1920 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
1920
XIV : Les débats du II° Congrès
De retour à Moscou, le congrès se mit aussitôt au travail. La délégation russe était importante par le nombre autant que par la valeur de ses membres. Elle comprenait : Lénine, Trotsky, Zinoviev, Boukharine, Radek, Rykov, Riazanov, Dzerjinsky, Tomsky, Pokrovsky, Kroupskaïa. Le premier point de lordre du jour, cétait le rôle du Parti communiste. Cependant pour un certain nombre de délégués, cétait la question du parti politique lui-même qui se trouvait dabord posée ; ceux-là navaient jamais jusqualors appartenu à un parti politique ; toute leur activité se développait au sein des organisations ouvrières. Cest ce que Jack Tanner vint dire à la tribune. Il expliqua comment, pendant la guerre, sétaient développés les shop stewards committees , limportance nouvelle quils avaient prise en sopposant à la politique des leaders trade-unionistes engagés à fond dans la politique belliciste du gouvernement britannique. La dure bataille quils avaient menée, non sans risques, pendant la guerre, les avait tout naturellement conduits à donner aux comités dusine un programme révolutionnaire et à rallier, dès lorigine, la Révolution dOctobre et la 3e Internationale. Mais leur action sétait toujours développée hors du Parti, et dans une bonne mesure contre le Parti dont certains dirigeants étaient les mêmes hommes quils trouvaient devant eux dans les luttes syndicales. Leur propre expérience des années passées navait pu que renforcer leurs convictions syndicalistes : la minorité la plus consciente et la plus capable de la classe ouvrière pouvait seule orienter et guider la masse des travailleurs dans la lutte quotidienne pour leurs revendications aussi bien que dans les batailles révolutionnaires.
Ce fut Lénine qui répondit à Jack Tanner, disant en substance :
Votre minorité consciente de la classe ouvrière, cette minorité active qui doit guider son action, mais cest le parti ; cest ce que nous, nous appelons le parti. La classe ouvrière nest pas homogène ; entre la couche supérieure, cette minorité parvenue à la pleine conscience, et la catégorie quon trouve au plus bas, celle qui nen a pas la moindre notion, celle parmi laquelle les patrons recrutent les jaunes, les briseurs de grève, il y a la grande masse des travailleurs quil faut être capable dentraîner et de convaincre si lon veut vaincre. Mais pour cela la minorité doit sorganiser, créer une organisation solide, imposer une discipline basée sur les principes du centralisme démocratique ; alors, vous avez le parti.
Un dialogue assez semblable quant au fond sengagea entre Pestaña et Trotsky. A la différence de Tanner, qui ne représentait que des groupements encore peu nombreux et se développant en marge de lorganisation syndicale centrale, Pestaña pouvait parler au nom de la Confederacion Nacional del Trabajo . Elle ne groupait pas tous les syndiqués espagnols ; il existait une autre centrale syndicale où la tendance socialiste dominait, mais la C.N.T. pouvait se targuer de compter, alors, un million de membres ; elle était solidement implantée dans les régions industrielles du pays, surtout en Catalogne ; elle incarnait exactement la tradition anarcho-syndicaliste si vivace en Espagne. Aussi Pestaña parlait-il avec plus dassurance que Tanner et sur un ton plus tranchant. À légard du parti, cétait plus que de lhostilité, du dédain. Mais il est possible, concédait-il, que dans certains pays les ouvriers veuillent se grouper dans des partis politiques ; en Espagne nous nen avons pas besoin. Et lhistoire montre que des révolutions, à commencer par la grande Révolution française, se sont faites sans parti. Trotsky navait pu sempêcher de linterrompre : Vous oubliez les Jacobins !
Reprenant, dans sa réponse, la question du Parti, Trotsky tint dabord à répondre à Paul Levi qui, avec sa hauteur habituelle, avait déclaré que cétait là une question depuis longtemps tranchée pour la grande majorité des ouvriers dEurope et même dAmérique, et quun débat là-dessus nétait guère de nature à accroître le prestige de lInternationale communiste. Sans doute, dit Trotsky, si vous songez à un parti comme celui de Scheidemann et de Kautsky.
Mais si ce que vous avez dans lesprit, cest le parti prolétarien, alors on doit constater que dans les divers pays ce parti passe par différentes étapes de son développement. En Allemagne, la terre classique de la vieille social-démocratie, nous voyons une puissante classe ouvrière, hautement cultivée, progressant sans arrêt, incorporant en elle des restes appréciables de vieilles traditions. Nous constatons, dautre part, que ce sont précisément ces partis qui prétendent parler au nom de la majorité de la classe ouvrière, les partis de la 2e Internationale, qui nous obligent à poser la question : le parti est-il nécessaire ou non ? Précisément parce que je sais que le parti est indispensable et que je suis persuadé de la valeur du parti, et précisément parce que je vois Scheidemann, dune part, et de lautre, des syndicalistes américains, espagnols ou français qui, non seulement veulent lutter contre leur bourgeoisie, mais qui, à la différence de Scheidemann, veulent la décapiter, je dis que, pour cette raison, je trouve très nécessaire de discuter avec ces camarades espagnols, américains et français afin de leur prouver que le parti est indispensable pour laccomplissement de la tâche historique présente, le renversement de la bourgeoisie. Jessaierai de le leur prouver, sur la base de ma propre expérience, et non en leur disant, sur la base de lexpérience de Scheidemann, que la question est tranchée depuis longtemps. Nous voyons combien grande est linfluence des tendances antiparlementaires, dans les vieux pays du parlementarisme et de la démocratie, par exemple en France, en Angleterre et ailleurs. En France il ma été donné de constater par moi-même, au début de la guerre, que les premières voix audacieuses contre la guerre, au moment où les Allemands étaient aux portes de Paris, sélevèrent dun petit groupe de syndicalistes français. Cétaient les voix de mes amis Monatte, Rosmer, et dautres. Il ne pouvait être question alors de parler de la formation dun parti communiste : de tels éléments étaient trop peu nombreux. Mais je me sentais un camarade parmi des camarades dans la compagnie de Monatte, de Rosmer et de leurs amis dont la plupart avaient un passé anarchiste. Mais que pouvait-il y avoir de commun entre moi et Renaudel qui, lui, comprenait très bien le besoin du parti.
Les syndicalistes français mènent leur travail révolutionnaire dans les syndicats. Quand je discute cette question avec Rosmer, nous avons un terrain commun. Les syndicalistes français, en défi aux traditions de la démocratie et à ses déceptions, disent : Nous ne voulons pas de partis politiques, nous sommes partisans de syndicats ouvriers et dune minorité consciente qui, dans leur sein, préconise et applique les méthodes daction directe. Quentendaient les syndicalistes français par cette minorité ? Cela nétait pas clair à eux-mêmes ; cétait un présage du développement ultérieur qui, en dépit des préjugés et des illusions, na pas empêché ces mêmes syndicalistes de jouer un rôle révolutionnaire en France et de rassembler cette petite minorité qui est venue à notre congrès international.
Que signifie exactement cette minorité pour nos amis ? Cest la fraction délite de la classe ouvrière française, une fraction qui a un programme clair et une organisation propre, une organisation dans laquelle toutes les questions sont discutées, où on prend aussi des décisions et où les membres sont liés par une certaine discipline. Par voie de simple conséquence de la lutte contre la bourgeoisie, de sa propre expérience et de lexpérience des autres pays, le syndicalisme français sera amené à créer le Parti communiste.
Le camarade Pestaña, qui est le secrétaire de la grande organisation syndicaliste espagnole, est venu à Moscou parce quil y a parmi nous des hommes qui, à des degrés divers, appartiennent à la famille syndicaliste ; dautres sont, pour ainsi dire, parlementaires ; dautres enfin ne sont ni parlementaires ni syndicalistes, mais sont partisans de laction de masse, etc. Mais que lui offrirons-nous ? Nous lui offrirons un Parti communiste international, cest-à-dire lunification des éléments avancés de la classe ouvrière qui ont apporté ici leurs expériences, les confrontent mutuellement, se critiquent lun lautre et, après discussion, prennent des décisions. Quand le camarade Pestaña rentrera en Espagne, porteur des décisions du congrès, ses camarades le questionneront : Que nous rapportes-tu de Moscou ? demanderont-ils. Il leur présentera les fruits de nos travaux et soumettra nos résolutions à leur vote et ceux des syndicalistes espagnols qui suniront sur la base de nos thèses ne formeront rien dautre que le Parti communiste espagnol.
Nous avons reçu aujourdhui une proposition de paix du gouvernement polonais. Qui peut répondre à une telle question ? Nous avons le conseil des commissaires du peuple ; mais il doit être soumis à un certain contrôle. Le contrôle de qui ? Le contrôle de la classe ouvrière comme masse informe, chaotique ? Non, le Comité central du parti sera convoqué, examinera la proposition et décidera. Et quand il nous faut mener la guerre, organiser de nouvelles divisions, rassembler les meilleurs éléments - vers qui nous tournons-nous ? Nous nous tournons vers le Parti, vers son Comité central. Et il en est de même pour le ravitaillement, pour les problèmes agricoles, pour tous les autres. Qui décidera de ces questions en Espagne ? Le Parti communiste espagnol - et jai confiance que le camarade Pestaña sera un des fondateurs du Parti [12].
Aux yeux de Lénine la question nationale nétait guère moins importante que celle du Parti. Les pays coloniaux et semi-coloniaux avaient été soulevés par la Révolution russe ; leur lutte pour lindépendance se présentait dans des conditions favorables, leurs oppresseurs impérialistes sortant tous de la guerre épuisés ; elle pouvait être décisive, assurer leur libération et affaiblir pour autant les grandes puissances impérialistes. Il nignorait pas que, sur ce point aussi, des conceptions différentes et parfois opposées allaient se heurter au congrès. Avant la guerre il avait déjà polémiqué là-dessus avec Rosa Luxemburg pour qui le socialisme passait par-dessus les revendications nationales, toujours plus ou moins entachées de chauvinisme. Et il avait des raisons de penser que ce point de vue serait celui dun certain nombre de délégués. Aussi avait-il pris sur lui de rédiger les thèses et tenait-il à les rapporter devant le congrès après les débats de la commission. Cest en effet à la commission même queut lieu la vraie discussion.
La délégation hindoue était relativement nombreuse, elle avait à sa tête un homme capable, Manabendra Nath Roy. Son activité dans lInde lui avait valu dêtre emprisonné puis expulsé ; la Révolution dOctobre lavait trouvé au Mexique, et il était venu à Moscou, par lAllemagne, sarrêtant et sinformant en cours de route, de sorte quil arrivait au congrès assez bien instruit du mouvement révolutionnaire dans le monde. Il avait, sur la lutte à mener contre limpérialisme britannique, des idées bien arrêtées. Selon lui, cétait le Parti communiste hindou qui devait en prendre la direction. Sans doute la bourgeoisie hindoue avait son programme de revendications dordre national ; mais loin de sunir à elle dans la lutte pour lindépendance, il fallait la combattre au même titre que les occupants britanniques, parce que, dans la mesure où elle exerçait un pouvoir propre - elle possédait déjà dimportantes usines dans le textile et la métallurgie - elle était lennemi des travailleurs, un exploiteur aussi âpre que les capitalistes des nations démocratiques indépendantes.
Patiemment, Lénine lui répondit, expliquant que, pour un temps plus ou moins long, le Parti communiste hindou ne serait quun petit parti peu nombreux, nayant que de faibles ressources, incapable datteindre, sur la base de son programme et par sa seule activité, un nombre appréciable de paysans et douvriers. Par contre, sur la base des revendications dindépendance nationale, il devenait possible de mobiliser de grandes masses - lexpérience lavait déjà amplement démontré - et cest seulement au cours de cette lutte que le Parti communiste hindou forgerait et développerait son organisation de telle sorte quil serait en mesure, une fois les revendications dordre national satisfaites, de sattaquer à la bourgeoisie hindoue. Roy et ses amis firent quelques concessions, ils admirent que, dans certaines circonstances, une action commune pourrait être envisagée ; cependant des divergences importantes subsistaient, et, rapportant sa thèse devant le congrès, Lénine y joignit celle de Roy, formant co-rapport.
La question syndicale fut la moins bien traitée par le congrès ; sans ampleur et sans profit. Non quelle nait été longuement discutée : la commission la débattait encore au moment où la séance plénière allait laborder et des réunions préliminaires avaient eu lieu déjà avant même mon arrivée entre Radek et les syndicalistes britanniques. Radek avait été désigné comme rapporteur, et cest lui qui avait rédigé les thèses bien quil neût aucune compétence particulière dans ces questions. Il abordait un problème difficile avec la mentalité dun social-démocrate allemand pour qui le rôle subalterne des syndicats était chose établie et quil nétait plus la peine de discuter. Il aurait volontiers répété ici ce que son ami Paul Levi avait dit à propos du parti : une telle discussion était humiliante et peu propre à accroître le prestige de lInternationale communiste.
Il trouvait un appui sans réserve auprès des autres membres social-démocrates de la commission, parmi lesquels Walcher se montrait un des moins compréhensifs, ignorant ou voulant ignorer les caractéristiques du mouvement syndical dans un pays comme lAngleterre par exemple, où il avait pourtant de solides traditions et une longue histoire. On trouvait donc invariablement dun côté Tanner, Murphy, Ramsay, John Reed, pas daccord en tous points mais létant pour repousser comme insuffisants des textes qui, au fond, se bornaient à reprendre ceux en faveur dans la 2e Internationale. De lautre côté se tenaient Radek et les social-démocrates, sûrs de posséder la vérité. On discutait pendant des heures sans avancer dun pas. Or, malgré limportance nouvelle attribuée au rôle du parti, à la nécessité reconnue dun organisme central pour mener la lutte révolutionnaire selon lexemple du Parti communiste russe, le rôle des syndicats dans les pays capitalistes et leur rôle dans lédification de la société socialiste restaient considérables ; on ne pouvait lignorer à Moscou, car il nétait pas rare dentendre des récriminations et des critiques à légard des syndicats russes et de la façon dont ils sacquittaient de leurs tâches, sur leur insuffisance, critiques que les dirigeants syndicaux ne laissaient pas non plus sans réponse. Des problèmes nouveaux se posaient ; au cours de la guerre des conseils dusine avaient surgi dans beaucoup de pays ; quelles devaient être leurs attributions particulières ? quels seraient leurs rapports avec les syndicats ?
Quand je vins à la commission, elle avait déjà tenu plusieurs séances, mais jaurais pu croire que cétait la première. Les social-démocrates étaient si persuadés de détenir la vérité quils se bornaient à formuler leurs points de vue, décidés davance à ne tenir aucun compte des remarques de leurs antagonistes. Radek suivait dune oreille distraite, dépouillant les volumineux paquets de journaux que lui apportaient les courriers de lInternationale communiste. Quand il avait fini on levait la séance pour se réunir de nouveau au gré de sa fantaisie. Il arrivait quau cours dune séance plénière du congrès, on fût avisé que la commission se réunirait dès quelle prendrait fin - cétait ordinairement autour de minuit ; on recommençait la discussion jusquà deux ou trois heures du matin, puis on allait se coucher, certains davoir perdu son temps. Même la partie des thèses sur laquelle je me trouvais en accord avec Radek - la lutte à lintérieur des syndicats réformistes et lopposition à toute scission - était formulée si brutalement, si sommairement, quelle ne pouvait que heurter et certainement pas convaincre. Quand la résolution fut apportée devant le congrès, John Reed vint me trouver ; il était très ému : Nous ne pouvons pas rentrer en Amérique avec une décision pareille, me dit-il ; lInternationale communiste na de partisans et de sympathie dans le monde syndical que parmi les Industrial Workers of the World (I.W.W.), et vous nous envoyez à lAmerican Federation of Labor où elle na que dirréductibles adversaires.
Outre la thèse sur la question nationale, Lénine sétait chargé de celle concernant Les tâches de lInternationale communiste . Il y attachait une égale importance, car, en fait, elle reprenait et précisait les conclusions, les décisions du congrès, les plaçait dans le cadre de la situation de chaque pays. La commission désignée pour les étudier était si nombreuse que ses séances ressemblaient déjà à un petit congrès ; elles avaient lieu de dix heures à quatre heures, sans interruption.
Un matin, dix heures étant déjà passées, nous étions encore à lhôtel quand on vint nous dire que Lénine nous rappelait que la réunion devait commencer à dix heures au Kremlin. Inutile de noter que nous étions assez confus en prenant place autour de la table. Zinoviev et Radek nous avaient donné de mauvaises habitudes ; avec eux il y avait toujours un certain décalage sur lhoraire, et nous ignorions que pour Lénine et pour Trotsky - qui en cela aussi se ressemblaient - lheure était lheure. Aussi le jour suivant nous étions tous en place dès dix heures. Mais cette fois cétait Lénine qui manquait. Il arriva avec un bon quart dheure de retard, sexcusa, cétait son tour dêtre confus : il vivait alors à Gorky, à trente verstes de Moscou, une panne dauto lavait immobilisé - et on reprit la discussion au point où lon lavait laissée.
La thèse, rédigée par Lénine, offrait un moyen commode de discussion. On prenait paragraphe par paragraphe, discutant, corrigeant, amendant ou ratifiant simplement le texte proposé. La hantise du gauchisme était, ici encore, présente ; on nous demandait de condamner nommément les organes et organisations qui en étaient atteintes, telle la revue Kommunismus de Vienne, et aussi le bulletin publié en Hollande par le bureau de lEurope occidentale de lInternationale communiste où du gauchisme sétait occasionnellement manifesté. Je fis remarquer quon ne pouvait mettre sur le même rang une revue dirigée par des communistes austro-balkaniques et le bulletin de lI.C. ; si lon voulait mentionner celui-ci, cest la direction de lInternationale quil fallait blâmer puisquelle en avait la responsabilité. Cela me paraissait si évident que je nimaginais pas quune discussion pût sengager là-dessus, et après tout ce nétait quun détail. Mais Zinoviev insista, Paul Levi lappuya : il fallait aussi blâmer le bulletin. Eh bien, dit Lénine, on va voter. - Mais où est Boukharine, sécria-t-il, il faut le trouver. On ramena Boukharine - il disparaissait souvent. Lénine lui dit : Asseyez-vous là, à côté de moi, et ne bougez plus. La commission se divisa exactement en deux parties : même nombre de voix pour et contre. Lénine avait suivi les opérations sans prendre parti ; il avait réservé son vote ; il fit pencher la balance de notre côté.
Une affaire infiniment plus importante retint ensuite lattention de la commission ; cétait la question italienne. Le Parti socialiste italien était si profondément divisé, quil est à peine exagéré de dire que chacun de ses délégués représentait une tendance ; isolé dans sa délégation, Serrati faisait seul de vains efforts pour maintenir ensemble tous ces éléments divergents. La tendance de droite comptait les dirigeants les plus connus et sans doute les plus instruits, Turati et Treves ; elle était absolument hostile à la 3e Internationale. À lextrême gauche on voyait Bordiga et ses amis, chauds partisans de lI. C., mais abstentionnistes ; Bombacci représentait une gauche inconsistante ; Graziadei se cantonnait sur le terrain paisible de la théorie ; le vieux Lazarri, secrétaire du parti, nétait pas là, mais je lavais rencontré lors dun de ses voyages à Paris et lavais entendu parler de la nouvelle Internationale sans sympathie : ladhésion nest pas encore acquise , disait-il. Il apparaissait clairement que si le Parti socialiste italien avait voté ladhésion à la 3e Internationale, cétait parce que sa direction navait pu résister à la forte poussée venant de la base du parti, des ouvriers et des paysans. Abandonné par tous, Serrati restait seul pour recevoir tous les coups.
Mais il y avait encore une autre tendance ; elle navait pas de délégués au congrès et cétait justement celle dont il était dit dans la thèse que nous discutions quelle exprimait exactement, par ses écrits et par son activité, les conceptions de lInternationale communiste. Cétait le groupe de l Ordino Nuevo de Turin, dont les militants les plus connus étaient Gramsci et Tasca [13]. Lorsquon arriva au paragraphe concernant lItalie, on constata quil ny avait pas de délégué italien présent ; aucun navait voulu venir ; précisément à cause de leurs divergences de vues, nul ne se considérait autorisé à parler au nom du parti. On dut demander à Bordiga de venir exposer et préciser la position de l Ordino Nuevo - ce quil fit très honnêtement, bien quil eût commencé comme toujours par marquer ses distances ; les précisions quil apporta confirmèrent le rédacteur de la thèse dans son intention de donner l investiture à l Ordino Nuevo et la commission, unanime, lapprouva.
Enfin venaient dAngleterre et le Labour Party. Les communistes doivent y adhérer, disait Lénine ; mais là il se heurtait à lhostilité générale et absolue des Britanniques. Zinoviev appuya Lénine ; Paul Levi le fit sur un ton qui exprimait le dédain dun Allemand à la fois pour la rétrograde et déclinante Angleterre et pour ses minuscules groupes communistes ; Boukharine avec cordialité et compréhension. Mais tous ces lourds assauts nébranlaient pas les Britanniques qui, au surplus, trouvaient du renfort chez les Américains, chez le Hollandais Wijnkoop. Comme président de la commission, je devais parler le dernier, mais on avait tellement répété, des deux côtés, les mêmes arguments quil ny avait plus rien à ajouter ; certain de répondre au désir général, je dis que je consentais à me sacrifier et quon pouvait passer au vote. Non, non, dit Lénine ; il ne faut jamais se sacrifier. Je résumais alors les arguments avancés par les Britanniques, cétaient aussi les miens. Lénine avait pour lui, très nettement, la majorité de la commission, mais comme il sentait que lopposition à ses vues demeurait sérieuse, il voulut que la question fût portée devant le congrès, et bien que je me fusse prononcé contre ce point particulier de sa thèse, il me demanda de me charger du rapport de la commission en séance plénière.
Le débat fut suivi par le congrès avec grande attention et une certaine curiosité car les Anglais avaient décidé de faire défendre leur point de vue par Sylvia Pankhurst. Elle était une des filles de la célèbre féministe qui avait mené une agitation révolutionnaire pour arracher le vote des femmes, mais seule de sa famille elle était passée du féminisme au communisme ; elle dirigeait un hebdomadaire, éditait des brochures, sétait révélée active et excellente propagandiste. Le discours quelle prononça était un discours de meeting non de congrès, le discours dune agitatrice. Elle parlait avec feu, sagitant dangereusement sur létroite tribune. Nous navions pas en elle un bon défenseur ; même largument sentimental du refus dentrer dans un parti discrédité aux yeux des ouvriers, dy retrouver les chefs qui avaient trahi pendant la guerre, et qui après tout nétait pas un argument négligeable, se trouva noyé dans une abondante déclamation. La thèse de Lénine lemporta mais la minorité resta imposante.
Je nai rien dit encore dune question dont on devait cependant beaucoup parler par la suite, celle des conditions dadmission à lInternationale communiste . Il y en avait vingt et une. Les communistes russes les avaient rédigées avec un soin méticuleux ; ils entendaient répondre ainsi par avance aux critiques dirigées contre la méthode par eux suivie pour constituer lInternationale communiste ; ces conditions draconiennes formeraient un barrage si solide que les opportunistes ne pourraient jamais le franchir. Que ce fut une illusion, ils devaient vite sen apercevoir. Ils avaient, certes, une bonne connaissance des mouvements ouvriers des pays dEurope ; ils en connaissaient aussi les chefs, ils les rencontraient dans les congrès de la 2e Internationale. Mais ce quils ne savaient pas et ne pouvaient savoir, cétait, jusquoù pouvait aller lhabileté manuvrière de ces hommes formés dans les pratiques du parlementarisme démocratique. Ils avaient plus de tours dans leur sac que les Russes soupçonneux nen pouvaient imaginer. Le secrétaire du Parti communiste français, Frossard, par exemple, devait pendant deux années leur administrer une leçon dans lart de se dérober. Rosa Luxembourg qui, elle, les connaissait à fond parce quelle avait passé sa vie de militante dans la social-démocratie allemande doù elle pouvait aisément suivre la vie des partis des pays voisins, avait écrit, dès 1904, un article publié par lIskra (en russe) et par la Neue Zeit (en allemand) qui aurait pu mettre en garde les rédacteurs des thèses sur les 21 conditions sils lavaient eu alors présent à la mémoire. Avant tout, écrivait-elle, lidée qui est à la base du centralisme à outrance : le désir de barrer le chemin à lopportunisme par les articles dun statut, est radicalement fausse... Les articles dun règlement peuvent maîtriser la vie de petites sectes et de cénacles privés, mais un courant historique passe à travers les mailles des paragraphes les plus subtils. Critique anticipée dont la vie ultérieure de lInternationale communiste confirma la justesse.
Au cours dune des séances du congrès, un grand garçon dune vingtaine dannées sétait approché de moi. Il était Français, venait darriver à Moscou, désirait me parler. Cétait Doriot. Il me raconta son histoire. Elle tenait en peu de mots : il avait été poursuivi et condamné pour un article antimilitariste à quelques mois de prison. Au lieu de se laisser emprisonner il avait décidé de séchapper, préférant la résidence de Moscou à une cellule de la prison de la Santé. Son éducation politique était assez sommaire mais il était alors réservé, modeste et appliqué. Il passa à Moscou deux années entières, rentra en France pour prendre le secrétariat des Jeunesses communistes, fut élu député en 1924. Sa rupture avec lInternationale communiste où le bon droit communiste était de son côté - il avait refusé de suivre Staline dans son tournant gauchiste de la troisième période de lInternationale communiste - aurait pu lui permettre de former et dorganiser une saine opposition. Mais, durant sa brève et brillante carrière, il avait appris à manuvrer, était devenu très vite un parfait politicien et il avait été contaminé trop sérieusement par le stalinisme pour pouvoir entreprendre une tâche désintéressée ; il voulait être un chef et il lui fut facile de passer, comme beaucoup dautres, du stalinisme à lhitlérisme.
Notes
[12] Cette prévision optimiste ne devait pas se réaliser. À son retour en Espagne Pestaña fut de ceux des leaders syndicalistes - la majorité - qui retirèrent ladhésion quils avaient donnée à la 3e Internationale en 1919. Mais lhistoire ne finit pas là, pour Pestaña. Il nadhéra pas au Parti communiste espagnol, mais dix années plus tard, il fonda un Parti syndicaliste qui ne compta jamais que peu de membres et plus dintellectuels que douvriers, la plupart anciens militants de la C.N.T. ayant rompu avec lorganisation anarcho-syndicaliste. Quant à lantiparlementaire, envoyé aux Cortès en 1936 par les électeurs de Cadix, il mourut, député, deux ans plus tard, à Valence.
[13] Le groupe de l Ordine Nuevo constituait une véritable fraction dans la région piémontaise. Il déployait son activité parmi les masses, sachant établir une connexité étroite entre les problèmes intérieurs du Parti et les revendications du prolétariat piémontais. Gramsci, Correspondance internationale, 18 juillet 1925.