1966 |
« Ce qui unit les différentes espèces de socialisme par en haut est l'idée que le socialisme (ou son imitation raisonnable) doit être octroyé aux masses reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une élite dirigeante qui n'est pas réellement soumise à leur contrôle. Le cœur du socialisme par en bas est l'idée que le socialisme ne peut être réalisé que par l'auto-émancipation des masses, dans un mouvement « par en bas », au cours d'une lutte pour se saisir de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs) sur la scène de l'histoire.. » |
En Allemagne, derrière la silhouette de Lassalle, émergent toute une série de « socialismes » qui prennent une direction intéressante.
Les soi-disant socialistes académiques (« socialistes de la chaire » - « Kathedersozialisten » - un courant d'académiques institutionnels) louchaient du côté de Bismarck plus ouvertement que Lassalle, mais leur conception du socialisme d'Etat n'était pas, en principe, étrangère à la sienne. A ceci près que Lassalle recourait à l'expédient hasardeux d'en appeler à un mouvement par en bas pour réaliser son but - hasardeux parce qu'une fois mis en marche, il pouvait, comme il l'a fait plus d'une fois, échapper à tout contrôle. Bismarck lui-même n'hésitait pas à présenter sa politique économique paternaliste comme une espèce de socialisme, et des livres ont été écrits sur le « socialisme monarchique », le « socialisme d'Etat bismarckien », etc. Plus ancré à droite, nous trouvons ensuite le « socialisme » de Friedrich List, un crypto-nazi, pour arriver à ces régions où une variante anticapitaliste de l'antisémitisme (Dühring, A. Wagner, etc.) a formé la base du mouvement qui s'est appelé lui même « socialiste » sous la direction d'Adolf Hitler.
Le fil conducteur de tout cet ensemble, au-delà des différences, est la conception que le socialisme est seulement équivalent à l'intervention de l'Etat dans la vie économique et sociale. « Staat, greif zu! » (« Etat, prends les choses en mains! ») s'écriait Lassalle. C'est là le seul socialisme qu'ils ont en commun.
C'est pourquoi Schumpeter a raison quand il observe que le jumeau britannique du socialisme d'Etat allemand est le fabianisme, le socialisme de Sidney Webb.
Les Fabiens (qu'il serait plus exact d'appeler Webbiens) sont dans l'histoire de l'idée socialiste le courant moderne qui s'est développé dans le plus complet divorce du marxisme, celui qui lui est le plus étranger. C'était un réformisme social-démocrate chimiquement pur, ou presque, particulièrement à la veille de la montée du mouvement de masse travailliste et socialiste en Grande Bretagne, qu'il ne voulait pas aider à construire et qu'il n'aida pas (malgré un mythe répandu prétendant le contraire). C'est par conséquent un creuset très important, à la différence de la plupart des autres courants réformistes qui ont payé leur tribut au marxisme en adoptant une partie de son langage - pour mieux déformer sa substance.
Les Fabiens, petits-bourgeois dans leur composition et dans leurs idéaux, n'étaient pas du tout partisans de construire un mouvement de masse, fut-il fabien. Ils se considéraient comme une petite élite de cerveaux qui devaient infiltrer les institutions de la société, influencer les dirigeants réels dans toutes les sphères, conservateurs ou libéraux, et guider le développement social vers son but collectiviste avec « l'inexorabilité de la gradualité ». Comme leur conception du socialisme s'exprimait purement en termes d'intervention étatique (nationale ou locale) et que leur théorie disait que le capitalisme était collectivisé petit à petit tous les jours et devait continuer dans cette voie, leur fonction se limitait à accélérer le processus. La Société Fabienne se donna en 1884 le rôle de poisson-pilote d'un requin. Au début, le requin était le Parti Libéral. Mais l'infiltration du Parti Libéral ayant échoué lamentablement, et les travailleurs ayant finalement constitué leur propre parti de classe en dépit des Fabiens, le poisson-pilote alla tout simplement s'y attacher.
Il n'existe sans doute pas de tendance socialiste à avoir aussi systématiquement et consciemment élaboré sa théorie comme un socialisme par en haut. La nature de ce mouvement fut reconnue dès le début, même si elle devait par la suite être obscurcie par l'assimilation du fabianisme au sein du réformisme travailliste. Les socialistes chrétiens, dominants dans la Fabian Society, attaquèrent un jour Webb en le traitant de « collectiviste bureaucratique » (peut-être la première utilisation de ce terme). Le livre, célèbre à l'époque (1912) de Hilaire Belloc L'Etat servile fut essentiellement inspiré par l'exemple de Webb dont l'idéal « collectiviste » était fondamentalement bureaucratique. G .D. H. Cole se souvient que « les Webb, à cette époque, aimaient à répéter que quelqu'un qui était actif en politique était soit un « A », soit un « B » - un anarchiste ou un bureaucrate - et qu'eux étaient des « B ».
Ces caractérisations sont impuissantes à évoquer dans toute sa saveur ce collectivisme webbien qu'était le fabianisme. Il était de bout en bout dirigiste, technocratique, élitiste, autoritaire, « planiste ». Webb affectionnait l'expression « tirer les ficelles » (« wirepulling »), à quoi se résumait, pour lui, la politique. Une publication fabienne écrivit qu'ils souhaitaient être « les jésuites du socialisme ». Leur évangile était : ordre et efficacité. Le peuple, que l'on devait traiter avec bonté, n'était fait que pour être dirigé par des experts. La lutte des classes, la révolution et les troubles sociaux étaient de la folie pure. Dans Le fabianisme et l'Empire, l'impérialisme était soutenu et glorifié. Si le mouvement socialiste a jamais développé une tendance collectiviste bureaucratique, c'est bien à ce moment-là.
« On peut croire que le socialisme est un mouvement par en bas, un mouvement de classe », écrivait un porte-parole du fabianisme, Sidney Ball, pour détromper bientôt le lecteur. Mais désormais les socialistes « approchent le problème du point de vue des scientifiques plutôt que du peuple ; ce sont des théoriciens issus de la classe moyenne », se vantait-il, et il poursuivait en expliquant qu'il y avait « une rupture claire entre le socialisme de la rue et le socialisme de la chaire. »
La conséquence, bien que souvent minimisée, est connue. En même temps que le fabianisme, comme tendance spécifique, en venait à se dissoudre dans le courant global du réformisme travailliste en 1918, les dirigeants fabiens, eux, prenaient une autre direction. Sidney et Beatrice Webb, qui formaient avec G. Bernard Shaw le trio dirigeant, devinrent des supporters conséquents du totalitarisme stalinien dans les années 30. Plus tôt encore, Shaw, qui pensait que le socialisme avait besoin d'un surhomme, en avait trouvé plus d'un. Il considéra tour à tour Mussolini et Hitler comme les despotes bienveillants qui devaient apporter le socialisme à la plèbe des Yahoos1, et ne fut déçu que lorsqu'il vit qu'ils n'avaient pas réellement l'intention d'abolir le capitalisme. En 1931, Shaw proclama, après un voyage en Russie, que le régime de Staline était vraiment le fabianisme mis en pratique. Les Webb allèrent à leur tour à Moscou, et rencontrèrent Dieu. Dans leur livre L'U.R.S.S., un régime de dictature ou une démocratie ?, ils apportèrent la preuve (à partir de documents moscovites et de proclamations de Staline, analysés avec le plus grand soin) que la Russie était la plus grande démocratie du monde ; que Staline n'était pas un dictateur ; que l'égalité de tous régnait ; que la dictature du parti unique était indispensable ; que le Parti Communiste était une élite qui apporterait la civilisation aux Slaves et aux Mongols (mais pas aux Anglais). De toutes façons, la démocratie politique avait échoué lamentablement à l'Ouest, et il n'y avait aucune raison pour que les partis politiques continuent à exister à notre époque...
Ils soutinrent loyalement Staline lors des Procès de Moscou et du Pacte Hitler-Staline, sans manifester la moindre défaillance, et à leur mort ils étaient plus staliniens inconditionnels qu'un membre du Politburo. Comme Shaw l'avait expliqué, les Webb n'avaient que mépris pour la révolution russe en elle-même, mais « les Webb attendirent que les destructions et les ruines du changement aient pris fin, ses erreurs terminées, et l'Etat communiste bien installé », autrement dit ils attendirent que les masses révolutionnaires aient été paralysées par une camisole de force bureaucratique, les dirigeants de la révolution éliminés, la tranquillité efficace de la dictature bien installée sur la scène, la contre-révolution fermement établie, pour proclamer que c'était l'idéal.
S'agit-il d'une énorme incompréhension, d'une erreur grossière ? Ou n'avaient-ils pas raison de penser qu'il s'agissait vraiment du « socialisme » qui correspondait à leur idéologie, à quelques gouttes de sang près ? Les oscillations du fabianisme, de l'influence petite-bourgeoise au stalinisme, étaient enracinées dans le socialisme par en haut.
Si nous jetons un coup d’œil aux décennies qui ont précédé le tournant du siècle, dans lesquelles le fabianisme a vu le jour, on peut y apercevoir une autre figure, qui est l'antithèse des Webb : la personnalité dirigeante du socialisme révolutionnaire de cette période, le poète et artiste William Morris, qui devint socialiste et marxiste à l'approche de la cinquantaine. Les écrits de Morris sur le socialisme respirent par tous leurs pores l'esprit du socialisme par en bas, comme chaque ligne de Webb en est le contraire. Cela apparaît le plus clairement dans son offensive hardie contre le fabianisme (pour les bonnes raisons), son dégoût du « marxisme » de la version anglaise de Lassalle, le dictatorial H. M. Hyndman, sa dénonciation du socialisme d'Etat, et sa répugnance pour l'utopie collectiviste bureaucratique exprimée par Bellamy dans Cent ans après ou L'an 2000 (ce dernier lui inspira la remarque suivante: « S'ils voulaient m'embrigader dans un régiment de travailleurs, je me bornerais à me coucher sur le dos et à donner des coups de pieds »).
Les écrits socialistes de Morris sont tout imprégnés de l'accent qu'il mettait sur tous les aspects de la lutte des classes au quotidien ; et pour ce qui est de l'avenir socialiste, ses Nouvelles de nulle part sont l'antithèse directe du livre de Bellamy. Il proclamait :
Les individus ne peuvent pas se soulager des affaires de la vie en les transférant sur les épaules d'une abstraction appelée Etat, mais ils doivent les confronter en association constante les uns avec les autres... La variété de la vie est, autant que l'égalité de condition, un des buts du vrai communisme, et... seule l'union des deux peut apporter la vraie liberté.
« Même certains socialistes », écrivait-il, « sont capables de confondre l'organisation coopérative à laquelle tend toute la vie moderne avec le socialisme lui-même ». Ce qui signifie « le danger que la communauté ne sombre dans la bureaucratie ». Il exprimait ainsi sa peur de l'avènement d'une « bureaucratie collectiviste ». Dans sa violente réaction contre le socialisme d'Etat et le réformisme, il régressa dans l'antiparlementarisme, mais ne tomba pas dans le piège anarchiste :
... les gens devront s'associer dans l'administration, et parfois il y aura des divergences d'opinion... Que doit-on faire ? Quel parti doit céder ? Nos amis anarchistes disent que la force ne doit pas revenir à la majorité. Et pourquoi donc ? Y aurait-il un droit divin de la minorité ?
Ces lignes vont beaucoup plus au cœur de l'anarchisme que l'opinion courante selon laquelle l'anarchisme est trop idéaliste.
William Morris contre Sidney Webb :
cela peut être le résumé de cette histoire.
Note
1 Peuple très arriéré dans Les voyages de Gulliver - N.D.T.