1966 |
« Ce qui unit les différentes espèces de socialisme par en haut est l'idée que le socialisme (ou son imitation raisonnable) doit être octroyé aux masses reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une élite dirigeante qui n'est pas réellement soumise à leur contrôle. Le cœur du socialisme par en bas est l'idée que le socialisme ne peut être réalisé que par l'auto-émancipation des masses, dans un mouvement « par en bas », au cours d'une lutte pour se saisir de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs) sur la scène de l'histoire.. » |
L'un des autoritaristes les plus conséquents dans l'histoire des idées révolutionnaires est le « père de l'anarchisme » lui-même, Pierre-Joseph Proudhon, dont le nom est régulièrement cité comme celui d'un grand « libertaire », sans doute à cause de sa laborieuse répétition du mot « liberté » et de ses invocations à la « révolution par en bas ».
Certains sont prêts à lui pardonner son antisémitisme véritablement hitlérien (« Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer »), ainsi que son racisme de principe (il considérait qu'il était juste que le Sud américain maintînt les noirs en esclavage, car ils étaient la forme la plus basse des races inférieures), ou sa glorification de la guerre en tant que telle (exactement dans le style de Mussolini), ou son opinion que les femmes n'avaient aucun droit : « je lui refuse toute espèce de droit et d'initiative politique ; pour la femme, la liberté et le bien-être consistent uniquement dans le mariage, la maternité, les soins domestiques » - en gros, le Kinder-Kirche-Küche (enfants-église-cuisine) des nazis.
Mais il n'est pas possible d'accepter son opposition violente, non seulement au syndicalisme, mais aussi au droit de grève (il allait jusqu'à approuver les policiers briseurs de grèves), à toute idée de droit de vote, de suffrage universel, de souveraineté populaire, ou à l'idée même de constitution (« Toute cette démocratie me dégoûte ... Que ne donnerais-je pour fendre cette foule de mes poings fermés ! »). Ses notes sur la société idéale comportent notamment la suppression de tout groupe autre que le sien, de toute réunion publique de plus de 20 personnes, de la liberté de la presse et des élections ; dans les mêmes notes, il appelle de ses vœux une « inquisition générale », et la condamnation de « plusieurs millions de personnes » aux travaux forcés - « une fois que la révolution sera faite ».
Ce qui se cachait derrière tout cela était un féroce mépris des masses - le fondement nécessaire du socialisme par en haut, autant que son contraire était la base du marxisme. Les masses sont corrompues et incurables (« J'adore l'humanité, mais je crache sur les hommes »). Ils ne sont que « des sauvages... qu'il est de notre devoir de civiliser, et sans faire d'eux notre souverain », écrivait-il à un ami avec lequel il polémiquait, ajoutant avec mépris: « Tu crois encore dans le peuple ». Le progrès ne peut venir que de la domination d'une élite, qui prend bien soin de n'accorder au peuple aucune souveraineté.
A plusieurs reprises, il se tourna vers un despote considéré comme le dictateur qui ferait triompher la révolution : Louis Bonaparte (il écrivit en 1852 un livre dans lequel il présentait Napoléon III comme porteur des espoirs de la révolution), le prince Jérôme Bonaparte, et, pour finir, le tsar Alexandre II (« Ne pas oublier que le despotisme du czar est nécessaire à la civilisation »).
Il y avait bien évidemment au poste de dictateur un candidat plus immédiat : lui-même. Il élabora un programme détaillé d'activité « mutualiste », coopérative dans la forme, qui devait se développer en englobant toute l'activité et l'Etat. Dans ses notes, Proudhon se désigne lui-même comme directeur en chef, naturellement non soumis à ce contrôle démocratique qu'il méprisait tant. Il prit soin de régler certains détails à l'avance : « Rédiger un programme secret pour tous les gérants: Elimination irrévocable de Royauté. Démocratie, propriétaires, culte [etc.] ». « Les Gérants sont les représentants naturels du pays. Les Ministres ne sont que des Gérants supérieurs ou Directeurs généraux : comme je serai un jour... Quand nous serons maîtres, la Religion sera ce que nous voulons qu'elle soit ; l'Enseignement, idem ; la philosophie, idem ; la justice, idem ; l'administration et le gouvernement, idem ».
Le lecteur, qui est peut être plein des illusions courantes sur l'anarchisme « libertaire », demandera : n'était-il donc pas sincère dans son grand amour de la liberté ?
Si, assurément. Il est seulement nécessaire de comprendre ce que signifie la « liberté » anarchiste. Proudhon écrit : « Le principe de la liberté est celui de l'abbaye de Thélème [dans Rabelais] : fais ce que voudras ! » et ce principe signifiait : « Tout homme qui ne peut pas faire ce qu'il veut a le droit de se révolter, même seul, contre le gouvernement, même si le gouvernement est constitué par tous les autres ». Le seul homme qui peut jouir d'une telle liberté est le tyran ; voilà le sens de la brillante introspection du Chigalev de Dostoïevsky : « En partant d'une liberté illimitée, j'arrive au despotisme illimité ».
C'est la même histoire avec le second « père de l'anarchisme », Bakounine, dont les plans de dictature et de suppression de tout contrôle démocratique sont mieux connus que ceux de Proudhon.
La raison fondamentale est la même : l'anarchisme ne s’intéresse aucunement à la mise en place d'un contrôle démocratique par en bas, mais seulement à la destruction de l' « autorité » sur l'individu, y compris l'autorité de la démocratie la plus large qu'on puisse imaginer. Cela a été exposé clairement, et à plusieurs reprises, par des représentants autorisés de l'anarchisme, par exemple par George Woodcock : « Même si la démocratie était possible, les anarchistes n'en seraient pas partisans... Les anarchistes ne sont pas les avocats de la liberté politique. Ce qu'ils veulent, c'est la libération de la politique... » L'anarchisme est en principe violemment antidémocratique, puisqu'une autorité, même idéalement démocratique, reste une autorité. Mais ainsi, en rejetant la démocratie, il ne propose pas d'autre moyen de résoudre les conflits et les divergences, inévitables entre les habitants de Thélème, sa liberté illimitée pour chaque individu émancipé de tout contrôle étant impossible à distinguer du despotisme illimité exercé par le même individu, en théorie aussi bien qu'en pratique.
Le grand problème de notre époque est la réalisation du contrôle démocratique par en bas sur les énormes pouvoirs de l'autorité sociale moderne. L'anarchisme, qui est dans sa phraséologie tout-à-fait libéré du « par en bas », rejette ce but. C'est le revers de la médaille du despotisme bureaucratique, les valeurs étant inversées, mais non la solution de l'alternative.