à le définir comme « l'orthodoxie de Moscou ». Mais il semble au moins avoir lu Marx et s'être rendu compte que nulle part, dans des milliers de pages et une longue vie, Marx ne se montre soucieux de plus de pouvoir pour l'Etat - c'est plutôt le contraire. Marx, réalise-t-il, n'était pas un « étatiste » :
La critique populaire dirigée contre le marxisme consiste à dire qu'il tend à dégénérer vers une forme d' « étatisme ». A première vue la critique paraît mal ciblée, car la vertu des théories politiques de Marx... est l’absence totale en elles d'une quelconque glorification de l'Etat.
Cette découverte est un défi non négligeable aux détracteurs de Marx, qui évidemment savent à l'avance que le marxisme doit glorifier l'Etat. Mayo résout la difficulté par deux considérations : 1) « l'étatisme est implicite dans le recours à la planification totale... », et 2) « regardez la Russie ». Mais Marx n'a jamais fétichisé la « planification totale ». Il a été si souvent dénoncé (par d'autres critiques marxistes) pour avoir négligé de tirer des plans pour le socialisme, précisément parce qu'il réagissait violemment contre le « planisme » utopique, ou planisme par en haut, de ses prédécesseurs. Le « planisme » est précisément la conception du socialisme que Marx souhaitait détruire. Le socialisme doit impliquer la planification, mais la « planification totale » n'est pas égale au socialisme - de la même manière que n'importe quel imbécile peut être professeur mais que tout professeur n'est pas forcément un imbécile.