Sous peine de nier l'intervention dans l'histoire de la volonté consciente sous la forme élémentaire, et même artisanale, de l'organisation, sous peine de prêcher la renonciation, la résignation, la soumission, de condamner le principe même de la lutte en rejetant les victoires qui ne sont que partielles, les autres ne peuvent que reprendre à leur compte la conclusion de Rosa Luxembourg à sa sévère critique du bolchevisme : "Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d'action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l'exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier "J'ai osé !". C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. |
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Le parti bolchévique
X: La lutte de l'Opposition Unifiée
La bataille du XIV° congrès ne devait être qu'une préface à la plus importante bataille livrée à l'intérieur du parti, qui venait à l'unanimité de décider de changer pour la deuxième fois de nom en devenant le parti communiste (bolchevique) de l'U.R.S.S. Elle allait voir se dresser, avec la coalition des deux oppositions, celle de 1923 et celle de 1925, le rassemblement de ce qui pouvait paraître l'élite du parti et de la vieille garde contre la direction aux mains du secrétaire général. L'alliance de Trotsky avec Zinoviev et Kamenev était peut-être, comme le pensent la majorité des historiens, inévitable, après que les uns et les autres ont vue leur effort se briser contre la toute-puissance de l'appareil. Cela pourtant fut moins évident aux acteurs du drame. C'est en effet de Zinoviev et de Kamenev, qu'il considérait d'ailleurs comme ses principaux adversaires, que Trotsky avait reçu les coups les plus sérieux et il n'avait pas tenu à eux que sa mise à l'écart n'ait été, somme toute, que relative, puisqu'il était toujours membre du bureau politique. C'est en partie aux attaques et aux révélations de Trotsky que Kamenev et surtout Zinoviev devaient d'avoir perdu le prestige qui avait fait d'eux les lieutenants de Lénine, et ses successeurs, au premier rang de la troïka.
Il semble bien que, dans le XIV° congrès, aucune des deux fractions aux prises n'ait négligé le facteur important que pouvait constituer l'intervention de Trotsky dans le conflit où ses vainqueurs s'entredéchiraient. Zinoviev avait dévoilé les mauvais coups de Staline contre lui, et Staline qu'il avait refusé de l'exclure, comme l'exigeaient les autres triumvirs. Mikoyan avait opposé aux Léningradiens l'attitude disciplinée de Trotsky, et Tomski la clarté de sa position contrastant avec leurs faux-fuyants. Iaroslavski et Kalinine leur avaient reproché les méthodes employées contre lui. Kroupskaïa lui avait longuement rendu hommage, tandis que Lachévitch admettait qu'il avait eu raison sur bien des points dans la discussion de 1923. Trotsky, pourtant, s'était tu, n'intervenant qu'à deux reprises et pour peu de temps, une première fois pour approuver Zinoviev qui s'était justifié de son attitude hostile l'année précédente en affirmant qu'on ne pouvait élire au bureau politique un homme à qui on reprochait tant d'erreurs, une deuxième fois pour protester parce que Staline venait d'annoncer des « représailles » contre l'organisation de Léningrad.
On peut, avec la majorité des historiens, penser que cette abstention dans la bataille de 1925 fut la plus grosse erreur tactique de sa carrière. Le fait est que cette appréciation est plus facile à porter pour qui connaît la suite de l'histoire. Le sentiment personnel de Trotsky est que les protagonistes ne valent pas plus cher les uns que les autres : le 8 janvier 1926, il écrit à Boukharine pour lui rappeler comment, en 1924, il s'était fait traiter de « démagogue » pour avoir dit - avec un rien d'exagération, il le reconnaît - que les ouvriers communistes de Léningrad étaient littéralement « muselés » par l'appareil. Or il constate que la même unanimité, en sens diamétralement opposé, règne aujourd'hui d'une part à Léningrad et d'autre part dans les autres organisations du pays : c'est que les unes et les autres sont entre les mains d'appareils [1]. Cette position semble avoir en général, été approuvée par les amis de Trotsky et le noyau des oppositionnels de 1923 : Zinoviev et Kamenev étaient, après tout, les inventeurs du « trotskysme », et les « trotskystes » de Léningrad ne manquaient pas de manifester leur scepticisme devant la fracassante défense et illustration de la démocratie ouvrière des « patrons » de la Commune du nord.
Trotsky devait déclarer plus tard : « Cette explosion était pour moi absolument inattendue. Pendant le congrès, je restai hésitant, car la situation évoluait. Elle n'était absolument pas claire à mes yeux » [2]. Des notes personnelles reproduites par Deutscher apportent quelques précisions : il y a, selon lui, plus qu'un « grain de vérité » dans l'idée que l'opposition de 1925 continue celle de 1923, car l'hostilité du congrès aux gens de Léningrad reflète celle des campagnes contre les villes. Trotsky envisage l'hypothèse d'un réveil ouvrier que le tribun Zinoviev traduirait ainsi, à sa manière, mais dont il espère qu'il prendra d'autres formes que les « hurlements vulgaires » de ces hommes qu'il estime « à juste titre discrédités » [3].
En réalité, le rapprochement était inévitable dans la mesure où les deux groupes de l'ancienne et de la nouvelle opposition se réclamaient d'une plate-forme ouvrière et internationaliste, dénonçaient le même danger, l'alliance des koulaks, des nepmen et des bureaucrates, la dégénérescence du parti sous la direction de Staline et de sa fraction. Boukharine, qui reste sentimentalement attaché à Trtotsky mais qu'alarme sérieusement la position des Léningradiens, espère un instant empêcher la jonction que beaucoup pressentent. Trotsky accepte la discussion avec lui. Le 8 janvier, il lui écrit : « Je sais que certains camarades, dont vous êtes peut-être, ont développé jusqu'à ces derniers temps un plan de ce type : donner aux ouvriers dans les cellules la possibilité de critiquer les affaires de l'usine, des syndicats, de la région, et, en même temps, frapper résolument toute « opposition » émanant des sommets du parti. » Il met Boukharine en garde : « De cette façon, le régime de l'appareil dans son ensemble serait préservé par un élargissement de sa base » [4]. Il lui offre un bloc contre Staline pour une véritable démocratie interne : Boukharine ne s'y résoudra pas.
Zinoviev et Kamenev, quant à eux, sont prêts à faire toutes les concessions nécessaires. Ainsi que Zinoviev le confie à Ruth Fischer, ils ont engagé une lutte pour le pouvoir et ils ont besoin de Trotsky, de son prestige et de son autorité, de ses capacités, mais aussi, après la victoire, de « sa main ferme pour ramener le parti et l'Internationale dans la voie du socialisme » [5]. Les amis de Trotsky sont divisés : Radek souhaite une alliance contre la droite avec le groupe Staline, Mratchkovski est hostile à tout bloc. Sérébriakov, favorable à l'unification, joue les intermédiaires entre Trotsky et les anciens triumvirs. Kamenev d'abord, puis Zinoviev font les avances, s'expliquent, reconnaissent leurs erreurs, s'engagent à le faire devant l'ensemble du parti. Zinoviev, au comité central, répètera : « J'ai commis de nombreuses fautes. Je crois que les plus importantes sont au nombre de deux. Ma première, celle de 1917, vous la connaissez tous. Je considère que la deuxième est plus grave parce que celle de 1917 fut commise quand Lénine était là, corrigée par lui et par nous-mêmes aussi quelques jours après. [...] Il ne peut y avoir aucun doute : le noyau fondamental de l'opposition de 1923, ainsi que l'a prouvé l'évolution ultérieure de la fraction dirigeante, avait raison de nous mettre en garde contre les dangers de déviation de la ligne prolétarienne et du développement menaçant du régime de l'appareil. [...] Oui, sur la question de l'oppression bureaucratique de l'appareil, Trotsky avait raison contre nous » [6].
Dès leurs premières rencontres, Zinoviev et Kamenev confient à Trotsky, incrédule, la peur que leur inspire Staline, qu'ils voient mû exclusivement par la soif du pouvoir et qu'ils croient capable de tous les crimes : « Il faut vous attendre à tout » affirme Kamenev [7]. Au comité central d'avril 1925, Kamenev et Trotsky se retrouvent dans des votes d'amendements sur les résolutions de politique économique et finissent par se concerter et rédiger ensemble les suivants : le premier pas est fait, l'alliance ne saurait tarder. Chacun, cette fois, fait un bout du chemin. L'opposition unifiée ne défendra pas les thèses de la « révolution permanente », mais Zinoviev et Kamenev reconnaîtront non seulement que Trotsky avait raison, en 1923, mais qu'ils ont eux-mêmes fabriqué le « trotskysme » pour se débarrasser d'un obstacle dans la lutte pour le pouvoir. Dans ces conditions, Trotsky ne peut refuser un accord qui apporte à ses thèses fondamentales le soutien de ceux qui croit-il, représentent « des milliers d'ouvriers révolutionnaires de Léningrad », quelle que soit sa méfiance à leur égard. Il écrira plus tard : « Dans la lutte pour les masses, quand la ligne politique est juste, on peut faire bloc, non seulement avec le diable, mais même avec un Sancho Pança à deux têtes » [8]. Il reste encore, des deux côtés, à convaincre les hésitants et les réticents : c'est, bien sûr, à Léningrad qu'il y aura le plus de difficultés. Zinoviev et Lachévitch d'une part, Préobrajenski de l'autre, se chargent de les aplanir [9]. L'opposition unifiée, enfin, se constitue.
Il faut bien admettre qu'elle a grande allure, et que jamais, dans le passé, opposition n'avait réuni simultanément tant de dirigeants prestigieux et de brillantes personnalités. Non seulement, il y a Zinoviev, Trotsky, Kamenev, dont personne ne conteste qu'ils étaient les premiers lieutenants de Lénine, mais encore Préobrajenski, Sérébriakov, Krestinski, les successeurs de Sverdlov, dix membres sur dix-huit survivants du comité central de mars 1919, élu au cÅ“ur de la guerre civile. Kroupskaïa, la veuve de Lénine, et Badaiev, l'ancien député à la Douma tsariste, sont les plus illustres survivants de la période pré-révolutionnaire. Ils ont avec eux les plus connus de ceux qui ont gagné la guerre civile, les militaires bolcheviques Antonov-Ovseenko, Lachévitch, Mouralov, et les grands commissaires, Ivan Nikititch Smirnov, le vainqueur de Koltchak, la figure de proue de Mratchkovski, et Smilga, l'organisateur du parti dans la flotte de la Baltique, le « complice » de Lénine dans son « complot » contre le comité central à la veille de l'insurrection. L'équipe de l'opposition surclasse celle de ses adversaires du point de vue du talent et des capacités intellectuelles : Sosnovski, très populaire pour ses satires de la bureaucratie, Karl Radek, spécialiste des questions internationales, sont les premiers journalistes du pays. Boukharine mis à part, il n'y a pas d'économistes dont la réputation égale celles de Préobrajenski, de Piatakov, de Smilga. Tout le monde est d'accord pour admettre que Racovski et Joffé sont les plus habiles diplomates du pays. De ces hommes, la fine fleur de la vieille garde, quelques-uns encore des postes importants, source de prestige : Zinoviev est président de l'Internationale, Evdokimov l'ex-marin, son bras droit, est au bureau d'organisation, Beloborodov est commissaire à l'intérieur de la R.S.F.S.R., Lachévitch, vice-commissaire à la guerre, Mouralov, inspecteur général de l'armée rouge. Ces responsables, bien sur sont peu nombreux face aux dizaines de milliers de fonctionnaires du parti et de l'Etat qui ont fait la force de Staline. Mais, pour Zinoviev et Kamenev au moins, pour leurs amis dont Victor Serge, dit qu' « ils semblaient avoir changé d'âme en une nuit » [10], il ne fait aucun doute que l'élite ainsi rassemblée sera reconnue : « Il suffira, dit Kamenev à Trotsky, que Zinoviev et vous paraissiez sur la même plate-forme pour que le parti reconnaisse son vrai comité central » [11].
C'est là la principale divergence qui subsiste entre les nouveaux alliés, car Trotsky, lui, pense que la lutte sera longue et dure. La situation a certes changé depuis 1923 où un prolétariat désintégré a assisté, passif, à sa défaite : il y a maintenant une véritable classe ouvrière dans les usines, une couche ouvrière importante dans le parti. Trotsky, certes, ne peut suivre Boukharine qui cherche à justifier le régime autoritaire par la disparition de toute conscience dans la classe ouvrière et fixe à des décennies le délai nécessaire à sa renaissance chez des ouvriers le plus souvent incultes et franchement recrutés dans les campagnes. Il n'en mesure pas moins, mieux que ses nouveaux associés, l'immensité de la tâche qui consiste à recréer dans le parti, et, à travers lui, dans la classe ouvrière, une avant-garde éclairée et combative. Pour lui, la vague révolutionnaire qui a porté le parti bolchevique au pouvoir en 1917 a définitivement reflué. La Russie connaît une nouvelle période de réaction : c'est d'elle que naissent la décomposition du parti et le début de sa dégénérescence, marquée par la toute-puissance de l'appareil. Le repli sur soi, la perte de la confiance et de l'initiative collectives, du goût de la lutte et de la conscience, la fatigue et le scepticisme détournent de l'activité les millions d'hommes qui avaient écrit de leurs mains l'épopée révolutionnaire de 1917 et de la guerre civile : le « grand débat » intéressera au maximum un noyau de 20 000 personnes sur les 150 millions d'habitants que compte l'U.R.S.S., et les informations à son sujet ne filtreront, à travers la presse aux ordres, que de façon suffisamment unilatérale et déformée pour qu'elles ne puissent pas y éveiller un écho sérieux.
En fait, l'opposition, qui se proclame « opposition de gauche » et se veut l'aile prolétarienne et bolchevique du parti, est à contre-courant. Les appels à l'énergie révolutionnaire, à la responsabilité, au dévouement et à la lutte pour la vérité glissent sur des hommes las et désabusés qui aspirent à la sécurité, sinon au bien-être. On ne veut pas entendre parler de la « révolution permanente » si elle doit signifier la révolution « en permanence ». Car on a gardé de la révolution et de la guerre civile le souvenir de souffrances atroces, de dizaines de milliers de morts, de l'épuisement, de la famine, des destructions de toute sorte. Alexandre Barmine, militant communiste à dix-huit ans, ancien soldat et commissaire de l'armée rouge, a confessé comment, devenu diplomate, puis haut fonctionnaire, il prit avec soulagement connaissance des articles de Staline contre la révolution permanente et comment ils le décidèrent à la rejeter définitivement comme trop dangereuse [12]. Le « socialisme dans un seul pays » offre à des hommes comme lui une perspective moins épique, certes, mais plus immédiate, plus concrète, moins aventureuse surtout. Le redressement relatif de l'économie depuis le tournant de la Nep a donné plus de prix aux minces satisfactions matérielles dont tous avaient été si longtemps et si profondément privés : elle n'est pas si ancienne que l'habitude en soit, prise, et le désir de se cramponner à la mince amélioration du niveau de vie joue à fond contre ceux dont les propositions paraissent impliquer le risque de tout remettre en cause.
Staline sait ce qu'il fait quand il reproche à Trotsky ses « postures héroïques » et affirme qu'il ne s'adresse pas à des « hommes réels, mais à des espèces de créatures idéales et de rêve, révolutionnaires de la tête aux pieds » [13]. Il est vrai qu'en 1926-27 les hommes du parti et les autres ressemblent plus à « l'homme réel » tel que Staline, qui l'incarne, le voit, qu'aux « créatures révolutionnaires de la tête aux pieds » dont Trotsky est le prototype et qu'il conduisait au combat en 1917 et dans les années suivantes. En ce sens, si l'appareil a triomphé par suite d'une démobilisation des masses, il est à son tour facteur de démobilisation et trouve en elle sa justification : les tragiques défaites de la révolution chinoise en 1927 apportent une éclatante confirmation aux prophéties de l'opposition dénonçant la politique qui les engendrait : mais elles l'affaiblissent terriblement par le coup quelles portent précisément à la confiance, à l'allant, au moral des militants. Elles renforcent finalement le camp de ceux qui en portent la responsabilité, en rendant irréelles les perspectives de ceux qui avaient indiqué comment les éviter.
La même contradiction pèse sur les méthodes de lutte de l'opposition : persuadés que la politique de la direction affaiblit le régime et l'Internationale, ses militants dénoncent le danger qu'ils croient relativement proche d'une restauration capitaliste. Or le fossé qui se creuse entre le parti et les masses, entre l'appareil et les militants, est un facteur d'affaiblissement du régime face à ce danger. L'opposition s'interdit donc les critiques démoralisantes, les gestes publics qui pourraient élargir les lézardes à l'intérieur d'un parti qui est toujours pour eux, l'instrument historique de la révolution mondiale, et à qui ils reprochent, non pas d'exister, mais de n'être pas, du fait de ses méthodes bureaucratiques et de sa courte vue, un instrument suffisamment efficace. Tant que l'opposition a dans le parti une existence légale, ces contradictions ne l'empêchent pas de se manifester unie, mais dès que là pression de l'appareil se resserre sur elle, elle perd son souffle, tiraillée entre ceux qui ne veulent plus rester dans le cadre du parti et ceux qui ne conçoivent pas d'en sortir, ces derniers se divisant à leur tour entre ceux qui veulent y rester pour lutter et ceux qui, pour y rester, sont prêts à renoncer à la lutte.
Ce sont ces conditions qui expliquent aussi le langage ésotérique dans lequel se déroulent ces controverses, pour la poignée de privilégiés qui a les moyens de les suivre. Plus de la moitié des membres du parti sont illettrés et les discussions s'y mènent dans la langue conventionnelle qui est celle du parti : des deux côtés on se réclame de Marx, Engels et de Lénine, des deux côtés on s'assène de pesants montages de citations-massues, on en appelle à la tradition, à des autorités, à des formules qui pour la majorité des militants, ne sont plus que langue de bois.
Les dirigeants de l'opposition sont des marxistes distingués, qui posent des problèmes d'un haut niveau théorique : comment la « base » comprendrait-elle les analyses le Préobrajenski sur le taux d'accumulation ? Quand Boukharine se saisit de sa phrase sur l' « exploitation » de la paysannerie, quel militant comprend que le mot, dans le langage de l'économiste marxiste n'a pas le sens vulgaire immoral qu'il prétend lui donner ? A cet égard, la médiocrité des syllogismes dont Staline est coutumier, la platitude des comparaisons, la grossièreté. des injures, maintes fois répétées, ont infiniment plus de poids que les analyses les plus savantes de l'opposition, d'ailleurs jamais publiées et toujours déformées. Quand l'opposition mettra en avant le projet du barrage du Dnieprostroï, Staline rétorquera qu'il est aussi inepte de le construire que de donner un phonographe à un paysan qui n'a ni charrue ni vache. C'est absurde, bien sûr, et le Dnieprostroï deviendra une « grande réalisation stalinienne », mais peu d'hommes étaient à même de comprendre les données économiques qui imposaient des réalisations de ce type. Le plan d'industrialisation et, de planification qu'élaborent les Trotsky, Piatakov, Préohrajenski, est une conquête de la pensée socialiste et leurs adversaires l'utiliseront, à leur manière, mais après avoir dit que ce « programme superindustriel », « superprolétarien », « n'est que la superstructure utopique d'illusions social-démocrates, une mascarade démagogique pour dissimuler l'essence droitière de la véritable plate-forme de l'opposition » [14], et après avoir miné ses auteurs.
Ainsi l'opposition sera-t-elle sans cesse traquée. Dénoncée comme « fractionnelle » dès qu'elle tente de se manifester dans le parti, elle est pourchassée, condamnée au repli dans les organismes dirigeants où elle n'a aucune chance de convaincre, et d'où elle ne peut espérer sortir sans être ignominieusement chassée sous l'accusation du crime majeur de volonté de scission. Elle luttera pendant près de deux années contre le cercle qui se resserre et qui la fera finalement éclater, sous le poids de la répression et des divergences qui s'accentuent au fur et à mesure que diminuent ses possibilités d'action.
La politique contre laquelle se dresse l'opposition unifiée n'a aucun caractère nouveau. Elle est celle même qui a été définie par la troïka lors du XII° congrès et dont Boukharine en 1924 et 1925 s'est fait le théoricien. Ses conséquences sont simplement plus apparentes au fur et à mesure que passe le temps. La différenciation sociale ne cesse de grandir dans les campagnes, où la puissance du koulak se manifeste dans un processus ininterrompu de concentration des terres. En 1925-26, 15 millions d'hectares sont loués contre 7.7 en 1924-1925, presque tous par des koulaks. Le paysan pauvre se fait embaucher comme journalier ou comme fermier et continue de payer à l'usurier des sommes quatre fois supérieures à celles qu'il doit au fisc. Dans certaines régions, le processus est particulièrement marqué : en Ukraine, 45 % des paysans n'ont pas de chevaux et 35 % pas de vaches. La direction des coopératives appartient de moins en moins aux paysans pauvres et de plus en plus aux koulaks, représentent 6 % des éléments dirigeants. Les 22 000 exploitations collectives ne sont qu'une goutte d'eau face aux 30 à 40 millions d'exploitations individuelles et même à la masse des 2 160 000 prolétaires agricoles employés à la date d'août 1926 sur les exploitations koulaks employant plus de dix salariés [15].
Cette petite bourgeoisie rurale en plein développement ne limite pas ses ambitions à la sphère immédiate de ses intérêts personnels. Elle exerce sa pression dans les soviets et même dans le parti, pour être défendue contre les unions de paysans pauvres ou les syndicats qui ne comptent pas plus de 20 % des ouvriers agricoles, intervient ouvertement contre la législation soviétique nouvelle, réclame que le mariage enregistré soit avantagé par rapport à l'union libre, proteste contre les droits des femmes accordés par le code, réclame la défense de sa propriété par des mesures draconiennes, comme la peine mort pour les voleurs de chevaux, qu'elle applique d'ailleurs, sommairement. Elle est l'avant-garde et base de toutes les forces qui en Russie peuvent soutenir éventuellement une restauration du capitalisme.
Or le rythme de l'industrialisation est loin de créer les conditions de son absorption. L'industrie russe a certes à peu près retrouvé son niveau d'avant-guerre, dans des conditions nouvelles puisqu'elle n'a pas bénéficié des capitaux étrangers qui avaient été la base de l'industrialisation dans la Russie tsariste. Cependant, la population a augmenté de plus de dix millions d'habitants dans l'intervalle et le retard industriel est plus considérable encore qu'il ne l'était, car la restauration s'est réalisée sur le niveau technique d'avant-guerre, pendant que les pays capitalistes amélioraient le leur : alors que les prix russes d'avant-guerre étaient proches du marché mondial, ceux de 1926 sont deux fois et demie plus élevés. L'Académie communiste estime, cette année-là, la « prime de cherté » ainsi acquittée par le consommateur russe à plus d'un milliard de roubles. L'insuffisance de l'industrie se traduit par ce que l'on appelle la « disette de produits » : les mêmes sources considèrent qu'elle se monte à plus de 400 millions de roubles de produits industriels que le marché serait toutes conditions égales, capable d'absorber. Elle explique la survivance et, les progrès du capital privé, dont la part dans la production est évaluée, selon les sources, entre 4 et 10 %. Il y a 20 000 ouvriers dans l'industrie, à Moscou même, 620 000 dans toute l'Ukraine. C'est le capital privé qui domine le marché intérieur, sur lequel il prélève sa lourde dîme. Son chiffre d'affaires, à Moscou, est égal à celui des coopératives. Pour tout le pays, il atteint plus de 7 milliards et demi par an, sur un chiffre d'affaires global du commerce du pays de 31 milliards, et il est impossible d'évaluer le montant de ses bénéfices, considérables, et qui constituent autant de capitaux soustraits à l'accumulation, donc à l'industrialisation.
Les éléments d'une bourgeoisie vivace et redoutable sont ainsi réapparus au sein de la société russe. Ils sont d'autant plus dangereux que l'administration et les organismes économiques pèsent de plus en plus lourdement par leur énorme appareil bureaucratique sur l'économie du pays et, par leur fonctionnement parasitaire, freinent le développement industriel. En 1927 les statistiques révèlent qu'en face de 2 766 136 ouvriers et employés de l'industrie, les administrations emploient 2 076 977 employés et fonctionnaires. Une lettre de Rykov et Staline, le 16 août 1926, évalue à 2 milliards de roubles les dépenses administratives de fonctionnement et à 3 ou 400 millions les économies immédiatement réalisables. Un rapport d'Ordjonikidzé, paru dans la Pravda du 15 décembre 1926, constate une augmentation de 43 199 personnes du personnel de l'Etat, après une campagne d'une année pour sa réduction. Il cite les cas les plus scandaleux, comme le fait qu'un bilan annuel d'un trust de Moscou compte 13 volumes de 7354 pages, coûtant, à lui seul, 1 306 000 roubles. Et le salaire réel de l'ouvrier ne cesse de baisser entre 1926 et 1927, où il se stabilise.
La conjonction du nepman, du koulak et du bureaucrate dénoncée par l'opposition unifiée s'exprime dans la politique d'immobilisme et de laissez-faire que sous-tendent et qu'appuient les théories de Boukharine sur la stabilisation du capitalisme sur une longue période et de Staline sur la construction du socialisme dans un seul pays. Elles se traduisent, dans l'Internationale, par une politique nouvelle, en rupture directe avec les conceptions affirmées au cours des quatre premiers congrès, celle du « front unique » avec les organisations réformistes, partis et syndicats, sans perspective révolutionnaire. Ainsi que l'écrit Deutscher, « affirmer à l'avance que l'Union soviétique aurait à construire de bout en bout le socialisme toute seule était l'abandon de la perspective de la révolution internationale ; l'abandonner signifiait refuser d'y travailler et même l'empêcher » [16]. La volonté de s'affirmer « léninistes », le souci des dirigeants communistes étrangers de prendre leurs distances à l'égard du « trotskysme », la confusion initialement involontaire, mais de plus en plus souvent répétée et affirmée entre les intérêts de l'Etat soviétique, sa politique étrangère et ses besoins diplomatiques, d'une part, et l'intérêt de la révolution mondiale, des partis communistes et les nécessités de la lutte ouvrière dans tel ou tel pays, de l'autre, expliquent le reste.
C'est ainsi que les communistes polonais croiront à tort avoir l'aval de l'internationale pour soutenir en mai 1926 le maréchal Pilsudski dans le coup d'Etat qui le porte au pouvoir et lui permettra de briser le mouvement ouvrier : la politique d'alliance avec les classes non prolétariennes, le koulak et la petite bourgeoisie en Russie, s'est traduite en polonais par une alliance avec un mouvement petit-bourgeois à étiquette socialiste et paysanne qui aura tôt fait de se transformer en dictature militaire appuyée sur les magnats et la haute finance. En mai 1925, après des contacts d'une année avec Purcell, dirigeant des Trade-Unions britanniques, les syndicats russes forment le conseil syndical anglo-soviétique, sur lequel les diplomates comptent pour lutter contre les tentatives hostiles de la bourgeoisie britannique : il apportera surtout l'appui du prestige des bolcheviks aux dirigeants réformistes anglais qui, après avoir brisé, par leur attitude, la grève générale de mai 1926, finiront par soutenir l'offensive contre l'U. R. S. S. menée en 1927 par leur gouvernement [a].
Plus significative encore de cette ligne est la politique menée en Chine par la direction du parti et de l'Internationale, politique qui aboutira, en 1927, au moment de la deuxième révolution chinoise, à la grande controverse avec l'opposition.
Conscients des difficultés qui les attendent, après le double échec de leurs tentatives d'opposition séparées, les dirigeants de l'opposition commencent par s'organiser. C'est un pas important, puisqu'ils violent ainsi une discipline à laquelle ils se disent soumis : ils entrent dans la clandestinité par rapport au parti. Ses militants, après des années d'activité publique et de responsabilités d'Etat, se trouvent replongés dans une forme d'action qu'ils ne pratiquaient plus depuis le temps du tsarisme, mais qui leur avait été à tous familière : rendez-vous secrets, réunions dans des domiciles privés ou dans les bois avec piquets et patrouilles, courriers, émissaires, gardes du corps, « contacts », tout l'attirail de l'illégalité dans des conditions nouvelles, puisque le groupe, clandestin dans le parti, agit en s'efforçant de dérouter la surveillance de la Guépéou. La première étape consiste à organiser un réseau qui couvre tout le pays, avec une structure parallèle à celle du parti : il faut, pour cela, prendre bien des contacts, au delà du cercle des amis personnels de chacun, renouer des relations anciennes, sonder de nouveaux militants, pour constituer, partout, un noyau de départ.
En quelques mois, les éléments les plus décidés des oppositions successives seront ainsi organisés, des anciens de l'opposition ouvrière, en minorité, les amis de Zinoviev étant un peu plus nombreux que ceux de Trotsky, les opposants de 1923. Au total, entre 4 000 et 8 000 militants, suivant les évaluations extrêmes - le chiffre est dérisoire, certes, par rapport aux 750 000 militants que compte le parti, mais il s'agit d'une avant-garde qui aura à lutter dans un cercle plus restreint que le parti lui-même, et surtout, comme le souligne Deutscher, les recrues, vieux militants ou, au contraire jeunes, sont tous des responsables, des cadres, des meneurs, et il n'y a parmi eux ni carriéristes, ni opportunistes. Quoique le seul représentant de l'opposition au bureau d'organisation, Evdokimov, vienne d'en être écarté, des possibilités subsistent de s'appuyer sur certains secteurs de l'appareil et les bureaux de Zinoviev et de l'Internationale sont largement utilisés pour le recrutement et les liaisons. Bien entendu, la mise sur pied de ce réseau a nécessité de nombreux voyages, des rencontres. Les uns après les autres, les émissaires sont convoqués devant les commissions de contrôle, qui s'acharnent à découvrir la preuve de l'existence d'une fraction. Elle l'aura quand un provocateur dénoncera la tenue, dans les bois, près de Moscou, d'une réunion de l'opposition, résidée par Biélenki, haut fonctionnaire de l'Internationale, avec la participation de Lachévitch, membre du gouvernement.
L'opposition unifiée se manifeste sur le plan politique pour la première fois officiellement au comité central de juin où Trotsky lit en son nom la « Déclaration des 13 ». Partant de la résolution du 5 décembre 1923 qui reconnaissait les progrès du bureaucratisme dans l'Etat et le parti, elle décrit l'aggravation incessante du mal, et la montée des périls internes que constituent les éléments pro-capitalistes, koulaks et nepmen. C'est dans cette situation que s'est constituée l'opposition, opposition de gauche, bolchevique et prolétarienne, à la fraction au pouvoir, elle-même alliance entre la « fraction Staline », expression de l'appareil, et la droite, le groupe Boukharine, porte-parole des koulaks. Elle affirme qu'elle est prête, dans l'immédiat, à travailler avec les autres pour « restaurer en commun un régime du parti [...] en pleine conformité avec ses traditions » de démocratie ouvrière. En cas de refus, elle luttera, dans le cadre des statuts, pour gagner la majorité et devenir la direction qui redressera le parti.
Son programme est un programme de classe, un programme de « défense du prolétariat » [17] ; il se prononce en premier lieu pour le relèvement des salaires ouvriers, une réforme fiscale, exonérant les petits paysans, allégeant l'impôt pour les paysans moyens et taxant lourdement les koulaks. Les mesures à échéance plus lointaine qu'il préconise sont une politique de soutien à la collectivisation dans les campagnes et surtout une accélération du rythme du développement industriel, l'opposition réclamant « un véritable plan quinquennal ». Ainsi se propose-t-elle de renforcer dans l'Etat ouvrier le rôle de la classe ouvrière, en augmentant son poids spécifique dans le pays aussi bien qu'en lui redonnant la parole dans le cadre du parti, et en refoulant les éléments du capitalisme renaissant dans les campagnes. Soulignant le danger de la confusion croissante entre les intérêts de l'Etat russe en tant que tel et ceux de la classe ouvrière internationale, la Déclaration des 13 condamne la politique opportuniste qui a inspiré l'accord avec les syndicats anglais dans le comité anglo-russe et fourni auprès des ouvriers anglais la caution des révolutionnaires russes aux dirigeants réformistes qui viennent de saboter la grève générale du mois de mai. L'opposition déclare ainsi la guerre à la théorie du « socialisme dans un seul pays » qui justifie les concessions opportunistes des partis communistes étrangers et l'abandon des perspectives révolutionnaires.
Les débats sont extrêmement vifs. Dzerjinski, le chef de la Guépéou, va mourir d'un arrêt du coeur après une intervention violente contre Kamenev. Toutes les propositions des 13 sont repoussées et la majorité, à son tour, contre-attaque sur les « violations de la discipline ». Un oppositionnel, Ossovski, coupable d'avoir écrit dans Bolchevik un article réclamant un nouveau parti, est exclu ; Trotsky et ses amis, se désolidarisant de lui, refusent pourtant de voter l'exclusion, car c'est l'appareil qui, à leurs yeux, porte la responsabilité de cette « faute grave ». L'affaire Lachévitch est considérée comme une « conspiration illégale » ; les coupables sont blâmés, Lachévitch révoqué de son poste de commissaire, exclu du comité central et, pour deux ans, de toute responsabilité ; Zinoviev est exclu du bureau politique et remplacé par Roudzoutak. La résolution finale accuse l'opposition d'avoir décidé de « passer de la défense légale de son point de vue à la création d'une vaste organisation illégale dans tout le pays, se dressant contre le parti et préparant ainsi sa scission » [18].
Pour l'opposition la leçon est claire : le parti n'entendra jamais ce qu'elle dit au comité central, et il lui faut s'adresser directement à l'opinion publique du parti, utiliser le réseau, jusque-là clandestin, pour un travail au grand jour dans les cellules et noyaux. Elle décide de tenter cette « sortie » pour la fin de septembre, en vue de la XV° conférence du parti. Comme il est probable que l'appareil frappera, il est décidé que ce sont les dirigeants de l'opposition eux-mêmes qui se rendront, comme le leur permettent les statuts, dans les cellules ouvrières pour y défendre leur point de vue. Trotsky, Piatakov, Radek, Smilga, Sapronov vont à la cellule du chemin de fer de Riazan-Oural, y sont acceptés et écoutés : la cellule vote une motion qui reprend les principaux points du programme de l'opposition. Celle-ci exulte, sa première sortie est une victoire. Mais le comité de Moscou proteste, il ne faut pas « permettre aux chefs de l'opposition d'injecter au parti une fièvre d'opposition ». Quand, quelques jours plus tard, les mêmes dirigeants de l'opposition se présentent dans la cellule de l'usine d'aviation Aviopribor, les responsables appellent au secours le comité régional. Ouglanov, flanqué de son adjoint Rioutine, à la tête d'une troupe de choc, arrive en renfort, trop tard pour empêcher Trotsky de parler, mais à temps pour menacer et effrayer. Depuis le 27 septembre, la Pravada commencé à publier les noms d' « exclus pour activités fractionnelles ». Au vote s'affrontent la thèse de l' « unité » - défendue par Rioutine et Ouglanov - et celle de la « discussion » : il y a 78 voix pour l'unité et 27 pour la discussion. C'est, étant donné tes circonstances, encourageant pour l'opposition.
En réalité, ce demi-succès n'est que la préface d'échecs graves. A Moscou comme à Léningrad, l'appareil a décidé de faire taire l'opposition. Les orateurs sont désormais accueillis par des groupes de choc - dont Rioutine à Moscou est l'organisateur - qui sifflent, hurlent, couvrent leur voix, recherchent des incidents et des bagarres. A l'usine de Poutilov, de Léningrad, Zinoviev réussit à parler un quart d'heure dans le chahut et recueille 25 voix contre 1 375. L'opposition dénonce les méthodes de gangstérisme politique de l'appareil qui lance des « voyous » dans les réunions pour intimider les ouvriers. Staline rétorque que c'est la « voix du parti », sain et solide, qui couvre celle des agitateurs. En fait, le plus grave est que les hommes de main des comités font impunément la loi dans les cellules et que les ouvriers restent indifférents et finalement dociles : ils peuvent, « par surprise », voter pour l'opposition, mais se renient aussitôt devant la violence et les menaces. Réunie de nouveau, la cellule Riazan-Oural revient sur son vote précédent et Molotov dénonce ceux qui n'ont pas hésité à « essayer de se précipiter sur une cellule ouvrière ». L'opposition est enfermée, prise au piège : si elle essaie de continuer sa tentative de percée, les réunions de cellules vont être le champ clos de batailles rangées dont on les accusera d'être les instigateurs, sans qu'ils aient pu conquérir un seul adhérent. La masse du parti l'a montré : elle acceptera sans broncher et le refus brutal de la discussion, et les exclusions qui ne peuvent manquer d'intervenir à la suite.
Le « bloc » se fissure : certains des anciens de l'opposition ouvrière ou du groupe Centralisme Démocratique, pensent que la démonstration est faite, qu'aucun redressement du parti n'est possible et que les révolutionnaires doivent rompre avec lui. Zinoviev et Kamenev, au contraire, s'effraient du développement de l'action engagée : ils savent qu'ils se sont mis dans un mauvais cas en organisant effectivement une fraction alors qu'ils ont maintes fois publiquement soutenu l'interdiction des fractions, en soulevant aussi la base contre le comité central dont ils sont membres. Aussi désirent-ils l'arrêt dans la voie qui mène l'opposition à se faire exclure. Trotsky condamne également tout projet de construction d'un deuxième parti, continue à croire à la possibilité de redressement. Il ne pense pas cependant que le sort de la bataille puisse se régler en quelques semaines. Il n'est pas résigné à être exclu sans avoir pu s'exprimer, mais redoute aussi le découragement et l'effondrement de Zinoviev et Kamenev, qui tombent de plus haut que lui, car ils entraîneraient l'écroulement de l'opposition. Aussi croit-il possible une négociation qui lui permette de demeurer dans le parti sans capituler, tout en évitant l'exclusion que la base ouvrière, enjeu de la lutte, risque, pour le moment, d'accepter avec indifférence.
La discussion commence le 4 octobre entre le secrétariat et les chefs de l'opposition. Staline accepte finalement un texte qui permet à l'opposition de n'être pas exclue. Une déclaration signée de Trotsky, Zinoviev, Piatakov, Evdokimov, Kamenev et Sokolnikov affirme qu'elle maintient intégralement les positions exprimées dans la Déclaration des 13. Mais elle désavoue la prise de position de Chliapnikov et Medvedev en faveur d'un nouveau parti, ainsi que celles des partisans étrangers de l'opposition, Souvarine, Maslow, Ruth Fischer et autres, qui critiquent publiquement le parti et l'internationale. Surtout, les chefs de l'opposition admettrait le caractère fractionnel de leur activité, reconnaissent avoir enfreint la discipline. Ils s'engagent désormais à la suivre et demandent à leurs camarades « de dissoudre tous les éléments fractionnels qui se sont constitués autour des points de vue de l'opposition ». L'opposition déclare erronée l'allusion faite par Kroupskaïa au congrès de Stockholm, dans la mesure ou elle « pouvait être considérée comme une menace de scission ». Elle conclut : « Chacun de nous s'engage a défendre ses conceptions uniquement dans les formes fixées par les statuts et les décisions des congrès et du comité central de notre parti, car nous sommes convaincus que tout ce qui est juste dans ces conceptions sera adopté par le parti au cours de son travail ultérieur » [19].
La déclaration du 16 octobre n'est pas la capitulation dont parlent tant d'historiens : elle est pourtant la reconnaissance d'une grave défaite. Les dirigeants qui la signent se coupent d'une partie de leurs troupes en désavouant le groupe Medvedev-Chliapnikov, et donnent à certains l'impression d'avoir reculé au moment où ils étaient personnellement menacés d'exclusion. Surtout , ils acceptent de se replacer dans le cercle vicieux dont ils avaient tenté de sortir, au printemps, d'abord, par l'organisation de la fraction, en septembre, par la percée dans les cellules. Maintenant leurs points de vue, ils acceptent de ne les exprimer que dans les organismes dirigeants où ils n'auront aucune chance d'être suivis et ne seront pas connus des membres du parti. Bien des partisans de l'opposition comprennent la déclaration comme un aveu d'impuissance : les avocats de la démocratie ouvrière renoncent à la défendre. Aussi pour beaucoup, les jeux sont-ils faits et de nombreux militants abandonnent une position qu'ils jugent désormais sans perspectives.
L'opposition n'obtiendra pourtant pas la trêve qu'elle avait négociée et pensé obtenir dans la perspective d'un congrès démocratiquement préparé : la lutte va reprendre et le XV° congrès ne sera réuni qu'à la fin de 1927, après l'exclusion de ses chefs. Le 18 octobre, Max Eastman publie dans le New York Times le testament de Lénine. Or, à l'automne précédent, à la suite de la publication d'un livre d'Eastman qui faisait allusion à l'existence de ce texte, et en citait de larges extraits, Trotsky avait accepté - sur l'injonction, écrira-t-il en 1928 à Mouralov, du noyau dirigeant de l'opposition [20] - de publier dans Bolchevik un démenti rédigé en termes extrêmement durs pour l'écrivain américain, l'accusant pratiquement de lancer contre le parti russe des faux calomnieux [21]. En réalité, comme Eastman était notoirement un ami personnel de Trotsky, il était évident pour tous que ce dernier n'avait pu ignorer son initiative : en cédant à l'ultimatum du bureau politique parce qu'il jugeait le moment inopportun pour déclencher une nouvelle bataille, Trotsky risquait de se couper de ses propres amis de l'étranger et de passer, parmi les opposants mêmes, pour un « capitulard ». En 1926, la situation de Trotsky est pire encore : Eastman a pris l'initiative de la publication en pleine bataille de l'opposition russe pour une percée et croit avoir l'assentiment de Racovski pour ce faire. Mais il ne peut deviner que l'opposition, entre temps, a dû reculer et que le texte va paraître deux jours après la déclaration du 16 octobre.
Staline accuse immédiatement l'opposition de jouer un double jeu, de réclamer une trêve à Moscou et de frapper en même temps le parti dans le dos. Il déclare donc que l'armistice est rompu et obtient du comité central la mise à l'ordre du jour de la XV° conférence d'un débat sur l'opposition dont il sera le rapporteur. Le 25 octobre, il soumet le projet de rapport au bureau politique : il y qualifie l'opposition de « fraction social-démocrate ». C'est alors que se déroule une scène d'une extraordinaire violence au cours de laquelle Trotsky le traite de « fossoyeur de la révolution ». Natalia Sédova a décrit la réaction des amis de Trotsky, effarés, et Piatakov, bouleversé, répétant : « Pourquoi lui avez-vous dit cela ? Il ne le pardonnera jamais » [22].
Pendant la XV° conférence, du 26 octobre du 3 novembre, les chefs de l'opposition, fidèles aux termes de leur déclaration d'octobre, se taisent pendant six jours, malgré les attaques et les sarcasmes dont ils sont l'objet. Le septième jour, Staline présente pendant trois heures son rapport sur l'opposition et la situation interne du parti. Après avoir longuement rappelé ce que, dans le passé, Zinoviev et Kamenev ont dit de Trotsky et Trotsky de Zinoviev et Kamenev, il reprend le réquisitoire désormais traditionnel contre le « trotskysme » auquel, dit-il, les gens de la « nouvelle opposition » se sont ralliés, dénonce l'activité fractionnelle dont, selon lui, la déclaration du 16 octobre, manÅ“uvre pour abuser le parti, n'est qu'un aspect : puisque l'opposition a tenu à maintenir « intégralement » son point de vue, « qu'elle mange la soupe qu'elle a elle-même cuite ! ». A la politique d'industrialisation qu'elle prône alors qu'elle « condamnerait à la misère des milliers d'ouvriers et de paysans », il oppose celle du comité central pour une amélioration du bien-être sans convulsions sociales et graduellement : « Moins de bavardage, plus de travail positif et créateur pour l'édification socialiste. » Il conclut par un appel à la lutte pour la capitulation de l'opposition. « Pour réaliser l'unité la plus complète, il faut faire encore un pas en avant, il faut obtenir que le bloc d'opposition renonce à ses erreurs fondamentales et protéger ainsi le parti et le léninisme contre toutes ses attaques et tentatives de révision » [23].
Kamenev, premier orateur de l'opposition, fréquemment interrompu, mais digne et maître de lui, explique la déclaration du 16 octobre comme une manifestation de la volonté d'éviter une scission menaçante : néanmoins, l'opposition ne peut se taire face aux accusations lancées par Staline. Le début de son intervention donne la température de la salle ; les délégués qui ont accueilli Staline par des « ovations enthousiastes » lorsqu'il rappelait les polémiques passées entre Zinoviev, Kamenev ou Trotsky et Lénine, hurlent aux « méthodes inadmissibles » à l'évocation des attaques de Boukharine contre Lénine en 1918. Discutant posément les « accusations exagérées » lancées contre les opposants, Kamenev développe les arguments mis en avant dans le domaine économique et, sur la question de la bureaucratisation du parti, déclare que l'alliance de la nouvelle opposition avec Trotsky repose sur la volonté de « défendre certaines conceptions bien déterminées ». La résolution présentée par Staline rend difficile le « travail en commun souhaité par l'opposition », et les hurlements des délégués ne feront pas avancer d'un pouce la discussion : « Accusez-nous, camarades, comme vous le voudrez, mais nous ne vivons plus au Moyen Age. Nous ne vivons plus à l'époque des procès en sorcellerie » [24].
Trotsky fait, selon son biographe Deutscher, l'un de ses plus grands discours, modéré dans la forme, brillant et élevé quant au fond. Il se fait écouter dans un silence hostile, mais respectueux, et obtiendra à plusieurs reprises la prolongation de son temps de parole. Il explique les raisons qui ont motivé la déclaration du 16 octobre : « L'acuité fractionnelle de la lutte de la part de l'opposition - quelles qu'aient été les conditions qui l'ont provoquée - a pu être interprétée par nombre de militants - et l'a réellement été - comme si les divergences d'opinion étaient allées jusqu'à rendre impossible un travail commun. [...] Le but et le sens de la déclaration du 16 octobre ont été d'intégrer la défense des opinions que nous soutenons dans le cadre du travail commun et de la responsabilité solidaire de la politique du parti en entier. » Sur la situation économique, il donne des chiffres : elle n'a rien de catastrophique, mais le pire serait de fermer les yeux, de ne pas dire la vérité, à temps. Il rappelle les propositions de l'opposition, admet qu'elles peuvent être erronées, mais demande en quoi elles peuvent, comme l'affirme le rapporteur, être considérées comme « social- démocrates », si ce mot a un sens. On l'accuse de manquer de confiance ; il a pourtant proposé dans Vers le capitalisme ou vers le socialisme des taux de développement industriel triples de ceux que propose le comité central. On l'accuse de semer la panique en prophétisant un conflit entre ville et campagne, en parlant du besoin qu'a la Russie du soutien des ouvriers européens. Le passé récent, pourtant, est là, pour montrer que l'hypothèse est plausible : a-t-on oublié Cronstadt et la crise de 1921,et la nécessité impérieuse du tournant de la Nep ? A-t-on oublié l'influence de la révolution russe sur l'Europe et sa défense par la classe ouvrière européenne ?
Puis il en vient au cÅ“ur du débat, la discussion sur la construction du socialisme dans un seul pays. Il commence - ce n'est pas un mince exploit - par faire rire la conférence aux dépens de Boukharine qui vient d'écrire qu'on pouvait construire le socialisme en faisant abstraction des conditions internationales. Boukharine s'écrie- t-il, peut également sortir tout nu dans les rues de Moscou en janvier, « en faisant abstraction » de la milice et de la température. Trotsky dit son inquiétude que la direction du parti ne cherche, par cette théorie, à justifier une activité routinière qui dissimule un renoncement, une perte de confiance dans les perspectives révolutionnaires. Là réside le véritable danger. Car il n'y a pas de raison de penser que les Russes, dans leur pays, arriveront à construire le socialisme plus facilement que les ouvriers européens à faire la révolution. Il résume : « Je pense que la victoire du socialisme dans notre pays ne peut être sauvegardée que par une révolution victorieuse du prolétariat européen », mais il ne faut pas déformer ses paroles : « Si nous ne pensions pas que notre Etat est un Etat prolétarien, avec, il est vrai, des déformations bureaucratiques, c'est-à-dire un Etat qu'il faut rapprocher encore de la classe ouvrière, malgré certaines opinions bureaucratiques fausses : si nous ne croyions pas que notre édification est socialiste ; si nous ne croyions pas qu'il y a, dans notre pays, assez de ressources pour développer l'économie socialiste ; si nous n'étions pas convaincus de notre victoire complète et définitive, il est évident que notre place ne serait plus dans les rangs d'un parti communiste. » C'est pourquoi l'opposition condamne la scission. « Mais celui qui croit que notre Etat est un Etat prolétarien, avec des déformations bureaucratiques, venant de la pression de l'élément petit-bourgeois et de l'encerclement capitaliste, si l'on croit que notre politique n'assure pas suffisamment la nouvelle répartition des ressources nationales, celui-là doit lutter avec les moyens du parti et sur la route du parti contre ce qu'il regarde comme dangereux, mais en prenant la pleine responsabilité de toute la politique du parti et de l'Etat ouvrier » [25]. Les méthodes de l'appareil, dont la résolution présentée par Staline est l'exemple, présentent un réel danger, celui de transformer en chiffon de papier l'accord obtenu au 16 octobre, d'amener la renaissance des méthodes fractionnelles, et, finalement, du danger de scission.
Zinoviev, après lui, fait piètre figure. Il ne parvient a à s'imposer à la salle déchaînée. Il s'en prend au ton des articles de la presse contre l'opposition, à la Voix communiste de Saratov qui a repris contre elle le vers de Blok . « Est-ce de notre faute si votre squelette craque dans nos lourdes pattes ? », aux autres journaux qui parlent d' « abattre l'opposition ». Mais ses leçons de morale et le rappel de la façon dont Lénine traitait l'opposition de son temps provoquent l'hilarité des délégués, qui l'entendent en même temps les excuser sous le prétexte que la lutte interne « ne se mène pas en gants blancs » et que « les exagérations sont inévitables ». Après avoir évoqué les divergences réelles en s'abritant derrière des citations de Lénine, il ne parvient pas a surmonter le chahut, incessant, malgré ses affirmations : « Je ne fais que me justifier et je n'accuse personne. » Il doit renoncer à parler de l'Internationale et du « bloc » avec Trotsky : son temps de parole est épuisé, et, malgré ses prières, le congrès refuse de le prolonger [26].
Il sera une proie facile pour un Boukharine inconnu, sarcastique et mordant, violent et cynique, décidé à écraser les opposants en exploitant à fond leurs hésitations et leurs contradictions. « Le camarade Zinoviev [...] nous a dit comment Lénine savait bien s'y prendre avec une opposition, sans avoir besoin d'exclure tout le monde, alors que dans une réunion ouvrière, lui, Zinoviev, n'a su réunir que deux voix. Lénine a bien su s'y prendre. Mais comment pourrait-on exclure tout le monde, quand ces gens n'ont que deux voix ? Lorsqu'on a toutes les voix pour soi et deux contre, si ces deux voix crient « Thermidor », alors on peut y penser. » Staline bondit pour approuver joyeusement, comme la conférence tout entière l'a fait quand Boukharine a dit : « Vous affirmez avoir battu en retraite par peur d'une catastrophe. La catastrophe, dites-le carrément, était-ce la scission ? Trois hommes éliminés du parti, voilà en quoi consistait toute la scission. » Après une phrase féroce sur Zinoviev et sa « vanité désemparée », Boukharine décoche ce trait cruel « Tout ceci est une farce » [27].
Son intervention donne le ton. Molotov, dénonçant l'opposition engagée « sur le chemin de Cronstadt », affirme que « la propagande pour des idées hostiles au léninisme est incompatible avec la qualité de membre du parti » et que celui-ci ne saurait admettre « le développement et l'approfondissement de la déviation social-démocrate ». Rykov, qui, dans son rapport initial accusant l'opposition de « défaitisme », avait néanmoins reconnu que « ce serait une absurdité d'accuser l'opposition de travailler consciemment à la défaite de la dictature du prolétariat », réclame à la fin de la conférence que « le parti prenne les mesures nécessaires pour assurer l'unité et maintenir la fermeté idéologique de sa ligne » [28]. L'ancien oppositionnel Larine dénonce « ce qu'il y a de pourri dans les idées de l'opposition » et affirme : « La révolution se développe par-dessus la tête de certains de ses chefs » [29]. Il y a plus grave : Chliapnikov et Medvedev condamnent leurs propres erreurs, appellent leurs partisans à se soumettre [30]. Kroupskaïa rompt avec l'opposition. Avec la capitulation de celle qui, aux yeux de beaucoup, incarne l'esprit des vieux-bolcheviks, l'appareil remporte une grande victoire morale.
Dans sa réponse, Staline exige la capitulation de toute l'opposition et menace : « Ou, bien vous remplirez ces conditions qui représentent les conditions préalables pour l'unité complète dans le parti, ou bien vous ne le ferez pas et le parti, qui hier vous a battu, vous abattra demain définitivement » [31]. La résolution, adoptée à l'unanimité, condamne l'opposition, « déviation social-démocrate », et son action qui « ne peut que saper l'unité du parti, affaiblir la dictature du prolétariat, et déchaîner dans le pays les forces anti-prolétariennes qui cherchent à affaiblir et à faire crouler la dictature » [32]. Trotsky et Kamenev sont exclus du bureau politique. La conférence demande à l'exécutif de l'internationale de relever Zinoviev de ses fonctions.
La déroute est, cette fois, complète sur le plan des responsabilités. Elle sera achevée à l'exécutif de l'internationale de décembre où, après un rapport de Staline, les partisans de l'opposition dans les partis communistes étrangers sont exclus. Zinoviev ne fait pas appel, mais donne « quelques explications ». Trotsky plaide une fois de plus contre la théorie du « socialisme dans un seul pays ». La presque totalité des délégués étrangers sont, d'avance, ralliés : le délégué français Jacques Doriot se distingue en dénonçant les propos oppositionnels tenus en privé devant lui par le Yougoslave Voya Vouyovitch, déjà révoqué le 27 septembre de ses fonctions de secrétaire de l'Internationale des jeunes. Dans sa conclusion, Staline donne le ton : « A la question de son attitude à l'égard de son passé de menchevik, Trotsky a répondu, non sans pose, que le fait même qu'il soit entré dans le parti prouve qu'il a déposé tout ce qui le séparait jusqu'alors du bolchevisme sur le seuil du parti. Comment peut-on déposer de telles immondices sur le seuil du parti ? Trotsky a-t-il déposé ces choses sur le seuil afin d'en avoir à proximité une provision pour les luttes futures dans le parti ? » [33].
Les divergences s'accentuent au sein de l'opposition. Aux yeux des partisans d'un nouveau parti, les anciens partisans de la tendance des centralistes-démocratiques, les « décistes », la XV° conférence a démontré, en même temps que la détermination de l'appareil et sa maîtrise sur le parti dégénéré, l'opportunisme des chefs de l'opposition et la persistance des illusions qui les ont conduits à la capitulation du 16 octobre. Ils se séparent de l'opposition unifiée et constituent, avec Sapronov et Viadlmlr Smirnov, le groupe des Quinze, qui considèrent que la lutte dans le parti prend un caractère de classe : « Staline a, à ses côtés, l'armée des fonctionnaires, tandis que l'opposition rallie la fraction ouvrière du parti ; le groupe de Staline et de la petite bourgeoisie le soutient ne peuvent être renversés que si l'opposition s'assure la sympathie active et l'appui de la classe ouvrière ; il est donc nécessaire de former un noyau pour défendre la cause de la révolution prolétarienne » [34].
A l'opposé, d'autres membres de l'opposition en viennent à penser que la XV° conférence a montré l'impossibilité de tout compromis : les militants convaincus que la fondation d'un deuxième parti serait une catastrophe pour la cause du socialisme n'ont plus qu'à capituler, à s'incliner devant la direction qui l'emporte, à dissoudre la fraction et à se taire. Zinoviev et Kamenev sont tout près de se ranger sur cette position. Face à la répression dans le parti et à la multiplication des procédures d'exclusion engagées, ils donnent comme mot d'ordre à leurs partisans de chercher avant tout à éviter l'exclusion, en dissimulant au besoin leurs opinions et en votant avec la majorité pour assurer leur protection : pour eux, il n'est de lutte possible qu'au sein du parti.
Trotsky et ses proches amis du noyau de 23 ne se font aucune illusion sur l'efficacité de cette tactique qui conduit inévitablement à la démoralisation et à l'abandon définitif du combat. Ils pensent que tous les jours se multiplient les preuves qu'ils sont dans la bonne voie. L' « ennemi de classe » Oustrialov ne vient-il pas d'écrire dans son journal d'émigrés Novosti Jisny, le 19 octobre : « Gloire au bureau politique si la déclaration de repentir des dirigeants de l'opposition est le résultat de leur capitulation unilatérale et sans conditions. Mais il serait déplorable qu'elle ne fût que le fruit d'un compromis. [...] Le comité central vainqueur doit acquérir une immunité intérieure contre le poison délétère de l'opposition. [...] Autrement, ce sera une calamité pour le pays. [...] Voilà pourquoi nous sommes non seulement contre Zinoviev, mais délibérément pour Staline » [35]. Ce sont pourtant là des arguments qui, pour être solides, ne pourraient germer que dans un autre sol, dans un autre parti, une classe ouvrière moins indifférente et moins épuisée.
Trotsky laisse entendre à Victor Serge, dans une conversation, que la déloyauté de Staline et les méthodes de l'appareil ne sont pas seules en cause. Il élabore pour lui-même, le 26 novembre, un projet de thèses qui ne seront jamais complètement rédigées, mais qui nous donnent son appréciation personnelle de la situation et des chances de l'opposition dans la bataille. Soulignant que « les révolutions dans l'histoire ont toujours été suivies par des contre-révolutions », il affirme que « la révolution est impossible sans la participation des masses » dont les « espoirs d'un avenir meilleur sont toujours branchés sur le mot d'ordre de révolution » et sont toujours exagérés, ce qui explique leur inévitable désillusion devant les résultats immédiats de la révolution. Les masses ouvrières russes, en 1926, sont devenues « plus prudentes, plus sceptiques, moins directement réceptives aux mots d'ordre révolutionnaires, aux grandes généralisations ». Au sujet du grand débat qui vient d'avoir lieu, il écrit, toujours pour lui-même : « L'adoption officielle de la théorie du « socialisme dans un seul pays » signifie la sanction théorique de tournants qui ont déjà eu lieu. [...] On fait un épouvantail de la révolution permanente, justement pour exploiter l'état d'esprit d'une importante couche d'ouvriers qui ne sont pas du tout carriéristes, mais qui ont pris du poids, fondé une famille. La théorie de la révolution permanente utilisée dans ce sens n'a rien à voir avec la vieille discussion depuis longtemps reléguée aux archives, mais elle dresse le fantôme de nouvelles convulsions - « invasions » héroïques, violation de « la loi et l'ordre » ; une menace pour les conquêtes de la période de reconstruction ; une nouvelle zone de grands efforts et de sacrifices » [36].
Le phénomène est loin d'être nouveau. Déjà, dès le 10 septembre 1918, Sosnovski avait noté dans la Pravda ce qu'il considérait comme une conséquence de la contagion des masses dominantes abattues et pourrissantes, l'apparition, « à côté d'un désir de vivre mieux, naturel chez les ouvriers, de la tendance à vivre le mieux possible conformément au principe : « Après moi, le déluge ! » Mais les dirigeants de 1'appareil jouent aujourd'hui sur cette lassitude réelle, une agression du mouvement ouvrier que la seule action de 1'opposition est, bien entendu, impuissante à surmonter. Que vienne une révolution victorieuse à l'étranger, et le souffle de 17 passera de nouveau sur le pays, ranimant les cÅ“urs découragés, inspirant dévouement et initiative à la jeune génération qu'écrase, pour le moment, la pesante autorité de ses aînés.
A la veille de sa mort, en réponse à tous ceux qui dressent le catalogue de ses fautes et des occasions manquées, Trotsky écrira sur cette période : « L'opposition de gauche ne pouvait pas s'emparer du pouvoir et ne l'espérait même pas. [...] Une lutte pour le pouvoir, menée par l'opposition de gauche, par une organisation marxiste révolutionnaire, ne peut se concevoir que dans les conditions d'un soulèvement révolutionnaire. [...] Au début des années 20, il n'y eut pas de soulèvement révolutionnaire en Russie, tout au contraire : dans de telles conditions, le déclenchement d'une lutte pour le pouvoir était hors de question. [...] Les conditions de la réaction soviétique étaient infiniment plus difficiles que les conditions tsaristes ne l'avaient été pour les bolcheviks » [37].
Que reste-t-il donc à faire ? Pour l'essentiel, tenir, être présent le plus longtemps possible pour affirmer les principes, dénoncer l'escroquerie au socialisme, préserver les chances révolutionnaires à l'extérieur. C'est dans l'arriération des masses russes, leur misère et leur inculture, c'est sur le découragement, l'inertie le désespoir, un conservatisme instinctif, que l'appareil a pris racine. La victoire d'une révolution à l'étranger, surtout si elle se produit dans un pays avancé - et son analyse lui affirme qu'elle est possible - peut renverser la situation, dégonfler en quelques jours la dérisoire baudruche du « socialisme dans un seul pays », ramener à l'activité les masses, ces « millions qui font la politique » comme aimait à le répéter Lénine. Il faut donc maintenir avant tout les analyses marxistes et les principes internationalistes qu'elles commandent, lutter contre le mensonge endormeur et les illusions désarmantes, maintenir les perspectives révolutionnaires, quand bien même elles ne sont aujourd'hui ni écoutées ni comprises. L'opposition, finalement, le suit et, fin décembre, la fraction, encore plus clandestine, fonctionne de nouveau, quoique sérieusement amputée.
L'hiver passera sans incidents ni polémiques. A partir du mois d'avril, la bataille se déchaîne de nouveau autour de la révolution chinoise : l'opposition s'en prend à la politique appliquée en Chine par l'internationale sur les instructions des dirigeants du parti russe. L'enjeu de la bataille est d'importance : il s'agit, bien sûr, comme le dit Trotsky, du « sort du prolétariat chinois » mais, à travers la révolution qui entraîne à l'assaut de la vieille Chine et des puissances impérialistes les deux millions d'ouvriers et les dizaines de millions de paysans chinois, c'est toute la stratégie révolutionnaire, le rôle du parti, la place des organisations de masse, la nature du pouvoir d'Etat et les rapports entre avant-garde et masse qui se trouvent poses, comme en 1917.
Certes, les différences sont importantes : le prolétariat chinois, à l'image du capitalisme industriel, est moins développé en Chine qu'il ne l'était en Russie, le vieux régime seigneurial est à peu près intact dans les campagnes et l'autorité étatique s'est brisée et morcelée, sous les coups conjugués du dépècement par l'étranger et de la première révolution, entre les mains d'une série de seigneurs de la guerre. Pour l'essentiel, cependant, le développement de la société chinoise s'est conformé à la loi du développement inégal et la révolution s'y déroule suivant le rythme du développement combiné, comme dans la Russie du début du xix° siècle. En fait, la différence essentielle entre les deux révolutions réside dans le fait que la révolution russe était la première de ce type dans un pays semi-colonial : la Chine, dont les caractères coloniaux sont plus accentués, a en revanche la possibilité de bénéficier non seulement de l'expériences, mais encore des conseils et de l'assistance technique et militaire des communistes russes.
Or, avant que l'opposition ne fasse de la « question chinoise » son cheval de bataille, à partir d'avril 1927, l'action des communistes chinois semble bien, à leur corps défendant, d'ailleurs, s'exercer de façon différente de celle des bolcheviks de 1917, alors même que le mouvement des masses se développe le long de lignes semblables. C'est en 1922 que le minuscule parti communiste chinois dirigé par Tchen Dou-siou, un prestigieux intellectuel, a décidé l'entrée individuelle de ses militants dans le Kouomintang, le parti nationaliste qu'a inspiré et organisé le père de la première révolution chinoise, Sun Yat-sen, lequel dispute a ses propres généraux le contrôle de la Chine du sud.
Le Kouomintang est une organisation assez lâche, dont le programme comporte la réalisation de l'unité nationale, la réforme agraire et un certain socialisme. Les communistes y entrent pour trouver le contact avec ses adhérents ouvriers, nombreux dans la région de Canton. C'est en 1924 que le gouvernement de Sun signe avec l'ambassadeur Joffé un traité d'alliance : le jeune mouvement nationaliste chinois recherche des appuis extérieurs et ne néglige pas le prestige de la première révolution victorieuse auprès des ouvriers et paysans chinois. Le bureau politique russe envoie au Kouomintang un conseiller permanent, Borodine. Le parti chinois, adhérent au Kouomintang, fournit des cadres d'organisateurs qui s'efforcent de copier la structure et les méthodes bolcheviques. Des officiers russes encadrent la nouvelle armée nationaliste et des officiers chinois suivent des cours à Moscou. L'un d'entre eux, Tchang Kai-chek fonde à son retour, en 1924, l'Académie militaire. Ce militaire ambitieux et doué, incarnation de la jeune bourgeoisie chinoise, tient un langage révolutionnaire, déclarant au congrès du Kouomintang : « Notre alliance avec l'Union soviétique, avec la révolution mondiale, est en réalité une alliance avec tous les partis révolutionnaires qui luttent en commun contre les impérialistes pour accomplir la révolution mondiale » [38]. La chambre de commerce de Canton termine une proclamation par le cri de « Vive la Révolution mondiale ! ». C'est que la construction de l'Etat nationaliste du sud passe par la mobilisation des masses ouvrières et paysannes.
Celles-ci, pourtant, commencent à agir pour leur propre compte : la grande grève de Canton et Hong-Kong en 1924 voit apparaître ce qui est, en fait, le premier soviet chinois, le comité des délégués des grévistes, élu par les ouvriers, disposant d'une force de 2 000 piquets armés, d'une police, créant son tribunal, des écoles, légiférant et exécutant, organisant ses comités de ravitaillement des transports, etc. Dès ce moment les difficultés commencent et, tandis que les dirigeants du Kouomintang s'efforcent d'enrayer le développement du mouvement ouvrier, la direction du parti communiste chinois, en octobre 1925, propose la sortie du Kouomintang, afin de pouvoir diriger la lutte ouvrière de façon indépendante. Le comité exécutif de l'Internationale s'y oppose. La ligne qu'il dicte au parti communiste chinois consiste à éviter d'engager des combats de classe contre la bourgeoisie patriotique du Kouomintang, à freiner, notamment, les mouvements agraires, à s'abstenir de toute critique de l'idéologie officielle, le « sunisme ». Staline et Boukharine la justifient par une analyse : la révolution chinoise est une révolution bourgeoise mais, dans la lutte contre le féodalisme et la bourgeoisie internationale, la bourgeoisie chinoise a un rôle révolutionnaire anti-impérialiste et l'alliance entre elle et les ouvriers et paysans doit être préservée. Boukharine expliquera : « Le Kouomintang est une organisation d'un type spécial, quelque chose d'intermédiaire entre un parti politique et une organisation comme les soviets, où entrent différents groupements de classe. [...] Le Kouomintang englobe la bourgeoisie libérale (qui chez nous était organisée dans le parti cadet, lequel était devenu contre-révolutionnaire aux stades antérieurs de la révolution), la petite bourgeoisie et la classe ouvrière. Au point de vue organisation, le Kouomintang n'est pas un parti dans l'acceptation habituelle du terme. Sa structure permet de le conquérir par la base en y effectuant un regroupement de classe. [...] Nous nous devons d'exploiter cette particularité au cours de la révolution chinoise. [...] Il faut transformer de plus en plus le Knuomintang en une organisation élective de masse, [...] déplacer vers la gauche le centre de gravité, modifier la composition sociale de l'organisation » [39].
Au début de 1926, l'affiliation du Kouomintang est acceptée à l'Internationale en tant que « parti associé », et Tchang, qui, depuis la mort de Sun, partage avec Wang Chin-wei la direction du Kouomintang, devient « membre associé » du comité exécutif. Le 20 mars, il fait pourtant à Canton son petit « coup d'Etat », arrête des dirigeants syndicaux communistes, ferme les locaux de l'Union générale, élimine les communistes de la direction du Kouomintang et pose comme condition à leur maintien dans l'organisation l'interdiction de toute critique du sunisme et la remise de la liste de leurs adhérents. L'Internationale et le parti russe pressent le parti communiste chinois d'accepter ces conditions. A cette occasion, pour la première fois, en avril 1926, Trotsky soulève le problème de l'indépendance du parti communiste chinois et critique l'admission du Kouomintang à l'internationale. Cette discussion a lieu à huis-clos et aucun autre désaccord ne se manifestera avant avril 1927.
Pendant ce temps, un conflit mûrit entre Tchang, maître de l'armée, et Wang, leader des civils et du gouvernement. Tchang entreprend la marche vers le nord, contre les seigneurs de guerre, et cette campagne est prétexte à interdire, au nom du patriotisme, toute grève et agitation ouvrière dans la zone qu'il contrôle. Elle provoque pourtant des soulèvements paysans, la saisie des terres, des insurrections ouvrières et le parti communiste chinois, témoin de l'acharnements du général à rétablir l'« ordre » au fur et à mesure de sa conquête, réclame de nouveau par la bouche de Tchen Dou-siou l'autorisation de mener une politique indépendante. Il n'en est pas question. A la XIV° conférence Staline a affirme : « C'est à notre parti qu'a échu le rôle historique de diriger la première révolution prolétarienne dans le monde. Nous sommes convaincus que le Kouomintang réussira à jouer ce rôle en Orient » [40]. Le 18 mai 1925, il le qualifiait de « parti unique ouvrier et paysan » et, à la VI° assemblée plénière, de « bloc révolutionnaire des ouvriers, paysans et intellectuels et de la démocratie des villes (bourgeoisie) sur la base de la communauté d'intérêts de classe de ces couches dans la lutte contre les impérialistes et l'ensemble de l'ordre militaro-féodal » [41]. Il salue l'avance de Tchang en disant qu'elle « signifie la liberté de réunion, la liberté de grève, la liberté de coalition pour tous les éléments révolutionnaires et surtout ouvriers » [42]. Et Boukharine, caractérisant l'étape de la révolution « par le fait que les forces révolutionnaires sont déjà organisées en un pouvoir d'Etat avec une armée régulière, organisée », conclut : « L'avance de ces armées est une forme particulière du processus révolutionnaire » [43]. Ils ont, contre Tchen Dou-siou, réaffirmé le « rôle objectivement révolutionnaire de la bourgeoisie » et appuyé l'entrée de deux communistes dans le gouvernement Kouomintang, où ils occupent les portefeuilles de l'agriculture et du travail.
On comprend, dans ces conditions, les hésitations des communistes chinois. Le 19 mars, une grève générale à Changhaï se transforme presque spontanément en insurrection. Le parti communiste lance le mot d'ordre d' « Assemblée de délégués », mais n'en fait pas un mot d'ordre d'action : il organise un comité « de sommet » et pas une seule élection de délégués. Ses alliés l'abandonnent et, faute de perspectives, l'insurrection est écrasée. Le délégué de l'internationale communiste à Changhaï, Voitinski, écrira : « Nous avons laissé passer un moment historique extrêmement favorable. Le pouvoir était dans la rue et le parti n'a pas su le prendre. Pire, il ne le voulait pas et le redoutait » [44]. En mars, les troupes de Tchang s'arrêtent aux portes de Changhaï et c'est une insurrection des ouvriers, dirigée par l'Union générale des travailleurs, qui chasse les derniers soldats du Nord. La Pravda du 22 mars annonce : « Les travailleurs victorieux ont remis les clés de Changhaï à l'armée de Canton : dans ce geste s'exprime l'acte héroïque du prolétariat chinois. » Dès lors, Tchang Kai-chek prépare ouvertement l'élimination des communistes à Changhaï.
C'est alors que l'opposition intervient. Le 31 mars, dans une lettre au comité central, Trotsky se plaint du manque d'informations sur la Chine, souligne qu'il semble que l'on se trouve en face d'un puissant essor du mouvement ouvrier. Pourquoi ne lance-t-on pas le mot d'ordre des soviets ? Pourquoi n'encourage-t-on pas la révolution agraire ? Faute d'appliquer cette ligne, on risque de livrer le prolétariat chinois à un coup d'Etat militaire. Le 3 avril, il écrit un article, dont la publication sera refusée, dans lequel il affirme que le parti engage les ouvriers et les paysans chinois dan le camp de la bourgeoisie : faire du parti communiste un otage dans le Kouomintang équivaut à une trahison. Il faut dire que le Kouomintang n'est pas un parti d'ouvriers et de paysans. Le 5 avril, il écrit que Tchang prépare un coup d'Etat et que seule l'organisation de soviets pourra lui barrer la route. Le 12, il entreprend une longue réfutation d'un article de Martynov, l'ancien « économiste » et menchevik de droite rallié au parti communiste après la guerre civile, qui défend maintenant, pour le compte de Boukharine et Staline, sur la Chine, la théorie de la révolution par étapes » qu'il avait défendue en Russie avant 1917 [b].
Le 5 mai, Staline prononce un discours devant 3 000 militants à la salle des Colonnes : « Tchang Kai-chek se soumet à la discipline. Le Kuoumintang est un bloc, une sorte de Parlement révolutionnaire. [...] Tchang Kai-chek ne peut faire autrement que de diriger l'armée contre les impérialistes » [45]. Le parti communiste chinois avertit Moscou que Tchang veut désarmer les ouvriers de Changhaï. La réponse vient : « Enterrez les armes. » Boukharine dira qu'en effet on pouvait se demander « s'il ne valait pas mieux cacher ses armes, ne pas accepter la bataille et ainsi ne pas se laisser désarmer » [46]. Le parti communiste chinois multiplie les avances à Tchang, dément les rumeurs de désaccord, refuse les offres de service de la I° division de l'armée de Canton pour soutenir les syndicats ouvriers contre le généralissime.
Le 12 avril, sept jours après le discours de Staline, le jour où Trotsky écrit contre Martynov, les hommes de main de Tchang, qui s'est assuré de l'appui des banquiers et des hommes d'affaires occidentaux, attaquent les piquets et les locaux ouvriers. Des dizaines de milliers d'ouvriers, et parmi eux de nombreux communistes accusés d'être « réactionnaires » et de conspirer avec les « militaristes du Nord », sont massacrés. Le 21, Staline déclarera que « les événements ont prouvé pleinement et entièrement la justesse de la ligne » [47] de l'Internationale. Boukharine tirera un trait sur l'écrasement de l'avant-garde ouvrière en Chine en constatant que « la bourgeoisie est passée au camp de la contre-révolution » [48].
L'écrasement du prolétariat de Changhaï, la « trahison » de Tchang Kai-chek étaient évidemment un coup très dur pour le prestige de la direction de Staline et Boukharine. Ils eussent pu rehausser celui de l'opposition qui, privée de moyens d'information, les avait néanmoins prévus. Mais les critiques de l'opposition n'avaient pas percé le silence qui entourait les délibérations des organismes dirigeants. Une poignée de cadres seulement avaient eu connaissance de la position de Trotsky et de Zinoviev. Pourtant, les chefs de l'opposition se sont emparés de la « question chinoise », dans le parti comme dans l'Internationale avec d'autant plus d'énergie que Staline et Boukharine, niant l'échec pour nier leur responsabilité, poursuivaient avec obstination la même ligne. Boukharine analysait le coup d'Etat de Changhaï comme « l'insurrection de la grande bourgeoisie contre le Kuoumintang et le bloc de gauche du Kuoumintang ». Le parti communiste chinois devait désormais soutenir, contre Tchang, le gouvernement Wang Chin-wei installé à Hankéou.
Au comité exécutif de l'internationale, le 24 mal, Trotsky attaque : la direction ne pourra pas, cette fois, dissimuler au parti l'ampleur de la défaite qu'elle a subie et ses propres responsabilités. Il faut immédiatement redresser la situation, pousser les mouvements paysans qui se développent dans toute la Chine, lancer le mot d'ordre des soviets pour étayer le mouvement, l'organiser, préparer l'alliance des ouvriers et des paysans. Le bureau politique a « désarmé politiquement » la classe ouvrière chinoise parce qu'il a fait, appliquer en Chine la même « conception bureaucratique, d'appareil, » qu'il a de l'autorité révolutionnaire et qui se traduit dans le régime du parti communiste russe. Lancer, comme le fait Staline, le mot d'ordre d'armement en s'opposant à celui des soviets est pure insanité : les syndicats et organisations de masse que Staline propose de renforcer ne peuvent jouer le rôle essentiel de défense et d'organisation du « deuxième pouvoir » que seraient des soviets [49].
Staline interrompt la discussion pour annoncer que la Grande-Bretagne vient de rompre les relations avec l'U.R.S.S. et commente : Trotsky a choisi pour son attaque le moment où le parti est aux prises avec une « croisade d'ensemble », qui devient donc un « front unique qui va de Chamberlain à Trotsky », Trotsky n'aura pas de peine à rétorquer que « personne autant que la politique erronée de Staline n'a mieux secondé la politique de Chamberlain, surtout en Chine ». Mais cela n'a guère d'importance puisque les jeux sont faits. Staline a décidé de la ligne et l'expose à sa manière scolastique : « La révolution agraire est la base et le contenu de la révolution démocratique-bourgeoise en Chine. Le Kuoumintang et le gouvernement de Hankéou sont le centre du mouvement révolutionnaire démocratique bourgeois. » Lancer le mot d'ordre des soviets signifierait la lutte contre Hankéou. Or, puisqu'il existe une organisation révolutionnaire spécifique, adaptée aux conditions chinoises et prouvant sa valeur pour le développement ultérieur de la révolution démocratique-bourgeoise en Chine, [...] il serait stupide de le détruire ». Il repousse toute comparaison avec la Russie, « puisque la Russie était à la veille d'une révolution prolétarienne tandis que la Chine est devant une révolution démocratique-bourgeoise, mais aussi parce que le gouvernement provisoire russe était contre-révolutionnaire tandis que l'actuel gouvernement de Hankéou est un gouvernement révolutionnaire au sens bourgeois-démocratique de ce mot », et va jusqu'à dire que le « Kuoumintang de gauche joue à peu près le même rôle dans l'actuelle révolution démocratique chinoise que les soviets en 1905 » [50].
« Admirable comparaison » s'écriera Wang Chin-wei, occupé dans les semaines qui suivent à réprimer avec le gouvernement de Hankéou les mouvements paysans et à se réconcilier avec Tchang Kai-chek. Il ne restait plus à Staline qu'à censurer toutes les nouvelles de Chine, à préparer l'élimination des dirigeants du parti communiste chinois chargés des responsabilités qu'il leur avait imposées, et à réaliser le tournant qui devait aboutir en octobre à l'insurrection-suicide de Canton, décidée à Moscou et organisée au nom d'un soviet formé en secret dans les bureaux du parti chinois, par les envoyés de Moscou, Lominadzé et Neumann.
La clairvoyance de l'opposition ne lui avait permis ni de « sauver le prolétariat chinois », ni de renverser la tendance en U.R.S.S. grâce à une victoire révolutionnaire. Mais la discussion sur la Chine montrait que, si la direction du parti n'avait aucun scrupule à s'emparer, au moins en apparence, des mots d'ordre de l'opposition, elle ne pouvait que de moins en moins s'accommoder de son existence.
En fait, pourtant, la discussion chinoise avait d'abord ressoudé l'opposition en lui redonnant une cohérence qu'elle avait perdue à la fin de 1926. Après Kroupskaïa, à la XV° Conférence, les défections s'étaient multipliées : le vieux-bolchevik Badaiev, puis Zaloutski, Sakolnikov, d'autres encore, l'ont abandonnée. Trotsky a dû longuement discuter avant de décider ses camarades. Préobrajenski et Radek, non moins que Zinoviev et Kamenev, restent hostiles à la « révolution permanente », tiennent à affirmer leur orthodoxie léniniste en demeurant fidèles à la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». Ils ne consentent pas à ce que l'opposition demande la sortie du parti chinois du Kuoumintang et ne s'y résoudront qu'à la fin de la discussion, se contentant, pendant les mois décisifs, de revendiquer pour lui le droit à une politique indépendante. Mais les événements confirment les vues de Trotsky, lui permettent de déployer une fois de plus son tempérament de lutteur et de polémiste, ses facultés d'analyse et de prévision, et l'opposition se resserre autour de lui.
A la veille de l'assemblée plénière d'avril, elle décide de faire signer une déclaration de solidarité avec Trotsky et Zinoviev à des militants en vue du parti : ce sera l'appel des 83. « La révolution chinoise nous électrisait tous », raconte Victor Serge, qui témoigne que, « dans toutes les cellules où il y avait des opposants [...] les débats du comité central se reproduisaient avec la même violence » [51]. C'est à cette époque que Serge et son ami Tchadaev, isolés depuis des mois dans leur cellule, voient un jeune ouvrier voter avec eux. D'autres, ils l'apprennent par lui, sont d'accord avec eux, envisagent de les rejoindre. « La glace fondait. Nos recoupements nous apprenaient que était ainsi dans l'ensemble du parti. Tchadaev dit : « Je pense qu'ils nous écrabouilleront avant le grand dégel » [52].
De fait, on annonce les premières arrestations de militants de l'opposition. Le secrétariat démantèle systématiquement sa direction : Racovski, toujours ambassadeur à Paris, y est rejoint par Piatakov et Préobrajenski, envoyés en « mission ». Antonov-Ovseenko est envoyé à Prague, Safarov à Ankara et Kamenev comme ambassadeur en Italie fasciste. Le plus brillant de la jeune génération oppositionnelle, Elzéar Solntsev, lié à Trotsky depuis 1923, sera envoyé aux Etats-Unis, après l'Allemagne. D'autres militants sont affectés en Sibérie ou en Asie centrale. L'exaspération monte contre ces « mutations » et, à la mi-juin, plusieurs milliers d'opposants se massent devant la gare de Iaroslavl pour manifester leur sympathie et leur solidarité à Smilga qui vient d'être affecté à Khabarovsk. Paradoxalement, c'est la répression même qui fait oublier la prudence et la foule est houleuse. Trotsky et Zinoviev, malgré le risque d'être accusés d'indiscipline, doivent se résoudre à parler, ne serait-ce que pour inviter au calme - Trotsky souligne le danger de guerre, la nécessité de se serrer autour du parti. La manifestation en reste là mais, dès le lendemain, certains de ses participants sont convoqués par les commissions de contrôle. Le 28 juin, au comité central, Trotsky dénonce les calomnies et les provocations à l'adresse de l'opposition. Il affirme : « La route du groupe des staliniens est rigoureusement déterminée. Aujourd'hui, ils falsifient nos paroles, demain, nos actes. » Rappelant la campagne de calomnies contre Lénine en 1917, il prédit : « Ils parleront de « wagon plombé », d' « or étranger » de « conspirations » [53].
Il est clair désormais que Trotsky se battra : membre du comité central, il s'exprima au XV° congrès même si l'opposition n'a aucun délégué, et il révèlera au parti, au pays et à l'Internationale ce que la presse russe a soigneusement dissimulé et les responsabilités du bureau politique dans l'affaire chinoise. Aussi Staline dépose-t-il une demande d'exclusion contre lui et Zinoviev. C'est Iaroslavski qui présente le dossier : on leur reproche leur intervention à l'exécutif de l'Internationale, la déclaration des 83 comme « activité fractionnelle », la manifestation de la gare de Iaroslavl et des critiques faites par Zinoviev devant des sans-parti à l'occasion du jubilé de la Pravda.
Devant la commission, Trotsky continue à se battre, développe la comparaison avec le Thermidor de la révolution française, accuse Staline d'affaiblir la défense de l'U.R.S.S. par sa politique, l'aggravation systématique des conflits internes, la poursuite de l'alliance avec les syndicats anglais qui soutiennent le gouvernement Chamberlain contre l'U.R.S.S. Il affirme : « Nous continuerons à critiquer le régime stalinien tant que vous ne nous aurez pas physiquement fermé la bouche » [54]. Le présidium, par la voix d'Ordjonikidze, propose d'exclure Trotsky et Zinoviev du comité central. Il est clair pourtant que la majorité hésite, puisque Staline fait ajouter un nouveau chef d'accusation, celui de « défaitisme », Trotsky ayant, dans une lettre à Ordjonikidzé, affirmé qu'en cas de guerre, il adopterait l'attitude d'opposition qui fut, en 1917, celle de Clemenceau face à un gouvernement qu'il jugeait incapable de mener la guerre. La « thèse Clemenceau » devient une menace de coup d'Etat.
A la séance du 7 août du comité central et de la commission de contrôle, Kroupskaïa demande aux membres de l'opposition de « resserrer les rangs » et de « se ranger derrière le comité central » [55]. Trotsky attaque de nouveau, réclame l' « unité révolutionnaire » au lieu d'une « hypocrite union sacrée », accuse la direction d'avoir affaibli l'U.R.S.S. en sabotant la révolution chinoise, cite un discours de Vorochilov condamnant les soviets qui pourraient affaiblir l'arrière des armées de Tchang, le qualifie de « catastrophe » et d' « équivalent d'une bataille perdue ». Pesant ses mots, il affirme : « la direction Staline, en cas de guerre, rendrait la victoire plus difficile » [56]. La majorité hésite toujours et l'opposition essaie de desserrer l'étreinte et de la diviser par une « déclaration pacifique » : repoussant l'interprétation défaitiste qui a été faite de la thèse Clemenceau, elle s'affirme « absolument et sans réserves pour la défense de la patrie soviétique contre l'impérialisme ». Maintenant son droit à la critique, affirmant l'existence dans le pays d'éléments sérieux de dégénérescence thermidorienne, elle précise qu'elle n'accuse ni le parti ni sa direction d'être thermidoriens. Elle condamne toute idée de scission et conclut : « Nous exécuterons toutes les décisions du parti et de son comité central. Nous sommes prêts à tout faire pour détruire tous les éléments de fraction qui se sont formés parce que nous y avons été obligés, étant donné le régime du parti, de lui faire connaître notre véritable pensée qui était dénaturée dans la presse que lit tout le pays » [57].
La « déclaration pacifique » écarte l'exclusion immédiate. L'historien Iaroslavski écrit : « L'assemblée plénière se borna à un avertissement catégorique à l'opposition et maintint Zinoviev et Trotsky au comité central » [58]. En fait il semble bien que, cette fois, l'opposition ait habilement exploité les hésitations de la majorité : le vote est un échec pour Staline, qui n'a pas obtenu l'exclusion demandée. La « déclaration pacifique » n'est pas une capitulation et l'isolement de l'opposition semble prêt de se rompre dans le parti avec la mise en circulation de la lettre connue sous le nom de « lettre du groupe-tampon » et baptisée par Iaroslavski la « lettre de la veuve » : signé par de vieux militants, dont la veuve de Sverdlov, Novlorodtseva, le texte demande un « pardon mutuel » et la constitution d'un comité central regroupant les représentants de toutes les tendances [59].
Il reste encore à savoir quelles forces ont pu jouer au 8 août pour épargner les chefs de l'opposition et leur accorder un sursis, quels conflits se sont déroulés dans la majorité, comment le secrétaire général est venu à bout des réticences dans sa propre fraction. Car, dès le lendemain du 8 août, la presse se remplit de résolutions, visiblement inspirées, réclamant une « vigilance accrue », jugeant la déclaration « insuffisante ». Les exclusions se multiplient. Enfin, le congrès du parti, prévu pour novembre, est repoussé d'un mois. L'opposition a élaboré sa plate-forme ; rédigée par Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Smilga et Piatakov et une équipe de jeunes, Iakovine, Dingelstedt, Léon Sédov, fils aîné de Trotsky, elle est soumise à tous les groupes de l'opposition et, chaque fois que cela est possible, à des groupes ouvriers. Le 6 septembre, ses dirigeants s'adressent au bureau politique et au comité central, se plaignent de la persécution de l'appareil, contraire aux décisions de l'assemblée plénière d'août, demandent la préparation loyale du prochain congrès par la publication dans la presse de tous les documents. Le comité central riposte par le refus de publier la plate-forme, dont l'élaboration est jugée « fractionnelle », et par l'interdiction de la faire circuler à l'intérieur du parti. La simple discussion est ainsi purement et simplement déclarée hors la loi, le comité central refusant, suivant la déclaration de Staline, de « légaliser la fraction de Trotsky ».
L'opposition était à nouveau au pied du mur apparaît que le comité central craint la discussion comme le feu, qu'il n'y a pas d'espoir de défendre sa ligne politique dans aucune discussion honnête interne au parti. [...] Le groupe stalinien a décidé [...] de fabriquer le XV° congrès avec les seuls secrétaires » [60]. Il faut donc marcher de l'avant, droit de nouveau dans l'illégalité et, comme dira Alsky, collaborateur de Trotsky, « nous frayer un chemin vers la légalité » [61]. L'opposition imprimera donc le texte de la plate-forme, le diffusera dans le parti et parmi les ouvriers sans-parti, le fera signer massivement, tiendra, malgré l'interdiction, des réunions, des meetings et imposer ainsi de force la reconnaissance de sa « légalité » : telle est finalement la seule issue, la percée, comme à l'automne 1926, mais sans possibilité de reculer, sans autre fin possible que la « légalisation » ou l'exclusion.
A peine la décision est-elle prise que la répression frappe : dans la nuit du 12 au 13, les agents de la Guépéou découvrent l' « imprimerie illégale » de l'opposition, dirigée par le vieux-bolchevik Mratchkovski, qui est arrêté et sera exclu avec quatorze autres militants, ainsi que Préobrajenski, Sérébriakov qui ont publiquement pris là responsabilité de l'entreprise. La presse, aux ordres annonce la découverte d'un « complot » dans lequel est compromis, avec les gens de l'opposition, un garde-blanc, ancien officier de l'armée Wrangel. C'est exact : un ex-officier blanc a aidé des jeunes militants de l'opposition à ronéotyper le texte de la plate-forme. Ce que la presse ne dit pas, mais que Trotsky, Zinoviev et Kamenev font avouer au chef de la Guépéou, Menjinski et qu'il confirmera devant le comité central, c'est que cet ex-officier blanc, nommé Stroilov, travaillant en liaison avec le provocateur Tverskoy, est devenu fonctionnaire de la Guépéou et a travaillé sous ses ordres à une provocation organisée, puisque c'est lui qui a offert au jeune oppositionnel Chtcherbatov les moyens techniques de diffusion. Au comité central Staline admettra les faits et tentera de justifier la provocation : « L'opposition a fait grand cas de ce que l'ancien officier de Wrangel auquel se sont adressés les alliés de l'opposition [...] a été démasqué comme agent de la Guépéou. Mais où est le mal quand ce même officier de Wrangel aide le pouvoir soviétique à découvrir des conspirations contre-révolutionnaires ? Qui peut contester le droit du pouvoir soviétique d'attirer vers lui d'anciens officiers pour les utiliser à démasquer les conspirations contre-révolutionnaires ? » [62]
Mais la presse ne donnera évidemment pas à la deuxième partie de l'histoire le relief quelle a donné à la première : « Le mythe de « l'offfcier de Wrangel » est diffusé, dans tout le pays, empoisonnant l'âme de millions de membres du parti, de dizaines de millions de sans-parti » [63]. Il donne corps aux accusations d'actions contre-révolutionnaires, permet de détourner l'attention des problèmes soulevés par l'opposition. Le 27 septembre, Trotsky, comparût devant l'exécutif de l'Internationale parmi ses juges siège Marcel Cachin, collaborateur du gouvernement bourgeois pendant la guerre, rédacteur en chef de l'Humanité, qui a, salué en Tchang Kaï-chek le « héros de la commune de Changhaï ». Il les fustige, leur signale qu'ils vont l'exclure, lui, d'un exécutif dont ils ont oublié d'exclure Tchang Kaï-chek et Wang Chin-wei, toujours « membres associés », malgré les massacres d'ouvriers et de paysans. « Pas un seul organisme, dit-il, ne discute et ne prend aujourd'hui de résolutions, on ne fait qu'exécuter des décisions et le présidium de l'exécutif de l'Internationale communiste ne fait pas exception ». Il est, bien entendu, exclu, ainsi que Vouyovitch [64].
Cependant l'opposition a réussi à faire imprimer sa plate-forme dans une imprimerie d'Etat dont le directeur est arrêté : 30 000 exemplaires, affirme le bureau politique, 12 000, dont la plus grande partie sera saisie, réplique l'opposition. Sous la couverture d'une Å“uvre littéraire, Le Chemin de la lutte, de Fourmanov, elle commence à circuler. Zinoviev et Kamenev comptent sur 20 à 30 000 signatures pour faire reculer Staline. Mais, les premiers mille atteints, les progrès sont lents. Il faut, en même temps, faire reculer la peur. Dans cette voie, l'opposition remporte quelques succès. Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Smilga vont dans les quartiers ouvriers de Léningrad et Moscou parler devant des dizaines d'ouvriers entassés dans des logements minuscules. Puis, leurs cadres affermis, ils se lancent dans une campagne publique, tiennent des réunions malgré les activistes armés de gourdins que l'appareil mobilise, dans chaque rayon, pour les interdire. Soucieux de montrer que c'est contraints et forcés qu'ils s'engagent dans l'action illégale, les chefs de l'opposition demandent les salles de réunion et s'en emparent après refus. Ainsi arriveront-ils à tenir à Moscou un véritable meeting dans un amphithéâtre de l'Ecole technique supérieure occupé par surprise : l'électricité ayant été coupée, Kamenev et Trotsky y parleront à la lueur des chandelles, pendant deux heures, devant deux mille personnes, tandis qu'une foule nombreuse piétine devant la salle bondée. A Léningrad, une opération semblable est préparée pour l'occupation d'une salle du Palais du Travail où Radek et Zinoviev doivent parler. Mais Zinoviev se dérobe au dernier moment et Radek refuse d'être le seul orateur : leurs partisans iront simplement manifester à une conférence officielle des métallos. Racovski, à Kharkov, parlera en public devant trois cents ouvriers, dans une réunion non autorisée. Trotsky prend la parole dans deux usines de Moscou où l'opposition compte des partisans.
Tous ces résultats sont encourageants et l'opposition pensera un instant avoir atteint son but et réussi la percée : la masse du parti commence à s'intéresser à ses arguments. Certains dirigeants croiront même le succès proche quand, le 17 octobre, à Léningrad, au cours des fêtes pour le jubilé du comité central, Zinoviev et Trotsky, à l'écart de la tribune officielle, sont acclamés par les ouvriers qui se rassemblent autour d'eux. Selon Victor Serge, les deux leaders crurent que la situation se retournait en leur faveur : « Les masses sont avec nous, disaient-ils le soir » [65]. Zinoviev allait écrire : « C'est l'événement le plus important au sein du parti depuis deux ans, [...] d'une signification politique énorme » [66]. Dans son autobiographie, Trotsky qualifie d'impulsive cette appréciation optimiste et dit que, pour lui, cette manifestation de sympathie platonique traduisait le mécontentement des ouvriers de Léningrad, mais non leur détermination de lutter contre l'appareil [67]. L'opinion suivant laquelle les dirigeants de l'opposition auraient pris leurs désirs pour des réalités en interprétant comme une manifestation politique des acclamations bonhommes de jour de fête ne peut être retenue sans réserves. Il semble vraisemblable que Zinoviev ait eu raison en soutenant que cette manifestation avait inquiété Staline et l'avait décidé à agir plus vite : il est incontestable qu'il montre, à partir de ce moment, une grande hâte d'en finir.
C'est le moment même où le comité central entend Kirov proposer le programme du dixième anniversaire de la révolution, dans lequel sont inclues semaine de cinq jours et journée de sept heures. « Pure démagogie », proteste l'opposition, qui suggère qu'on essaie d'abord d'appliquer la journée de huit heures, restée le plus souvent sur le papier, et qu'on augmente les salaires les plus bas. Et elle vote contre. La Pravda et la propagande officielle s'emparent aussitôt de ce vote pour « démasquer » une fois de plus une opposition qui se prétend « prolétarienne » et combat les mesures favorables à la classe ouvrière. Le ton est donné par l'historien officiel Iaroslavski : « Le vote honteux des trotskystes contre les sept heures dévoile bien mieux que toutes leurs déclarations la physionomie menchevique de l'opposition » [68].
Sur ce point, l'opposition perd du terrain : ses protestations et ses arguments sont noyés sous le flot officiel. Or la défense des intérêts ouvriers était pratiquement le seul point de la plate-forme compris et approuvé au-delà de la mince couche de ses sympathisants. C'est dans cette ambiance que Staline va redemander au comité central qui siège du 21 au 23 octobre l'exclusion de Trotsky et Zinoviev. Le récit de ces scènes de sauvagerie a été fait maintes fois : Trotsky à la tribune, protégé par ses amis, injurié, menacé - on lui lancera des livres, des encriers, un verre - martèle ses mots, méprisant : « Le caractère fondamental de notre actuelle direction est sa croyance dans l'omnipotence des méthodes de violence - même à l'égard de son propre parti. [...] Vos livres, on ne peut plus les lire, mais ils peuvent encore servir à assommer les gens » [69]. Il dit que Staline veut maintenant tracer entre l'opposition et le parti un « trait de sang », prédit les massacres et l'épuration, conclut : « Vous pouvez nous exclure. Vous ne nous empêcherez pas de vaincre ». Staline, aussi calme que Trotsky dans cette assemblée de démons déchaînés, répond à Zinoviev, qui a évoqué le testament de Lénine et le post-scriptum sur sa brutalité : « Oui, je suis brutal, camarades, avec ceux qui travaillent brutalement et déloyalement à ruiner et scinder le parti. Je ne l'ai jamais caché » [70]. Pour lui, l'opposition, l'affaire de l'imprimerie le démontre, a été épaulée « contre son gré et contre sa volonté par les éléments anti-soviétiques ». Elle s'engage dans la voie de la scission. Il faut la frapper : Zinoviev et Trotsky sont exclus du comité central, dompté.
La bataille, pourtant, continue. A l'assemblée de militants de Moscou, Ivan Nikititch Smirnov réussit à prendre la parole, mais Kamenev et Racovski sont chasses de la tribune, comme Bakaiev et Evdokimov le même jour à Léningrad. L'opposition, annonce la Pravda, a obtenu une voix contre 2 500 à Moscou, aucune contre 6 000 à Léningrad... Elle va bel et bien être chassée du parti puisque d'ores et déjà il est certain que ses porte-parole ne s'exprimeront pas au congrès. Elle a perdu la bataille des signatures et sait déjà qu'elle ne présentera même pas ses listes complètes an bureau politique pour éviter que la répression ne frappe toutes ses forces.
Le 4 novembre, le centre dirigeant de l'opposition se réunit chez Smilga. Kamenev préside. Entre Trotsky, qui veut se battre jusqu'au bout parce qu'il n'y a rien à attendre, et Zinoviev, qui songe de nouveau à un compromis, les divergences s'accusent. Finalement, le souvenir de la manifestation du 17 octobre emporte la décision : on décide pour le 7 novembre la participation de l'opposition au défilé officiel, avec ses propres mots d'ordre : « A bas l'opportunisme », «. Appliquez le testament de Lénine », « Attention à la scission », « Maintien de l'unité bolchevique », « A bas le koulak, le nepman et le bureaucrate ». Dès le 5 novembre la commission centrale de contrôle convoque Zinoviev, Kamenev, Trotsky, Smilga, et les somme de renoncer à leur projet. Smilga leur répond qu'ils aient à assurer la liberté d'opinion avant de poser des conditions.
La manifestation du 7 sera bien préparée des deux côtés : à ce jeu, pourtant, les oppositionnels, poignée courageuse de lutteurs dans la masse indifférente, sont battus d'avance. On a peu de détails sur l'échec de la manifestation de l'opposition à Kharkov, où Racovski conduit les hommes dans la rue. A Léningrad, ils parviennent avec leurs pancartes jusqu'à la tribune officielle, mais sont adroitement déviés ensuite par le service d'ordre qui les isole de la foule et retiendra Zinoviev et Radek jusqu'à ce que chacun soit rentré chez soi. Il y aura quelques accrochages entre la milice et plusieurs centaines de manifestants conduits par Bakaiev et Lachévitch, en uniforme. A Moscou, l'affaire sera plus sérieuse : les manifestants de l'opposition, dispersés par petits groupes dans la foule qui converge vers la place Rouge, déploient pancartes et banderoles, plus d'une centaine, selon l'estimation d'un renégat de l'opposition, immédiatement brisées ou déchirées par les activistes postés le long du parcours et qui encadrent ensuite les porteurs. Seuls les étudiants chinois parviendront à conserver les leurs jusqu'à la place Rouge. Aussitôt après, les groupes ainsi repérés sont dispersés, frappés, certains manifestants arrêtés. Un commando pénètre dans la maison des Soviets, ou Smilga a accroché au balcon de son appartement une banderole et les portraits de Lénine et Trotsky : les militants présents sont frappés. Les mêmes incidents éclatent à l'hôtel du Grand Paris où Préobrajenski, qui a dirigé la manifestation, est roué de coups. Trotsky, venu en voiture, tente de haranguer une colonne d'ouvriers place de la Révolution. Il est aussitôt encadré par les miliciens et conspué, un coup de feu claque, brisant les vitres de l'auto. Il doit renoncer.
Le soir, la défaite est consommée. Dans toutes les réunions de l'opposition, « trotskistes » et « zinoviévistes » se heurtent déjà. « Léon Davidovitch, l'heure est venue d'avoir le courage de capituler », dit Zinoviev à qui le vieux lion réplique : « S'il avait suffi de ce courage-là, la révolution serait faite dans le monde entier » [71]. Le 15, ils sont, ensemble, exclus du parti; Racovski, Evdokimov, Smilga, Kamenev sont exclus du comité central. Le 16 Adolphe Joffé, vieil ami de Trotsky, malade incurable, se suicide en un geste de protestation. Pour la dernière fois, le 19, devant la tombe de Joffé, les dirigeants de l'opposition parlent devant leurs partisans - dix mille, selon Trotsky, plusieurs millier selon Serge : « La lutte continue. Chacun reste à son poste », dit Trotsky, et Racovski, devant la tombe, fait, au nom des assistants, le serment de suivre jusqu'au bout le drapeau de la révolution.
Le congrès, pendant ce temps, se prépare, tout entier placé sous le signe de la lutte contre l'opposition. Les dirigeants de la majorité indiquent dans les conférences le ton qui y prévaudra. Tomski déclare : « Staline ne se plaît nullement dans le rôle de chef. [...] La tentative de l'opposition revenait à le présenter comme un malfaiteur obscur et les membres du comité central et du bureau politique comme des laquais rampants qu'il manipule à sa guise. Au-dessous de lui, il y aurait l'appareil des fonctionnaires tremblant devant le secrétaire Staline, et, encore plus bas, d'autres militants tremblant devant le secrétaire de cellule. » Hypothèse ridicule, dit Tomski, fable que personne ne peut croire : comment un « parti où chacun aurait peur d'un autre pourrait-il diriger un Etat immense ? » et, tourné vers les ex-camarades qu'il accuse d'avoir voulu constituer un « deuxième parti », il lance la formule que l'histoire attribuera à Boukharine : « Sous la dictature du prolétariat, il se peut qu'il existe deux, trois, voire quatre partis, mais à la seule condition que l'un soit au pouvoir et tous les autres en prison » [72]. Boukharine n'est pas moins net : « Nous avons déjà eu affaire à toutes les formes de lutte, à la seule exception du soulèvement armé [...] ; lorsqu'il y a déjà eu tentative d'organisation de grève, la seule chose qui reste, c'est le soulèvement armé » [73].
Quand le congrès s'ouvre, le 2 décembre, on sait déjà que l'appareil exige une capitulation sans condition et un reniement total : « L'opposition, dit Staline, doit capituler entièrement et sans condition tant sur le plan politique que sur celui de l'organisation. [...] Ils doivent renoncer à leurs vues antibolcheviques, ouvertement et honnêtement, devant le monde entier. Ils doivent dénoncer les fautes qu'ils ont commises et qui sont devenues des crimes contre le Parti, ouvertement et honnêtement, devant le monde entier » [74].
Dès le lendemain, il est clair que l'opposition commence à éclater. Racovski qui refuse toute « autocritique » est chassé de la tribune. Kamenev lui, sera écouté. Son intervention, à la fois poignante et courageuse, annonce déjà la mort des bolcheviks. « Il faut trouver », dit-il « l'issue de la réconciliation ». La route du « deuxième parti » serait « ruineuse pour la révolution », elle est « exclue par l'ensemble de nos idées, par tout l'enseignement de Lénine sur la dictature du prolétariat ». La seule voie qui reste est de « se soumettre à toutes les décisions du congrès, quelque dures qu'elles puissent paraître ». Cependant Kamenev adjure les congressistes de ne pas contraindre ses amis à l'impossible : « Si nous renoncions à nos points de vue, ce ne serait pas bolchevique. Camarade la demande de renoncer à des opinions personnelles n'a jamais été formulée jusqu'ici dans notre parti. [...] Si je devais venir ici et déclarer : je renonce aux vues que j'imprimais dans mes textes il y a deux semaines, vous ne me croiriez pas ; ce serait de ma part de l'hypocrisie et une telle hypocrisie n'est pas nécessaire. [...] Tendez-nous une main secourable » [75].
Mais la commission du congrès est intraitable : elle exige que les oppositionnels condamnent explicitement les idées de l'opposition. Ordjonikidzé, qui rapporte en son nom le 10, se plaint que ces « anciens bolcheviks » contraignent le parti a des sanctions aussi graves et propose de les exclure puisqu'ils n'ont pas condamné la plate-forme de l'opposition. Racovski, Radek, Mouralov déclarent qu'en aucun cas ils ne renonceront à défendre individuellement leurs idées. Mais les zinoviévistes fléchissent : Kamenev, Bakaiev, Evdokimov acceptent de céder. En leur nom Kamenev assure : « Nous sommes contraints de courber notre volonté et nos jugements devant la volonté et les jugements du parti, seul juge suprême de ce qui est utile ou nuisible à la marche en avant de la révolution » [76].
Cependant, l'appareil exige plus encore. L'histoire du parti communiste (bolchevik) de l'U.R.S.S. de 1938 donnera une justification de ces exigences : le parti « posa à leur réintégration un certain nombre de conditions. Les exclus devaient : a) condamner ouvertement le trotskysme comme une idéologie antibolchevique et antisoviétique ; b) reconnaître ouvertement la politique du parti comme la seule juste ; c) se soumettre sans réserves aux décisions du parti et de ses organismes ; d) subir un temps d'épreuves pendant lequel le parti vérifierait les auteurs de la déclaration et à l'issue duquel, suivant les résultats de la vérification, il envisagerait la réadmission de chacun des exclus pris à part. Le parti comptait que la reconnaissance publique de tous ces points par les exclus devait, en tout état de cause, avoir une importance positive pour le parti, puisqu'elle briserait l'unité des rangs trotskystes-zinoviévistes, jetterait la décomposition dans leurs milieux, montrerait une fois de plus la puissance du parti et le bien-fondé de sa cause, permettrait à ce dernier, au cas où les auteurs des déclarations seraient de bonne foi, de réintégrer ses anciens adhérents, et, en cas de mauvaise foi, de les dénoncer aux yeux de tous, non comme des hommes qui se trompent, mais comme des arrivistes sans principes, des hommes qui veulent duper la classe ouvrière, des fourbes avérés » [77].
En se soumettant à ces exigences, les anciens oppositionnels renonçaient ipso facto à toute pensée personnelle et par conséquent à l'expression ultérieure de toute divergence, même minime, avec la direction : on leur demandait une capitulation définitive et sans conditions, un véritable suicide politique. Ils se débattent encore pendant une semaine, puis, finalement, se décident, le 18, à capituler et à condamner les idées de l'opposition - leurs idées - comme « erronées et antiléninistes ». Boukharine, férocement joyeux, les congratule : « Vous avez bien fait ; il était temps, le rideau de fer de l'Histoire était en train de tomber » [78]. Cette ultime palinodie ne leur vaut d'ailleurs qu'une grâce mineure : la commission de contrôle décide d'examiner six mois plus tard leur demande de réintégration. Ils restent donc exclus. Racovski, Smilga. Radek et Mouralov déclarent le même jour : « Exclus du parti, nous ferons tout pour y rentrer. On nous exclut pour nos idées. Nous les considérons comme bolcheviques et léninistes. Nous ne pouvons y renoncer » [79].
Ainsi s'achève l'alliance de Zinoviev-Kamenev avec Trotsky. Malgré leur répugnance, après une longue agonie, ils finissent par se renier, faisant devant Staline ce qu'ils avaient en vain exigé de Trotsky devant la troïka dont ils faisaient partie en 1924. « Bureaucrates », eux aussi, et « hommes d'appareil », ayant échoué dans leur « fronde », ont-ils, comme l'a pensé Trotsky, cherché à s'attirer l'indulgence et à mériter le pardon en aidant Staline à liquider Trotsky au plus vite, en l'isolant ? Dès le 27 janvier 1928, en effet, la Pravda publie une lettre d'eux attaquant les « trotskystes ». Mais un tel calcul suppose une analyse de la situation. Ont-ils sous-estimé la profondeur de la transformation subie par le parti - où Kamenev croyait impossibles des « procès en sorcellerie » ? Ont-ils pensé qu'en prévision d'un retournement rapide de la situation il fallait à tout prix demeurer dans le parti pour y être encore au moment décisif ? Ont-ils au contraire pensé qu'il n'y avait, pour des décennies, d'autre perspective que la contrainte et le carcan bureaucratiques, et que le salut, personnel et politique consistait pour eux, selon le mot prêté à Zinoviev, à « cheminer, sur le ventre » au besoin, mais à cheminer dans le parti ? Il n'est pas possible aujourd'hui de répondre à ces questions. Un fait reste acquis cependant : les deux vieux-bolcheviks n'avaient certainement pas prévu la route semée de capitulations qui s'ouvrait devant eux et qui devait les amener, moins de dix ans après, dix-neuf ans après la révolution, à s'accuser des pires crimes sur le banc d'infamie, dans de nouveaux procès en sorcellerie.
Les irréductibles ne les suivent pas : Racovski, Smilga, Mouralov, Radek, ont, comme Trotsky, condamné formellement la perspective du « nouveau parti » : comme Zinoviev et Kamenev, ils croient que le parti pourra se redresser, se débarrasser de son « excroissance parasitique », la bureaucratie. Mais ils ne croient pas à la possibilité d'aider à ce redressement en y demeurant à n'importe quel prix. Racovski déclare : « Nous abstenir de défendre nos idées signifierait que nous y renonçons : nous manquerions à nos devoirs les plus élémentaires envers le parti et envers la classe ouvrière ».
La fissure qui séparait les deux principaux groupes de l'opposition au début de 1926 devient ainsi un gouffre. Quand Zinoviev et Kamenev espéraient la victoire, Trotsky envisageait le pire, les calomnies, l'extermination physique. Il se prépare à une lutte longue, dont il n'est pas certain de connaître l'issue : « Le devoir, dit-il à Victor Serge, est d'épuiser les chances de redressement. On peut finir comme Lénine ou comme Liebknecht. Il faut être à la hauteur des deux éventualités » [80]. Ainsi s'explique sans doute une attitude que les historiens ont qualifiée de « suicide politique » et dans laquelle ils ne voient souvent qu'hésitations et contradictions. La révolution européenne a échoué, l'U.R.S.S. est isolée pour longtemps et la direction stalinienne compromet les chances de victoire des révolutions prolétariennes à venir. Mais le pendule de l'histoire reviendra dans le sens révolutionnaire tôt ou tard. D'ici là, il faut tenir, « préserver les traditions révolutionnaires, maintenir le contact avec les éléments avancés à l'intérieur du parti, analyser le développement de la période thermidoriennes, se préparer pour le prochain soulèvement révolutionnaire, dans le monde aussi bien qu:en U.R.S.S. » [81]. En un mot, ce n'est plus pour aujourd'hui qu'il faut se battre, mais pour demain, en préservant, pour le jour où, de nouveau, ces masses prendront leur sort entre leurs propres mains, l'héritage du bolchevisme qui a été dénaturé et qui serait, autrement, détruit par les staliniens.
Ces irréductibles, avaient-ils raison de vouloir « épuiser les chances d'un redressement » ? Il est, certes, facile aujourd'hui, de dénoncer leurs illusions et de sourire devant leur crainte « fétichiste » d'une restauration du capitalisme ? Le fait est que la route était encore longue : les 1 500 « trotskystes » exclus du parti, les centaines et bientôt les milliers d'opposants qui, après Trotsky, déporté le 17 janvier 1928 à Alma-Ata, après Préobrajenski, Racovski, Sosnovski, Smilga, Sérébriakov, Sapronov, prennent le chemin de la Sibérie, ne sont qu'une avant-garde sur un chemin que suivront, après eux, la presque totalité des bolcheviks de la révolution, jeunes ou vieux, quelle qu'ait été leur position dans la grande bataille politique de 1926-27.
Notes
[a]. Le lecteur intéressé par cet épisode unique de la lutte de classes en Angleterre peut se reporter à la monographie de Julian Symons, The general Strike, parue en 1957. Il y trouvera de nombreux les travailleurs britanniques, au cours de la grève ont développé des formes proprement soviétiques - au sens étymologique du terme - d'organisation, ce qui conduit l'auteur à affirmer qu' «en de nombreux endroits, les ouvriers voulaient intensément assumer les responsabilités du pouvoir ». Il cite notamment l'organisation du comité central de grève de Merthyr Tydfil (p. 146) avec ses sous-commissions de ravitaillement, transport, finances, renseignements, etc., et celle, un peu partout, de groupes de défense des ouvriers, véritables milices ouvrières, condamnés par le conseil général à la fois comme « imprudents et irréalisables » (p. 148). Il conclut aussi (p. 231) à la responsabilité totale de la direction dans l'échec d'un mouvement quelle n'avait pu empêcher, dans la mesure où elle s'est refusé à lui donner le caractère « politique, en réalité révolutionnaire » qu'il exigeait. Le fait que l'écrasante majorité des grévistes aient eu l'impression d'avoir été trahis par elle n'a pas, pourtant, contribué au renforcement de la « minorité » révolutionnaire, animée par les communistes, du fait que la politique des dirigeants semblait cautionnée par le comité anglo-russe.
[b]. Bien entendu la présence de Martynov au sein du comité de rédaction de l'Internationale communiste fut, dans toute cette période, un cheval de bataille de l'opposition. Il est intéressant de noter que l'admission de Martynov dans le parti bolchevique avait été proposée par Staline en personne au XIII° congrès et qu'il l'avait qualifié d'un des militants mencheviks «. les plus honnêtes et les plus efficaces ». Martynov commit ultérieurement l' « erreur » de voter pour une résolution de l'opposition au cours du débat sur le cours nouveau. A la XIII° conférence, Staline s'empare du fait : « Les Martynov sont dans l'opposition. Prenez-en note. Est-ce par hasard si ceux qui expriment des courants non-prolétariens votent pour l'opposition ? Non, ce n'est pas par hasard ». Martynov, dès lors, redevint parfaitement discipliné et seule l'opposition lui fit grief de son passé et l'accusa de « représenter un courant non-prolétarien ». Pour la direction, il était devenu « un véritable bolchevik ». Etait-ce par hasard ? Certainement pas Manouilski en donnera la preuve à la VII° assemblée plénière de l'exécutif (Corr. int. n° 11-1927), volant au secours du Tchèque Smeral que Trotsky vient d'attaquer violemment pour sa prise de position contre l'opposition en lui rappelant son passé chauvin et ses nombreuses compromissions avec la bourgeoisie : depuis qu'il est communiste, « Smeral a, en soldat discipliné, les mains à la couture du pantalon, appliqué toutes les décisions de son parti et de l'Internationale communiste ». Les ex-mencheviks ou oppositionnels n'avaient, en fonction d'une telle situation, d'autre possibilité que d'être aveuglément disciplinés s'ils ne voulaient pas se voir rappeler et reprocher leur passé.
[1] Texte dans Fourth International, vol. 2, n° 8, oct. 1941, pp. 252-253.
[2] The case of Leon Trotsky, p. 248.
[3] Cité par DEUSTCHER, P. U., pp. 255-256.
[4] Fourth International, ibidem, p. 253.
[5] Ralph FISHER, Pattern for soviet youth, p. 548.
[6] Cité par TROTSKY, The Case, pp. 81-82.
[7] TROTSKY, Staline, p. 377.
[8] Lettre à I. N. Smirnov, Lutte de classes, n° 6 août-sept. 1928, pp. 163-164.
[9] DEUTSCHER, P. U., p. 268.
[10] SERGE, M. R. p. 209.
[11] TROTSKY, Ma Vie, t. III, p. 258.
[12] BARMINE, Vingt ans au service de l'U.R.S.S., pp. 244-245.
[13] Cité par DEUTSCHER, P. U., p. 284.
[14] Pravda, 3 nov. 26, cité par DANIELS, Conscience, p. 291.
[15] Lutte de classes 1927-28 : NAVILLE et SIZOFF, « l'Economie soviétique », ep. 458-460 et SERGE, « Vers l'industrialisation », n° 15, pp. 43 sq. et 16, 486-488.
[16] Cité par DEUTSCHER, P. U., p. 278.
[17] DANIELS, Documentary history of communism t. 1, pp. 280-287.
[18] Corr. int. n° 87, 31 juillet 26, pp. 950-951.
[19] Corr. int. n° 114, 23 octobre 26.
[20] Lettre à Mouralov du 11 sept. 1928, New International, nov. 34, pp. 125-126.
[21] Déclarations de Trotsky sur le livre d'Eastman, Corr. int. n° 72, 22 juillet 1925, p. 601, et n° 82, 22 août 1925, p. 672.
[22] SERGE, Vie et mort de Trotsky, p. 181.
[23] Cahiers du bolchevisme, n° spécial, 20 décembre 26, pp. 2177-2122.
[24] Ibidem, pp. 2222-2245.
[25] Ibidem, pp. 2245-2270.
[26] Ibidem, pp. 2274-2292.
[27] Ibidem, pp. 2292-2313.
[28] Ibidem, pp. 2176 et 2318.
[29] Cité par DEUTSCHER, P. U., p. 303.
[30] Cahiers du bolchevisme, p. 2127.
[31] Ibidem, pp. 2270-2274.
[32] Cité par IAROSLAVSKI, Histoire du P. C. de l'U.R.S.S., p. 452.
[33] Corr. int. n° 143, 29 décembre 1926, p. 1867.
[34] Cité par IAROSLAVSKI, Op. cit., p. 452.
[35] Novosty Jisny, 19 oct. 26, cité par KAMENEV, Corr. int. n° 11, 24 janvier 27, p. 156.
[36] Texte dans Fourth International, col. 2, n° 8, pp. 251-252.
[37] TROTSKY, Staline, pp. 555-556.
[38] Harold R. ISAACS, The tragedy of the chinese révolutions p. 86.
[39] BOUKHARINE, Problèmes de la révolution chinoise, pp. 50-51.
[40] ISAACS, op. cit., p. 85.
[41] Ibidem.
[42] Ibidem, p. 119.
[43] Ibidem, p. 112.
[44] Ibidem, p. 136.
[45] Ibidem, p. 162.
[46] BOUKHARINE, Problèmes, p. 57.
[47] Cité par ISAACS, op. cit., p. 185.
[48] BOUKHARINE, Problèmes, n° 57.
[49] Archives, cité par DEUTSCHER, P. U., pp. 334-338.
[50] Cité par ISAACS, op. cit., pp. 241-258.
[51] SERGE M. R., pp. 212-213.
[52] Ibidem, p. 214.
[53] Archives, cité par DEUTSCHER, P. U., p. 340.
[54] Ibidem, p. 343.
[55] Documents dans Corr. int. n° 84, 13 août 1927.
[56] Archives, cité par DEUTSCHER, p. 353.
[57] Corr. int. n° 85, 18 août 1927, pp. 1166-1167.
[58] Cité par IAROSLAVSKI, op. cit., p. 457.
[59] Corr. int. n° 85, p. 1169.
[60] Archives, cité par DANIELS, Conscience, p. 312.
[61] Cité par KRITCHEVSKI, Corr. int. N° 127, 21 décembre 1927, p. 1949.
[62] Rapport dans Corr. int. n° 114, 12 nov. 27, p. 1642.
[63] Déclaration de l'opposition dans New International, 4 octobre 1927, p. 124.
[64] Corr. int. n° 101, 5 octobre 27, p. 1425.
[65] SERGE, M. R., p. 214.
[66] Pravda, 2 nov. 27, cité par SORLIN, op. cit., p. 212.
[67] TROTSKY, Ma vie, t. III, p. 273.
[68] Cité par IAROSLAVSKI, op. cit., pp. 474-475.
[69] Cité par SERGE, M. R., p. 220.
[70] Cité par DANIELS, Conscience, p. 315.
[71] SERGE, M. R., p. 226.
[72] Discours à la conférence de Léningrad, Corr. int. N° 120, 3 décembre 1927, p. 1758.
[73] Corr. int. N° 120, p. 1754.
[74] Cité par DANIELS, Conscience, pp. 318-319.
[75] Corr. int. n° 128, 1927, p. 1965.
[76] Corr. int. n° 3, 11 janvier 1928, p. 54.
[77] Histoire du P. C. (b) de l'U.R.S.S. (éd. 1949), p. 321.
[78] Cité par DEUTSCHER, P. U., p. 388.
[79] Corr. int. n° 3, 11 janvier 1928, p. 53.
[80] Cité par SERGE, M. R., p. 216.
[81] TROTSKY, Staline, p. 556.