Sous peine de nier l'intervention dans l'histoire de la volonté consciente sous la forme élémentaire, et même artisanale, de l'organisation, sous peine de prêcher la renonciation, la résignation, la soumission, de condamner le principe même de la lutte en rejetant les victoires qui ne sont que partielles, les autres ne peuvent que reprendre à leur compte la conclusion de Rosa Luxembourg à sa sévère critique du bolchevisme : "Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d'action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l'exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier "J'ai osé !". C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. |
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Le parti bolchévique
XX: Le parti après Staline : l'ère Khrouchtchevienne
Khrouchtchev et F. Castro
Le rythme inégal du développement de la déstalinisation officielle, les hésitations, les retours en arrière et les accélérations brutales interdisent toute analyse statique limitée à un délai de quelques années, et expliquent les démentis que la réalité inflige à des spécialistes pourtant sérieux, mais assez imprudents pour croire qu'ils peuvent, de l'extérieur, apprécier l'évolution des rapports de forces qui n'ont qu'incomplètement pris conscience d'elles-mêmes. C'est une lutte de classes qui déroule aujourd'hui sa dialectique en U.R.S.S. : il est aussi insensé de prétendre que les événements postérieurs à la mort de Staline n'ont rien changé à la structure de la société soviétique que de croire que la mort de Staline a supprimé les faits sociaux dans lesquels sa puissance avait su plonger ses racines et qu'un appareil despotique va, une fois ses dirigeants « éclairés », entamer une évolution qui en fera le promoteur de la démocratie.
Personne ne songe plus aujourd'hui à contester l'étendue du succès remporté sur le terrain de la transformation économique par les structures de type socialiste mises en place par la révolution de 1917. L'U.R.S.S. est aujourd'hui la deuxième puissance industrielle du monde. C'est en 1953 qu'elle a doublé son parc de machines-outils d'avant-guerre, surclassant très largement celui de la Grande-Bretagne, dépassée seulement par l'équipement industriel du capitalisme nord-américain. Ce développement fantastique, comparable seulement à celui de la révolution industrielle dans les pays avancés au XIX° siècle, est évidemment le seul qu'ait connu, à l'époque de l'impérialisme, un pays encore arriéré il y a cinquante ans. C'est là un fait irréfutable que ne peuvent contester les affirmations réitérées des anticommunistes et antisocialistes de principe suivant lesquels ces succès sont dus à la seule contrainte sur les travailleurs, réduits à une condition quasi-servile. Il faudrait, pour les suivre sur leur terrain et admettre avec eux la supériorité du régime capitaliste, avoir vu démontrer que l'impérialisme s'est montré un patron plus libéral avec ses esclaves coloniaux, travailleurs des mines ou des plantations, et que la domination de la Société générale de l'United Fruit ou de telle société capitaliste a pu créer dans un pays quelconque depuis cette date une société industrielle moderne. Ecrivant, en 1930, les dernières lignes de son Histoire de la révolution russe, Trotsky soulignait la qualité des mots russes passés dans le langage international avant et après 1917 : « Si la culture instituée par la noblesse a introduit dans le langage universel des barbarismes tels que tsar, pogrome, nagaïka, Octobre, dit-il, a internationalisé des mots comme bolchevik, soviet, et piatiletka » [1]. Et si piatiletka - le plan quinquennal - a finalement été traduit dans toutes les langues, le zèle avec lequel les partisans du « monde libre » et de l'économie capitaliste s'efforcent de recouvrir les réalités d'un système basé sur le profit d'un survêtement de planification, illustre bien, si besoin était, la victoire morale d'un principe jusqu'alors déclaré hérésie.
Il serait pourtant imprudent, eu égard aux réalités quotidiennes comme d'ailleurs aux chiffres généraux, de s'empresser de crier à la victoire du socialisme. L'U.R.S.S. - malgré ses incontestables succès dans le domaine cosmique, de ceux qui frappent les imaginations - est loin d'avoir comblé tout son retard, et cela est évident dès que l'on rapporte les chiffres de production à ceux de la population. En 1960, la production d'acier par tête d'habitant, en U.R.S.S., 350 kilos, est très inférieure non seulement à celle des U.S.A. (820) mais à celle du Bénélux (1 300) et celle de l'Allemagne fédérale (650). Celle d'électricité (1300 kWh) vient très loin derrière celle des U. S. A. (4670), de la Grande-Bretagne (2490), de la République fédérale allemande (2055), immédiatement avant celle de la France (1 590) et dépasse de peu celle de l'Italie (1100). Le retard apparaît plus important encore, concernant surtout un pays qui se réclame du socialisme, lorsqu'il s'agit de la consommation privée moyenne, 38 kilos de viande en U.R.S.S. contre 73 aux Etats-Unis, 64 en France, 26 kilos de sucre contre 240 aux Etats-Unis et 25 en France, 6,5 kilos d'œufs contre 22,4 aux Etats-Unis et 11 en France, 28 mètres de cotonnade contre 54,3 aux Etats-Unis, 30 en France, : 1 m2 84 de lainage contre 2,7 aux Etats-Unis et 3,9 en France, 1,9 pièce de sous-vêtement contre 11,6 aux Etats-Unis, 1,7 paire de souliers de cuir contre 3,5 aux Etats-Unis. Les usines automobiles américaines sortent dix véhicules automobiles pour un en Russie. En 1960, sur 1000 habitants, on comptait 1 030 postes de radio aux Etats-Unis, 600 au Canada, 300 en Grande-Bretagne et en Allemagne fédérale, 250 en France, 240 en U.R.S.S. La densité d'occupation des logements est peut-être l'un des aspects les plus spectaculaires de ce retard, puisqu'elle est de 1,6 habitant par pièce en 1956, alors que la France et l'Italie, où la « crise » est particulièrement sévère, ont des densités respectives de 1 et 1,5. Les destructions de la guerre, invoquées par les propagandistes, n'expliquent en rien ce retard, la surface habitable utile par habitant était en U.R.S.S. de 6 m2, 9 en 1940 contre 7 m2, 3 en 1913. Elle n'a du reste atteint ce dernier chiffre qu'en 1950, et 7 m2, 7 en 1955, mais dans les villes seulement [2].
Les Varsoviens - premiers producteurs au monde d'histoires russes - disent que les enfants Gagarine, interviewés par des journalistes, répondaient : « Papa est dans le cosmos : il revient dans vingt minutes. Maman est allée acheter de la viande : elle reviendra dans cinq heures. » C'est en effet au détriment du niveau de consommation des larges masses que l'industrialisation s'est réalisée en U.R.S.S. Entre 1928 et 1937, la production de houille, de fonte et d'acier augmentant de 400 % et celle d'électricité de 700 %, celle de lainage n'augmentait que de 10 %, celle de coton de 20 %. Entre 1937 et 1950, les productions de houille et d'électricité augmentaient encore de 200 %, celle de fonte et d'acier de 50 et 60 %, tandis que la production de lainages augmentait de 60 %, celle de coton de 10 % seulement [3]. Or cette inégalité du développement des branches industrielles, du développement systématique et en priorité de l'industrie lourde, d'une part, et des biens de production, d'autre part, est le résultat d'une politique systématique des dirigeants du parti. Il ne s'agit pas seulement de produire d'abord les biens de production, ensuite les biens de consommation, mais d'accumuler les biens de production en réduisant l'augmentation des biens de consommation dans la mesure ou l'inégalité dans la répartition et les privilèges sont le meilleur des aiguillons. Ces contradictions ne peuvent se comprendre si l'on ne prend conscience de la contradiction fondamentale existant en U.R.S.S. entre le mode de production, de caractère non capitaliste ou, si l'on veut, socialiste pour l'essentiel, et le mode de distribution, resté fondamentalement bourgeois. C'est sur cette pénurie presque absolue que s'est développée, nous l'avons vu, une bureaucratie qui a su défendre et à croître ses privilèges dans la période d'expansion économique.
La contradiction reparaît au niveau de la production industrielle. Dans le cadre de la collectivisation des moyens de production et d'une économie planifiée, le bas niveau technique et culturel exigeaient certes l'utilisation des stimulants qui constituent les privilèges. Mais le monopole politique des bureaucrates, l'utilisation de leur intérêt privé comme moteur essentiel de l'augmentation de la production aboutissent à mettre en péril les impératifs généraux de la production. C'est l'introduction de la notion de rentabilité industrielle des entreprises, conséquence de cette conception bureaucratique de la production, qui explique la pratique couramment dénoncée dans la presse qui consiste, pour des entreprises, à produire ce qu'on appelle les « biens indéterminés » non prévus par le plan, mais destinés à permettre aux administrateurs de réaliser le plan financier : c'est ainsi que des usines d'apprentissage électrique fabriquent de la quincaillerie et que le cirage et les produits de mercerie apparaissent dans les pharmacies tandis que les laboratoires prévus pour la recherche concurrencent les usines dans la production. La nécessité pour le bureaucrate de réaliser le plan l'entraîne à négliger la qualité de sa production, à constituer des réserves de matières premières supérieures à ses besoins, à dissimuler systématiquement la capacité de production de son entreprise afin de pouvoir réaliser et au besoin dépasser les normes. Les directeurs freinent toute étude ou fabrication nouvelle qui réduirait forcément leur programme et s'efforcent de fabriquer toujours les mêmes modèles.
L'un des résultats de cette gestion bureaucratique est le gaspillage d'une partie de l'équipement productif. Aristov révèlera au XXI° congrès que 60 000 fraiseuses et 15 000 presses mécaniques « restent inutilisées pendant des années dans les entrepôts ou rouillent dans les cours », tandis qu'une autre source russe cite l'exemple d'une usine où 50 machines-outils restent inutilisées, certaines depuis 1939, et les autres depuis 1945. Le marché noir, la plaie de l'économie soviétique, est une autre conséquence de la planification bureaucratique. Il porte non seulement sur les biens de consommation dont la production est insuffisante mais, sur les instruments de production et les matières premières. Toutes les entreprises ont leur tolkatch, leur organisateur, au statut plus ou moins légal, assurant les fournitures au moyen de la corruption, le blat, « plus fort que Staline », dit la sagesse populaire.
Depuis 1953, les dirigeants du parti russe ont tenté de surmonter ces contradictions en modernisant l'économie, en s'efforçant de simplifier l'appareil et de supprimer les caractéristiques les plus monstrueuses de la centralisation stalinienne. En 1953, au nom de la nouvelle direction, Malenkov annonce l'abandon de la politique de priorité à l'industrie lourde et le développement de la production des biens de consommation pour répondre « aux besoins croissants du peuple soviétique ». Des augmentations deux à trois fois supérieures sont prévues dans la production des textiles et vêtements. Mais en même temps ces objectifs entrent en contradiction avec ceux de l'exploitation des « terres vierges » qui ont besoin de machines, avec la nécessité de fournir à la Chine l'équipement industriel dont elle a besoin. Le 24 janvier 1955, Chepilov rappelle dans la Pravda que l'industrie lourde est la « base de granit de l'économie soviétique » et, au comité central, Khrouchtchev taxe de « déviationnisme de droite » les avocats de l'augmentation de la production de biens de consommation. Dans sa lettre de démission du 8 février, Malenkov fait son autocritique et reconnaît la nécessité de la priorité à l'industrie lourde.
Une nouvelle étape s'ouvre avec la discussion sur la modernisation, qui se déroule à partir du mois d'avril et qui se termine au comité central de juillet. Le rapport de Boulganine, remarquablement franc, admet le retard technique de l'industrie russe, qu'il attribue à son « isolationnisme », qui le maintient en arrière des progrès occidentaux, et à son excessive centralisation. Il souligne que le système des normes, loin d'être un encouragement à la productivité, est en réalité un moyen de maintenir les salaires à un niveau fixe qui empêche toute augmentation sérieuse des rendements. Il sort de ces délibérations une circulaire qui augmente les pouvoirs et l'initiative des chefs d'entreprise et les appelle à « tenir compte des besoins des travailleurs » : la contradiction reconnue n'est pas pour autant surmontée. C'est ce qui ressort de toutes les « insuffisances » dénoncées par Khrouchtchev au comité central de février 1957 : la grande commission de planification qui vient d'être mise sur pied en décembre sous l'autorité de Pervoukhine va être supprimée. L'appareil économique est fortement décentralisé, de nombreux ministères centraux sont supprimés, l'essentiel de la direction économique est transféré aux conseils régionaux, les sovnarkhozes. En fait, le contrôle bureaucratique a seulement changé de forme, et les problèmes ne sont pas résolus.
La presse russe de 1962 donne d'intéressantes informations sur leur permanence. On apprend, en mai, la découverte en Carélie d'une gigantesque affaire de troc entre du bois, du métal et d'autres produits manufacturés. Le journal Sovietskaia Russia révèle que des contacts avaient été pris jusque dans les services ministériels de Géorgie, et que « des trains entiers de marchandises illicites roulaient d'une extrémité à l’autre de l'Union ». Le parti avait assisté à ce spectacle en « indifférent ». En juin, trois dirigeants d'un entrepôt de Dniepropetrovsk sont condamnes à mort pour « dilapidation ». En juillet, les Izvestia annoncent la condamnation à mort de quatre employés d'une usine de Frounzé coupables d'avoir vendu au marché noir des produits fabriqués avec des matières premières achetées en fraude. Le journal précise que ces quatre « employés » - il ne précise pas leurs fonctions - possédaient des villas, des voitures, des articles de luxe pour une somme égale à 6 millions de francs 1963, et qu'on leur a en outre confisqué 320 kilos d'or et 30 kilos d'argent. Les affaires de Carélie avaient peuplé d'affairistes prospères les hôtels de Pétrozavodsk. Ainsi, dans le dos de l'économie planifiée elle-même, renaissent, grâce à ses contradictions, une production et un commerce parallèles de biens de production et des couches sociales de type capitaliste que la bureaucratie, malgré les exécutions capitales, semble impuissante à anéantir. L'automne 1962 voit remettre en question les principes mêmes de la planification bureaucratique. La Pravda du 4 octobre écrit : « Notre pays a perdu des centaines de milliers de roubles à cause de cette politique », et conclut : « Le système de planification employé est tellement mauvais que l’U.R.S.S. manque en ce moment de denrées de première nécessité, telles que chaussettes, sous-vêtements et chaussures, alors que les magasins regorgent d'objets si laids et de si mauvaise qualité que personne ne les achètera jamais. »
La mort de Staline a permis aussi de dévoiler un autre secret de Polichinelle : la gravité de la crise agricole, jamais surmontée depuis l'époque de la collectivisation. La politique Malenkov de l'augmentation du niveau de vie exige d'abord une augmentation de la production agricole. Khrouchtchev révèle dans son discours de septembre 1953 le retard de la production agricole, inférieure par tête d'habitants à ce qu'elle était avant la révolution. La productivité moyenne du travail agricole reste ridiculement basse, sept fois inférieure à celle des U.S.A. pour le blé, six fois pour la betterave à sucre. L'U.R.S.S. a moins de tracteurs par rapport à la surface cultivée et au nombre d'habitants que les U.S.A., la Grande-Bretagne, l'Allemagne fédérale. Un kolkhoze sur quatre a l'électricité.
La nouvelle politique d'août-septembre 1953 a pour but de s'appuyer sur l'intérêt des kolkhoziens pour assurer une production couvrant les besoins du pays. Les prix payés pour les livraisons obligatoires et contractuelles sont relevés, les arriérés d'impôts supprimés, les impôts sur les lopins individuels diminués; on promet aux kolkhoziens; des produits industriels. L'appareil du parti dans les stations de machines et tracteurs est renforcé afin d'assurer l'application de cette nouvelle politique. Il suffit de quelques mois, cependant, pour que les objectifs assignés à la production agricole se révèlent inaccessibles : au comité central de février 1955, Khrouchtchev lance la campagne de défrichement des terres vierges : 13 millions d'hectares doivent être cultivés en deux ans, dont on attend une production de 18 millions de tonnes de grain. Les résultats seront décevants : en juillet 1957, les livraisons obligatoires sont supprimées sur les lopins individuels.
En janvier 1958, Khrouchtchev reprend la proposition repoussée par Staline en 1952 de dissoudre les stations de machines et tracteurs et de vendre leurs machines aux kolkhozes : elle est adoptée au comité central de février et réalisée très vite, grâce à l'empressement des kolkhoziens, mais dans d'assez mauvaises conditions, malgré une tentative de freinage du comité central, qui s'inquiète de la vente à bas prix des machines et de la disparition des conditions matérielles nécessaires au maintien de stations de réparation. En juillet 1958, une autre concession d'importance est faite aux kolkhoziens, avec la suppression totale des livraisons obligatoires aux kolkhozes, dont les produits iront sur le marché. Désormais libéré du carcan (les stations, le secteur coopératif kolkhozien renforce sa position et les tendances centrifuges par rapport à l'économie planifiée accentuent les différences entre kolkhozes pauvres et « millionnaires ». L'augmentation massive des prix des produits alimentaires, en Juillet 1962, les hausses de 30 % sur la viande, de 20 % sur le beurre, sont la preuve de l'accroissement de la pression qu'exercent les paysans et qui conduit le parti à déchirer une fois de plus les promesses faites au consommateur, en l'occurrence celles du XXII° congrès.
Un nouveau virage s'ébauche d'ailleurs avec la parution, le 28 juillet 1962, dans la Pravda Ukrarny, puis dans toute la presse, de la lettre de la kolkhozienne Nadejda Zaglada proposant la suppression du système des équipes et des brigades et l'affectation à chaque kolkhozien d'un morceau de terre kolkhozienne à cultiver personnellement, ce qu'il aura hâte de mener à bien afin de se consacrer à son propre lopin. La kolkhozienne conclut : « Une telle méthode élève la responsabilité et enseigne la conscience. » L'économie de l'U.R.S.S., après plusieurs années de réformes khrouchtchéviennes, n'a pas été modifiée dans le sens d'un renforcement du « secteur socialiste »; elle n'a - et pour cause - résolu aucune de ses contradictions.
Le système bureaucratique, qui compromet gravement le fonctionnement de l'économie, a pour base l'existence d'une pyramide de privilégiés que la statistique et les études dites « sociologiques » s’efforcent de dissimuler, mais que la presse, dans la critique et l'information sur la le quotidienne, puis la littérature, rendent apparente après la mort de StalIne. En 1953, l'éventail des salaires est à peu près le même qu'en 1935 et s'étale en gros de un à vingt. Un ouvrier qualifié gagne de sept à huit fois plus que son camarade non qualifié. La campagne menée contre la « Jeunesse dorée » permet de constater l'existence de fils de privilégiés qui reçoivent comme argent de poche mille roubles par mois, l'équivalent du salaire moyen d'un ouvrier. Les bureaucrates refusent d'occuper des postes loin des grandes villes, s'embusquent systématiquement dans les services. A l'occasion, la presse dénonce l'utilisation qu'ils font de leurs « voitures de service ». La datcha, demeure privée du haut bureaucrate, coûte des centaines de milliers de roubles : sa vente peut permettre à l'héritier de vivre sans travailler. Le fait que le bureaucrate est un personnage au-dessus du commun transparaît dans une critique de la Pravda contre un passage de roman de guerre où l'on voit des partisans appeler leur chef par son surnom. : « Il semble très difficile de croire que des gens de la ville aient osé appeler « Gavrik » un homme considérable, membre important du parti ». Trud écrit qu'« une foule de fonctionnaires économiques dirigeants piétinent insolemment les droits des citoyens ». Un récit de Parkhomov nous montre un bureaucrate qui a pour principe de n'avoir aucun contact chez lui avec « des gens qui sont placés sous ses ordres » et la Komsomolskaia Pravda dénonce l'écrivain Virta qui s'est fait construire une datcha avec patinoire privée par les jeunes communistes de la région, où il est appelé « le barine ». Le roman de Vera Panova, Les Saisons, met en scène des bureaucrates du parti, au passé glorieux, qui n'hésitent pas, pour jouir de leurs privilèges, à s'entourer d'un réseau d'influences et de chantages. Dans Les convives, une pièce interdite après quelques représentations pendant l'hiver 1953-1954, Léonide Zorine décrit le conflit entre un haut fonctionnaire, son père, vieux-bolchevik, qui le traite de « bonze repu » et sa sœur Varvara qui le qualifie de bourgeois et déclare éprouver contre lui et ses semblables des « couches supérieurs » quelque chose qui n’est pas de la haine, mais « qui rappelle un sentiment de classe ». Le journaliste Tourbine, qui des personnages sympathiques, y parle d'une « classe dirigeante » née « de la méchanceté de la convoitise, de l'ambition, de ses incapacités et de notre tolérance ». La volonté des privilégiés et leur désir de les transmettre à leurs héritiers est révélée par une baisse importante du pourcentage d'étudiants fils d'ouvriers, déjà passé entre 1931 et 1938 de 44,6 à 33,9 % : l'académicien Kolgorov affirme en 1958 que le nombre d'enfants de l'intelligentsia ne cesse de croître d'année en année dans l'Université et les écoles techniques supérieures.
Ces contradictions sont pour la première fois admises après la mort de Staline, même quand ceux qui les ont dénoncées sont officiellement condamnés pour avoir noirci le tableau. Les premières mesures de l'ère Malenkov sont évidemment des concessions aux aspirations des masses populaires, qui bénéficieront de plusieurs baisses sérieuses des prix de détail. A partir de 1955, des mesures précises sont prises qui modifient profondément les conditions de la vie sociale. Le rapport de Boulganine au comité central de juillet blâme les responsables qui ne tiennent pas compte des aspirations ouvrières. La vie du parti se réfère à une circulaire pour condamner sévèrement les syndicats qui « approuvent toutes les décisions de la direction parce que les usines sont des entreprises d'Etat ».
Le 29 novembre 1955, le décret sur l'avortement est aboli. L'un des thèmes du XX° congrès est l'augmentation des salaires les plus bas; Kaganovitch, qui fait des réserves, sera remplacé à la commission des salaires. Cette fois, une partie des promesses faites sera tenue. Le 8 mars 1956, la journée de travail est ramenée à six heures les veilles de congé. Le 10, il est décidé que les kolkhoziens recevront des avances mensuelles, sans attendre l'établissement de ce qui leur est dû d'après leurs heures de travail au kolkhoze; Le 28 mars, la durée du congé payé de maternité est portée de 77 à 112 jours. Le 25 avril - c'est, pour les ouvriers d'U.R.S.S., une date importante - le décret du 26 juin 1940 sur la discipline du travail, les absences injustifiées, les retards, est aboli et les sentences prononcées seront toutes révisées. Le 9 mai, la durée de la journée de travail des jeunes entre seize et dix-huit ans est réduite de huit à six heures, le taux des pensions est régularisé, leur minimum étant fixé à 300 roubles et le maximum à 1200. Le 9 juin, les droits universitaires rétablis en 1940 sont de nouveau supprimés. Au début de septembre, les bas salaires sont augmentés de 33 % en moyenne ; le minimum en est fixé à 300 roubles en ville, 270 à la campagne. Les salaires des mineurs sont sensiblement augmentés en novembre. De façon générale, les pouvoirs de contrôle des syndicats sont partiellement restaurés en matière de normes, embauche, licenciement.
Parallèlement, certains abus sont dénoncés. Il est interdit d'acheter plus d'une voiture en trois ans. La presse s'en prend aux fils de bureaucrates qui ont peur du travail. La réforme scolaire vise à donner à tous des chances égales : les privilégiés parviendront pourtant à l'entamer en empêchant l'application de certaines clauses, et surtout à la tourner. La presse reste extrêmement discrète sur le nouvel éventail des salaires, quoiqu'elle émette de nombreuses critiques sur le système en général. A Kharkov, en 1961, d'après Philippe Ben, un ouvrier qualifié gagne 90 nouveaux roubles, mais nombreux sont les ouvriers à 60 roubles, et les femmes de ménage n'en gagnent que 40. Quelques ouvriers arrivent à gagner jusqu'à 150 roubles. Les ingénieurs débutent à 90, les médecins à 60. Le bureaucrate qui le renseigne omet d'indiquer son propre salaire. On parle de nouveau beaucoup de datchas et d'autos à la veille du XXII° congrès, où le niveau de vie des masses est à l'ordre du jour. Mais la hausse des prix de juin 1962 est en recul sérieux. Et, le 24 septembre, on annonce que les impôts sur les salaires entre 60 et 80 nouveaux roubles, dont la suppression était prévue pour le I° octobre, sont provisoirement maintenus, nouveau indice des difficultés de la politique sociale réformiste de Khrouchtchev, inséparables des contradictions économiques et politiques. Quelques jours plus tard, la presse annonce qu'au cours d'une réunion du parti à Léningrad, le secrétaire du comité de la ville a dit que, pour 1961, « deux millions et demi de journées de travail ont été perdues dans les entreprises industrielles de Léningrad du fait des absences non motivées et des retards des ouvriers » : la classe ouvrière manifeste comme elle le peut son aliénation de l'appareil économique et la suppression du carcan de terreur ne suffit pas à lui donner l'enthousiasme que pourrait seule créer la participation réelle et authentique à la gestion de l'économie, participation à laquelle la bureaucratie ne peut précisément pas consentir.
Personne ne conteste aujourd'hui que la politique incarnée par Khrouchtchev ne rencontre une vive résistance au sein de l'appareil et de la bureaucratie, pour qui elle présente à bien des égards des risques certains. Rapportant une conversation avec deux privilégiés du régime à la fin de 1956, Klaus Mehnert écrit : « Tous deux jugeaient que les paysans abandonneraient les collectifs s'ils conquéraient leur liberté ; les villes resteraient sans ravitaillement, les ouvriers exigeraient le droit de grève, voudraient influer sur la gestion des entreprises » [4]. Derrière la perspective de libéralisation, les bureaucrates entrevoient la fin de leurs privilèges, la démocratie ouvrière, qu'ils baptisent chaos. Il serait faux pourtant d'imaginer que la majorité d'entre eux restent fidèles aux méthodes de l'ère stalinienne. Pour les plus éclairés au moins, il est clair, au moment où Khrouchtchev décide de s'attaquer au mythe que, ainsi que l'écrit Philippe Ben, « l'obstacle majeur à l'amélioration du niveau scientifique et technique de l'U.R.S.S. - condition indispensable de tout progrès matériel - était le dogmatisme stalinien, qui imposait des chaînes à la philosophie, aux sciences physiques et mathématiques, à la biologie, à l'économie politique, et à presque tous les autres domaines de la pensée » [a] [5]. Tout pas en avant pour surmonter au moins provisoirement les contradictions de la société soviétique exigeait la destruction des mythes staliniens.
L'intérêt général coïncidait ici avec le sentiment personnel des bureaucrates : l'atmosphère de préparation d'une purge qui prévalait à la veille de la mort de Staline recréait parmi eux le sentiment d'insécurité la conscience de la précarité de leur situation et de leur existence même, sur lesquelles avait reposé pendant des années l'autorité du maître du Kremlin. Les assurances sur le respect de la légalité, la limitation des pouvoirs de la police politique : les réhabilitations même étaient, au premier chef, destinées à rassurer les privilégiés eux-mêmes en même temps que les réformes administratives et économiques, visant à la simplification et la décentralisation, devaient permettre a ces hommes, rouages essentiels de la société bureaucratique, de travailler dans des conditions normales. Klaus Mehnert souligne la mentalité conservatrice, bien éloignée de tout esprit de rébellion, des gens arrives qui constituent la couche privilégiée en U.R.S.S. et les bases de leur accord avec la politique de Khrouchtchev, lorsqu'il écrit : « Quand l'Etat a assuré a ses membres des revenus élevés, une formation professionnelle, une promotion sociale, un prestige étendu un certain degré de sécurité personnelle, qu'il ne les tracasse pas par un intolérable excès d'arbitraire administratif et que, par ailleurs, il tient encore en bride les masses mobilisées au nom de l'égalité durant la révolution, la majorité de la classe dirigeante se montre provisoirement satisfaite du moins tant que l'Etat parait puissant et stable » [6].
Ce n'est pourtant là que le moindre aspect des rapports sociaux qui sous-tendent la politique des dirigeants du parti russe après 1953. Ecrivant en 1957 de Varsovie, particulièrement riche en informations de première main sur l'U.R.S.S., Philippe Ben décrit ce qu'il appelle « la grande révolution de l'ère post-stalinienne ». « Le grand changement, c'est que les masses ouvrières et paysannes, encouragées par la disparition du despote, par la fin de la terreur de la police secrète, ont commencé à exprimer leur désir de vivre mieux. » C'est incontestablement au « cours de ses tournées à travers le pays - encore un changement radical par rapport à Staline, muré dans le Kremlin - que Khrouchtcnev a pris conscience de la nécessité pour lui, s'il voulait résoudre la crise agricole, de céder aux revendications des kolkhoziens concernant les impôts sur leurs lopins, les livraisons obligatoires, la modification du système des kolkhozes. Le fait nouveau est que ces revendications se soient exprimées. « La crainte animale écrit encore Ben, se dissipe, les esclaves commencent à redresser la tête. Ils ne sont plus satisfaits du pain noir, qui, hier encore, leur semblait le plus précieux des biens. Ils commencent à éprouver d'autres besoins et veulent les satisfaire » [7].
Le phénomène est particulièrement important pour les entreprises industrielles, dans un pays qui est devenu la deuxième puissance industrielle mondiale et où les ouvriers constituent de loin la force sociale numériquement la plus importante, en même temps que la plus concentrée. Au lendemain de la guerre, l'ouvrier russe commence à prendre conscience de lui-même, à élaborer sa nouvelle « conscience de classe ». Ainsi que l'écrit Klaus Mehnert, « il eut un temps, vers 1930, où l'on pouvait « mobiliser » dans les villages les paysans ignorants et les pousser de force dans les ateliers primitifs et les usines du premier plan quinquennal. [ ... ] Actuellement, au niveau technique dont témoignent les débuts de l'automation, un tel procédé n'est pas rentable. [ ... ] L'industrie moderne exige à un rythme croissant des hommes d'une haute qualification professionnelle, ayant le sens de leurs responsabilités. [...] Même considéré sous l'angle quantitatif, le problème des travaux de supplément ne peut plus se résoudre par le recrutement de main-d'œuvre appartenant à la population rurale. Les réserves humaines s'épuisent ; une augmentation quelque peu importante de la production d'ensemble de l'Union soviétique ne s'obtiendra que par une augmentation correspondante de la production Industrielle [ ... qui...] ne se réalisera que dans la mesure où l'ouvrier (surtout l'ouvrier qualifié) y apportera de la bonne volonté [8].
Or, à partir de la mort de Staline, les ouvriers commencent à se manifester. Philippe Ben écrit : « Dans les usines, dans les réunions de cellules, de syndicats, des ouvriers ne craignent plus de réclamer le relèvement des salaires, la réduction des normes, l'application des lois sociales et des règles sur la sécurité du travail, presque toujours ignorées dans le passé, et même des bonifications ou récompenses extraordinaires non prévues par la loi. [ ... ] Ici ou là, dans une mine ou dans une usine, les récriminations provoquées par le non-paiement des primes à la production (du fait que les plans mensuels n'ont pas été accomplis ou que la direction n'a pas fourni aux ouvriers exécutant des travaux dangereux des masques ou des vêtements de protection) aboutissent à un arrêt de travail d'une heure ou deux, à une sorte de petite « grève perlée » [9]. Ce genre d'événement, inimaginable à l'époque de Staline - le dernier conflit avait eu lieu à Briansk en 1935 - se produit non seulement dans la région de Moscou, mais dans l'Oural, le Donbass, à Kharkov, Léningrad, Odessa, Ivanovo et les centres industriels de Sibérie.
Ce mouvement s’exprimera plus clairement que jamais au XXII° congrès, où l'ouvrière Rojneva demande la suppression des 3 X 8 pour les femmes, où l'on présente des revendications comme les trois semaines de congé payé, la suppression du travail de nuit pour les femme, l'unification des traitements entre les différentes branches d'industrie, la réduction de l'éventail des salaires, la limitation du droit de propriété sur les datchas. Au cours de l'été 1961, la grève des ouvriers des chantiers navals, les manifestations ouvrières de Novotcherkask en juin 1962 contre les hausses de prix sont d'autres indices de cette prise de conscience des ouvriers qui est, finalement, l'événement décisif de la période post-stalinienne. Au temps où Malenkov apparaissait encore comme le successeur incontesté de Staline, Isaac Deutscher écrivait déjà : « On croit presque l'entendre plaider dans le sanctuaire du Kremlin : Il est préférable d'abolir les pires aspects du stalinisme par en haut que de tergiverser jusqu'à ce qu'ils soient abolis par en bas » [10].
La politique du parti à l'égard des écrivains exprime bien cette préoccupation de conserver en permanence le contrôle de la vie intellectuelle et par conséquent politique. Le « dégel » de 1953 est marque par la parution des romans d'Ehrenbourg et Vera Panova, les prises de position de Pomerantsev dans Novy Mir en faveur de la liberté d'expression, la pièce de Zorine. Mais celle-ci est bientôt interdite et la Pravda contre-attaque au nom du « réalisme socialiste ». Les rédacteurs en chef des revues Octobre et Novy Mir, Panfiorov et Tvardovski, sont révoqués à l'été 1954. Le II° congrès des écrivains, en décembre 1954, réaffirme la ligne du parti.
Mais, en 1956 se produit une nouvelle offensive des écrivains de gauche : le roman de Doudintsev, le poème de Krisanov sur les bureaucrates qui « ont besoin de cœurs de fer qui font ce qu'on leur dit de faire », le recueil de Literatournaia Moskva, où A. Kron dénonce le « culte », « étranger aux traditions démocratiques révolutionnaires », qui crée « la hiérarchie de ses propres serviteurs », en sont les étapes essentielles. Khrouchtchev dirige personnellement la réaction, accuse les auteurs de pessimisme, de manque d’esprit de parti. C’est que la critique des écrivains revêt, comme en Pologne et en Hongrie, des accents révolutionnaIres. Dans Le levier de Yachine, de jeunes communistes ouvrent les fenêtres de la pièce où les responsables etouffalent dans leurs mensonges et leurs chantages. Dans Opinion privée,. Daniel Granine décrit une réunion du parti où la base, incarnée par le « héros positif » Borissov, met en échec les plans des bureaucrates qui avaient décidé non seulement qui serait élu, mais encore qui proposerait ses candidats. Aucun texte n'exprime mieux, à travers la description de la naissance de ce que Mehnert appelle une « démocratie en petit », le besoin profond de démocratie conçue comme la participation de tous, sans exception, à l'exercice des responsabilités et donc du pouvoir, qui s'est exprimé en Hongrie, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en U.R.S.S., en Chine et ailleurs à la même époque. La scène décrite par Granine est bien le premier pas, un premier pas décisif puisque prise de conscience à l'échelon de base, de la possibilité, pour les masses, de se faire entendre, et de la nécessité qui s’impose, à elles, pour ce faire, de commencer une lutte contre l’appareil.
A cet égard, les étudiants et les jeunes intellectuels représentent incontestablement une sorte de baromètre de l'opinion publique, dont le parti est de plus en plus contraint de tenir compte. Comme en Pologne, Hongre, Tchécoslovaquie, Chine, ce sont, incontestablement des privilégiés, mais que leurs besoins intellectuels, les nécessités de leur travail rendent particulièrement sensibles aux influences qui s'exercent en dehors de l’appareil de la part des couches sociales jusque-là comprimées. La fin au stalinisme signifie pour eux l'octroi d'une réelle liberté d'information et d'expression parmi les privilégiés, ils sont les seuls à pouvoir rechercher, à la fois psychologiquement, puisqu'ils tournent le dos au passé, et pratiquement, puisqu’ils ont besoin d'une audience, une approbation de l'opinion publique ouvrière en train de se constituer. Elevés dans l'atmosphère étouffante du stalinisme ils ont vu s'amonceler les menaces à partir de 1952, puis, d'un seul coup, bouillonner les idées, se multiplier échanges et confrontations. Le stalinisme n'a pas eu le temps de les briser, mais ils ont gardé de son époque un goût très vif pour la liberté.
Le cas d'Evtouchenko est, à cet égard, typique. Il a vingt ans à la mort de Staline et la revue Octobre publie de lui un poème autobiographique chargé d'allusions politiques : il l'explique par la nécessité de trouver par lui-même des réponses à tous les problèmes, et notamment a l'innocence des médecins jusqu'alors proclamés coupables : « Je songeais au vrai et au faux et encore à ceci : comment le vrai se change en faux. [ ... ] Nous sommes tous coupables du scandale des grandes « petitesses », des vers creux, des citations à foison, des clichés qui terminent les discours. » En ce mois de la révolte hongroise, sa critique du rapport Khrouchtchev est à peine voilée : « Je me refuse à justifier l'impuissance, de même qu'à excuser les hommes qui expliquent les fautes de la Russie à l'aide de méprisables potins ». Il est désormais le « jeune homme russe en colère » dans lequel se retrouvent les jeunes générations. Mis en garde, puis critiqué par la presse officielle, il est exclu des Jeunesses communistes à la fin de 1957. Il va se mettre à chanter la révolution cubaine : Cimetière américain à Cuba, Un meeting à la Havane puis, en septembre 1961 lance sa bombe, le célèbre poème Babi-yar, qui se termine par l'affirmation que l'Internationale retentira quand le dernier antisémite de la terre sera enterré pour toujours ». La presse officielle réagit vivement à ce poème - d'ailleurs fortement censuré - qui est une critique ouverte de l'antisémitisme existant en U.R.S.S. : l’organe des écrivains l'accuse de « s'acheminer vers les positions de l'idéologie bourgeoise », d'être « hostile au léninisme », de travailler contre « l'amitié solide et monolithique des peuples de l'U.R.S.S. ». Quelques jours après, réclamé par les étudiants massés place Maïakovski pour la « Journée de la poésie » dont il a été écarté, il vient lire un nouveau poème « contre les laquais, contre ceux qui ne pensent pas au pouvoir soviétique, mais uniquement au pouvoir tout seul ». Et, en décembre, en réponse aux nombreuses félicitations que lui a values son poème, il publie dans un journal polonais sa réponse : « Un jour viendra où nos fils évoqueront, pris de honte, ces jours étranges où l'honnêteté la plus simple était qualifiée de courage. » Le 21 octobre 1962, la Pravda publie « Les héritiers de Staline » : « A ceux qui furent autrefois les piliers, le temps ne plait pas où les camps sont vides et pleines les salles où l'on écoute les vers. […] Certains héritiers en retraite taillent des roses, mais pensent en secret que cette retraite est provisoire, d'autres attaquent même Staline du haut des tribunes, mais eux-mêmes, la nuit, pensent avec nostalgie au temps passé. »
Auteur d'autres poèmes satiriques féroces contre la bureaucratie, comme Gredin dans son bain ou Le camarade Mosovochtorg a Paris, Evtouchenko dont la popularité a incontestablement des bases politiques, est élu en avril 1962, avec son camarade Voznessenski, membre du comité directeur de l'Union des écrivains de Moscou. A la même date, une confrontation des étudiants de Moscou avec Ilya Ehrenbourg à l'occasion de la publication de ses mémoires, donne lieu à une discussion, dont le correspondant du Monde dit qu'elle révèle « à quel point la tendance dite de gauche, avide de progrès et d'air frais, est dominante parmi les jeunes générations ». Un étudiant en histoire déclare a la tribune : « A nous aussi, on demandera des comptes sur notre passé. On demandera ce que nous avons fait pour lutter contre les séquelles du culte de la personnalité ». Et c'est un étudiant en philosophie qui fera la première allusion publique, le 20 avril 1962, à la liquidation des vieux bolcheviks en déclarant : « La plus belle chose qu'il fait l'ancienne génération est de nous avoir donné naissance. Pour cela, nous lui devons la gratitude, mais il est dommage que, de cette génération, n'aient pas survécu ceux qui devaient survivre en premier lieu » [11].
En fait, les exigences de la jeune génération russe ne cessent de s'accroître. Le besoin de comprendre et d'apprendre, le goût de la liberté et de la discussion fleurissent avec d'autant plus de force que les jeunes, privilégies compris, réalisent a quel point le rôle qui leur a été attribué est dérisoire. L'écrivain Valentin Ovetchkine écrit : « Le Komsomol s'occupe d'enfantillages par exemple du parrainage d'un veau ou de la collecte des vieux métaux. Comment cela se passait-il pendant la guerre civile, au début de l'ère soviétique, dans les premiers temps ? Schors, âgé de vingt-quatre ans, commandait une division, Arkadi Gaidar commandait un régiment à seize ans, des garçons de vingt-deux ans organisaient des comités révolutionnaires et des kolkhozes » [12]. Comment la jeune génération d'un pays qui est en train de conquérir l'espace se contenterait-elle d'écrire des poèmes, quand les responsables de ses organisations ont dépassé la quarantaine, trente-cinq ans après une révolution dirigée par des moins de trente ans et faite par ceux de leur âge ? Au XX° congrès, 80 % des délégués avaient plus de quarante ans; Mme Fourtseva, quarante-six ans, et Moukhitdinov, trente-neuf ans, étaient les benjamins du présidium. Au même congrès, pour un pays qui compte presque 50 %, d'ouvriers, 10 % des participants seulement viennent de l'usine; Dans ces deux traits apparaissent les contradictions inhérentes à la structure bureaucratique de la société, et le sens des forces qui œuvrent à la détruire, la Jeunesse ouvrière et étudiante au premier chef.
Il n'est pas encore temps d'écrire l'histoire du parti communiste russe après la mort de Staline. Trop d'éléments font défaut, tandis que ceux dont nous disposons sont souvent contradictoires. Seules de grandes lignes peuvent être dégagées. Ainsi que l'écrit Philippe Ben, « la ligne politique du parti communiste soviétique, avec ses zigzags et ses changements de personne est parallèle à la ligne générale du développement des désirs de vivre mieux » qui s'expriment dans toutes les couches de la société. C'est ce dernier facteur qui constitue le grand fait nouveau de l'histoire d'un parti qui, au demeurant, n'a pas changé de nature parce que Staline est mort et demeure un parti de bureaucrates, dirigeants et administrateurs, gouverné par un appareil de permanents. Pour les rêveurs qui ont cru à un changement qualitatif entre la mort de Staline et le XX° congrès, les chiffres donnés par Aristov sont un rappel des réalités : dans un parti qui compte 6 795 896 membres et 449 277 stagiaires groupés en 350 000 cellules, il y a 80 015 cellules dans les kolkhozes et 43 061 seulement dans l'industrie; 90 000 membres sont employés dans les mines de charbon, dont 30 000 seulement travaillent au fond, chiffre dérisoire en comparaison de celui - 1 877 713 - des « spécialistes » ayant fait des études supérieures.
Il était pourtant normal que dans un parti de ce type, la disparition du chef provoque un grand désarroi. Les premières mesures ont trahi l'inquiétude de l'état-major du Kremlin, son anxiété de dissimuler au maximum les premiers désaccords internes. Formellement, la succession est réglée et la Pravda du 6 mars donne à Malenkov, premier secrétaire et président du conseil, tous les honneurs dus au chef : le 8, elle publie de lui une immense photo prise au XIX° congrès : il est au centre et Staline, dans un coin, semble l'écouter. Une première indication de changement réside dans le fait que les hiérarques, Molotov, Béria, Kaganovitch. Boulganine, vice-présidents, concentrent dans leurs mains des pouvoirs qui semblent s'équilibrer. On apprendra plus tard seulement la dissolution du secrétariat privé que dirigeait Poskrebychev ainsi que celle du bureau du présidium constitué en secret après octobre et dont la composition n'a pas été divulguée. Pourtant, une discussion se déroule dans les coulisses, puisque, le 11 mars, au lieu du seul Malenkov, la Pravda cite les dirigeants Malenkov, Béria, Molotov. Le comité central se réunit le 14 et le 15. Ses décisions seront publiées le 21 mars. « sur sa demande », Malenkov a été « libéré » des fonctions de premier secrétaire et ne conserve que celles de président du conseil. Béria, Boulganine, Molotov, Kaganovitch sont vice-présidents. Le secrétariat comprend Khrouchtchev, Souslov, Pospelov, Chataline, responsable des cadres, Ignatiev, ministre de la sécurité d'Etat. En fait, Malenkov à la tête de l'Etat, Khrouchtchev à la tête du parti, Béria chef de toutes les polices, se partagent les pouvoirs rassemblés auparavant par Staline : c'est ce que traduit l'article de la Pravda célébrant l'avènement de la « direction collégiale ».
C'est vraisemblablement d'un commun accord que les nouveaux dirigeants décident de clore l'affaire des médecins, qui menaçait directement au moins plusieurs d'entre eux. Rioumine, vice-ministre de la sécurité d'Etat et chef du service des enquêtes, est déféré à la justice. Il sera condamné à mort et fusillé en juin 1954. Le ministre Ignatiev, accusé d'aveuglement, est également sanctionné, mais sa carrière n'est pas brisée puisqu'il apparaît un an plus tard comme premier secrétaire de Bachkirie et témoignera du rôle de Staline dans l'affaire au XX° congrès. La réhabilitation des médecins sera le prétexte d'une violente attaque contre la police secrète, dont la Pravda dénonce les actes illégaux et arbitraires. La nouvelle direction promet aux citoyens « tranquillité et sécurité » sous sa protection, et le respect de la « légalité soviétique » : l'épuration, en avril, des épurateurs de la Géorgie en 1951, Mguéladzé et Roukhadzé, celle, en avril, du premier secrétaire du parti communiste ukrainien Melnikov, accusé d'erreurs en matières de nationalités, semblent des gages donnés de la sincérité des intentions énoncées. C'est Dekanozov, un collaborateur de Béria, qui remplace Roukhadzé au ministère de la sécurité d'Etat de Géorgie : la position du ministre de l'intérieur ne semble pas, au premier abord, ébranlée.
En 1939, commentant les liquidations successives de Iagoda et Ejov, Trotsky écrivait : « Sur qui se reposer ? Sur Béria ? Le glas sonnera pour lui aussi. » Le 10 juin, Béria est encore cité dans la presse avec Malenkov et Molotov. Mais le 27, la Pravda, énumérant les dirigeants présents à l'Opéra le 25, ne cite pas son nom. Le 9 juillet, les principaux responsables du parti dans les organisations locales sont informés en secret que Béria, « ennemi du parti et de l'Etat » a été arrêté. C'est seulement le 9 août que la nouvelle paraît dans la Pravda de l'arrestation de Béria le 26 juin, alors que les informations précédentes permettaient de situer l'événement entre le 10 et le 25 du même mois. La Pravda publie le rapport de Malenkov au comité central, « démasquant » Béria, l'excluant de toutes ses fonctions et le déférant au tribunal suprême. Pendant les mois suivants, le Géorgien, traité d' « ennemi démasqué », de « renégat bourgeois », « traître », « agent impérialiste et espion » devient la cible de toutes les attaques de la presse et des organisations du parti. Le 17 décembre, son jugement par le tribunal suprême est annoncé, en même temps que celui de six de ses anciens collaborateurs, Mechik, Dekanozov, Merkoulov, Koboulov et Vlodzimirski : le procès aura lieu à huis-clos conformément à la loi adoptée après l'assassinat de Kirov. Le 24 décembre, les journaux publient la nouvelle de la condamnation à mort de Béria et de ses complices, exécutés le jour même du verdict, après avoir fait des aveux complets sur une activité antisoviétique poursuivie depuis 1919 et, ces dernières années, à la tête de l'Etat. L'accusation, selon la Pravda, a été soutenue par le nouveau procureur général Rudenko. Le tribunal, présidé par le maréchal Koniev, comprenait le maréchal Moskalenko, un haut fonctionnaire de la police, Louniev, et deux dirigeants du parti, Chvernik et Mikhailov. Telle est la version officielle que des rumeurs, très répandues à Moscou et dont certaines ont pour origine Khrouchtchev lui-même, présentent comme une pure fabrication : Béria aurait été, en réalité, abattu ou même étranglé par ses collègues au cours d'une réunion du présidium. En fait, le doute subsiste sur l'épisode tout entier comme sur ses causes réelles.
Béria a-t-il été victime de ceux qui voyaient d'un mauvais œil le nouveau gouvernement s'engager dans la voie d'une détente Est-Ouest? Ses initiatives pour modifier la direction du parti en Allemagne orientale se sont-elles retournées contre lui et a-t-il été rendu responsable du soulèvement de Berlin-Est le 18 juin? Ce ne sont qu'hypothèses. Il serait faux, en tout cas, de supposer un désaccord sur la « libéralisation » : le vrai problème, ainsi que le souligne Leonhard. n'était sans doute pas celui des mesures à prendre, mais de savoir qui en porterait la responsabilité et le bénéfice [13]. En abattant Béria, les autres dirigeants de l'appareil ont abattu les services de sécurité en tant que farce indépendante : l'épuration consécutive du parti est-allemand et du parti nord-coréen peuvent seulement suggérer une politique de concessions à l'Occident, dans ces deux pays, qui aurait servi de prétexte à sa liquidation. La chute de Béria renforce la position de Khrouchtchev, qui d'après la Pravda du 13 novembre, devient premier secrétaire du parti.
En septembre 1955, plusieurs responsables de la sécurité en Géorgie sont condamnés à mort et fusillés pour avoir employé des « méthodes criminelles d'enquête » et « fabriqué de fausses accusations », à la fois contre Ordjonikidzé et contre le vieux-bolchevik Orachelachvili, exécuté en 1937 avec Enoukidzé. Baguirov, relevé de ses fonctions en 1953, sera fusillé en 1956. Le ministère de l'intérieur est démantelé par la suppression des tribunaux spéciaux, l'abolition de la loi du I° décembre 1934, la libération de très nombreux prisonniers des camps. Un apparatchik, Doudorov, deviendra ministre de l'intérieur à la place de Krouglov à la veille du XX° congrès : le parti parait décidé à contrôler désormais les services de sécurité et il semble qu'il y soit parvenu. Son premier secrétaire, en tout cas, est le principal bénéficiaire de l'opération : cité au cinquième rang parmi les dirigeants, après Malenkov, Béria, Molotov, Vorochilov, il passe désormais en troisième position, immédiatement derrière Malenkov et Molotov.
L'accord entre les vainqueurs de Béria est éphémère. Au moment où est éliminé Arioutinov, secrétaire du parti communiste d'Arménie, un des derniers hommes de Béria, les premiers indices apparaissent déjà d'un nouveau conflit : en novembre 1953, Khrouchtchev en personne préside à Léningrad à l'élimination d'Andrianov, qui a succédé aux gens de Jdanov, et à son remplacement par Frol Kozlov. Un autre indice de luttes intestines et du déclin de Malenkov est la publication par ordre alphabétique des noms des dirigeants, en juin 1954. Malenkov démissionne de la présidence du conseil en février 1955, accusant son « inexpérience », admettant ses erreurs dans le domaine de l'agriculture et de l'économie en général. On n'a probablement pas souligné suffisamment que cette démission est suivie du remplacement d'Imre Nagy à la présidence du conseil en Hongrie : le tumultueux « dégel » hongrois inquiète les dirigeants russes et Malenkov peut fort bien en avoir été la victime, puisqu'il en avait été, avec la nomination de Nagy, l'initiateur [14].
Dès cette époque, d'ailleurs, les problèmes posés par les Etats satellites ont acquis une importance nouvelle. Du côté soviétique, on recherche un rapprochement avec la Yougoslavie. L'Américain Noël Field a été libéré en novembre 1954 : avec sa réhabilitation s'effondre l'échafaudage des procès destinés à compromettre Tito, et qui ont coûté la vie à Rajk, Kostov, Slansky. Khrouchtchev et Malenkov sont allés boire côte à côte, à l'ambassade yougoslave à Moscou, à la santé du « camarade Tito ». Le 8 février, dans un discours au soviet suprême, Molotov tente de concilier l'attitude nouvelle avec les attaques passées en expliquant que les Yougoslaves ont opéré tournant. Tito réplique vertement : la Pravda, le 12 mars, désavoue Molotov. II semble bien, pourtant, que la position ne soit pas définitivement arrêtée puisque, le 9 mai, deux maréchaux, Joukov, promu récemment ministre, et Sokolovski, prennent dans la presse des attitudes opposées sur la question yougoslave. Le voyage à Belgrade de Khrouchtchev et Boulganine n'est pas un succès : les Yougoslaves ne se contentent pas de la version russe selon laquelle tout était de la faute de Béria. Ils ne consentent pas à reprendre les relations de parti à parti. Nouveau conflit interne pour les Russes : peuvent-ils, doivent-ils ou non compter sur Tito pour les aider à assurer leur contrôle sur les partis communistes d'Europe orientale? Quel prix faut-il payer pour gagner son aide? Il semble bien que Molotov n'ait pas confiance et que Khrouchtchev, lui, soit prêt à bien des concessions pour obtenir l'appui yougoslave. D'accord sur l'objectif, les deux dirigeants russes divergent sur les moyens.
Au comité central de juillet, il semble que Molotov, qui a attaqué, se retrouve isolé. Mikoyan a fait adopter le principe de l'abandon du système des sociétés mixtes, que les Chinois critiquent, après d'autres. Le présidium est élargi avec l'entrée de Souslov et Kiritchenko. Aristov, Beliaev et Chepilov, qui a mené l'attaque contre Malenkov, entrent au secrétariat. La défaite de Molotov est confirmée par son autocritique du 16 septembre, publiée en octobre : il a commis l'erreur d' « oublier » que le parti a depuis longtemps décidé que le socialisme était réalisé et que l'on avait atteint la phase de la « transition vers le communisme ». Au même moment, Khrouchtchev place ses hommes dans l'appareil : Brejnev au Kazakhstan, Ignatov à Gorki, Moukhitdinov dans l'Ouzbekistan. A Sofia, au cours de son voyage de l'été, Khrouchtchev, aurait, selon certaines informations, parlé devant des dirigeants bulgares des « erreurs » de Staline, de l'assassinat de Voznessenski. Le 21 décembre, la Pravda publie en première page une immense photo du chef défunt, mais le 27 janvier les dirigeants des partis frères sont avertis que le XX° congrès va s'en prendre au « culte de la personnalité ».
Que s'est il passé entre ces deux dates ? Quelles décisions ont été prises, et par qui ? Le rapport secret de Khrouchtchev avait-il été décidé à l'avance ? A-t-il été jugé nécessaire à la suite du désarroi provoqué parmi les délégués par les premières critiques acerbes prononcées devant le congrès par Malenkov, Souslov, l'historienne Pankratova et surtout Mikoyan ? Autant de questions qu'il faut se résigner pour l'instant à laisser sans réponse. Le XX° congrès a donné le signal de la « déstalinisation » : nombre de condamnés sont réhabilités officiellement, les historiens annoncent leur intention de réécrire l'histoire du parti dont les atrtorités étaient, hier encore, Staline, Béria, Baguirov; des textes inconnus en U.R.S.S. sont publiés et notamment le fameux testament de Lénine, dont l'existence avait été si souvent démentie. L'opinion russe et internationale ne se trompe pas quand elle fait de Khrouchtchev l'inspirateur de cette politique : le premier secrétaire a affermi son emprise sur le parti; il est, avec Souslov, le seul à être membre à la fois du secrétariat et du présidium; Brejnev, Chepilov, Fourtseva, qui passent pour être à lui, sont en même temps secrétaires et suppléants du présidium, détenteurs de l'autorité réelle sur l'appareil. Les attaques contre Staline ont bien coïncidé avec l'éclipse de Molotov, remplacé aux affaires étrangères par Chepilov.
Il n'existe pourtant aucun fait qui permette d'affirmer que Molotov se serait dressé contre la déstalinisation, quelle que soit la vraisemblance de cette affirmation. Il semble bien au contraire que le coup de frein à la déstalinisation ait été donné, non pas à partir d'octobre, comme on l'a souvent écrit, mais à partir du mois de juin, par la direction du parti, à la suite des événements de Poznan, que le parti polonais se refuse à considérer comme le résultat d'une provocation d'agents impérialistes. Avec la vague de fond qui les secoue, le problème est de nouveau posé du contrôle des partis communistes d'Europe orientale. Le 2 juillet 1956 est publiée une résolution sur « le culte de la personnalité et ses conséquences », adoptée le 30 juin : les fautes de Staline sont incontestables, mais ses victimes étaient d'authentiques ennemis du léninisme. Le parti communiste russe répond vivement à Togliatti, qui avait estimé insuffisante l'explication du stalinisme par la personnalité de Staline : il est faux de dire que le « culte de la personnalité » a eu des racines dans la société russe et la destruction par Staline de la démocratie dans le parti. Le 6 juillet, la Pravda justifie de nouveau la lutte contre les ennemis du parti et défend le principe du parti unique. Le 24 juillet, elle célèbre « l'unité inébranlable des pays du système socialiste » qu'elle oppose aux « révisionnistes » : l'historien Bourdjalov est accusé de « nihilisme ». L'agitation dans les partis communistes d'Europe orientale est freinée par tous les moyens. L'exemple est la « ligne tchèque » ; on augmente les salaires, on fait taire les étudiants. En Hongrie, Imre Nagy, devient bon gré mal gré le drapeau de l'opposition au stalinisme qui grandit après le XX° congrès, nourrie de l'obstination de Rakosi et de son équipe à refuser la réhabilitation de Rajk. Les dirigeants russes se refusent à rappeler le vieil homme fidèle et populaire qu'ils ont renvoyé en 1954. Quand il apparaît qu’il faut sacrifier Rakosi, c’est Geroe, un homme de l'appareil, aussi impopulaire que lui, qui le remplace à la tête du parti. Khrouchtchev multiplie les efforts pour parvenir à un accord avec Tito, qui n'a pas non plus intérêt à ce que la déstalinisation prenne un cours révolutionnaire et que le mouvement des masses mette en cause le monopole du parti et les privilèges des bureaucrates. Khrouchtchev et Tito discutent du 19 an 27 septembre : la rencontre à Yalta entre Tito et Geroe semble consacrer l'appui donné par les Yougoslaves à la solution prôné par Khrouchtchev dernier rempart contre une déstalinisation révolutionnaire. Mais l'arrogance d'un discours de Geroe, fort de l'appui de Tito, déchaîne les premières manifestations violentes à Budapest.
On n'est pas encore prêt d'avoir éclairci tous les aspects de la politique du parti russe pendant la crise révolutionnaire. Tout l'état-major russe est à Varsovie le 19 octobre, après l'élection de Gomulka au secrétariat du parti polonais : c'est Khrouchtchev qui tempête et menace. Mais s'il n'évitera pas l'élimination de Rokossovski, nommé par Staline, et que les Polonais considèrent comme le symbole de leur servitude, il négociera avec succès un accord durable avec Gomulka, dont le premier résultat sera l'élimination des révolutionnaires polonais. Mikoyan et Souslov ont-ils vraiment, comme on l'a dit, imposé le retour d'Imre Nagy, réclamé par la rue, et écarté les vieux staliniens honnis ? Est-ce vraiment l'armée qui a imposé la deuxième intervention russe en Hongrie? Cette hypothèse, souvent présentée comme un fait avéré, est pourtant contredite par l'intervention du chef de la sécurité, le général Serov, pardessus la tête des militaires, pour arrêter, en pleines négociations, les chefs militaires hongrois, et notamment le général Maleter, héros de l'insurrection, ministre de la défense du gouvernement Imre Nagy ? L'explication traditionnellement avancée, suivant laquelle Khrouchtchev aurait eu la main forcée par ses maréchaux ne rend pas compte de la coïncidence entre l'intervention russe et le débarquement anglo-français à Suez, dont il faudra bien un jour connaître les dessous.
La solution hongroise de la déstalinisation, sous Kadar, après la révolution, est en tout cas dans la ligne de Khrouchtchev; l'écrasement des formes révolutionnaires démocratiques des conseils ouvriers était bien une condition de son application. Sans doute, les adversaires personnels du premier secrétaire ont-ils tenté d’exploiter contre lui ses difficultés : cela n'enlève rien aux responsabilités qui furent les siennes, car, le 17 juin 1958, il y a plus d’une année que Khouchtchev s'est débarrassé aussi bien du « groupe anti-parti » que du maréchal Joukov, quand, avec son approbation, Imre Nagy et ses compagnons, Maleter, Miklos Gimes et Szilayi sont exécutés.
Vraisemblablement accusé d'avoir, par ses imprudences, joué les apprentis-sorciers, Khrouchtchev, à partir d'octobre, ne fait que poursuivre, dans des conditions simplement plus difficiles, la politique qu'il mène depuis le début de juillet. C'est le même souci de préserver la domination bureaucratique qui le conduit à freiner la déstalinisation, après l'avoir déclenchée, dans la mesure où elle a provoqué l'apparition de dangers mortels. Le 31 décembre, à la réception du nouvel an, il s'écrie : « S'il s'agit de lutter contre l'impérialisme, nous pouvons dire que nous sommes tous staliniens. [ ... ] De ce point de vue, je suis fier que nous soyons staliniens » [15]. Cette déclaration n'est pas publiée dans la presse russe, mais le 19 janvier la Pravda fait paraître une déclaration semblable, prononcée à l'ambassade chinoise, le 17 : « Le stalinisme, comme Staline lui-même, est inséparable du communisme. Dieu fasse, comme on dit, que chaque communiste se batte comme Staline s'est battu. » Le remplacement de Chepilov par Gromyko aux affaires étrangères est peut-être une concession temporaire. Fort de l'appui que lui porte Chou En-laï au nom du parti communiste chinois au cours de sa tournée en Europe, vraisemblablement soutenu par l'armée, Khrouchtchev soumet au comité central de février ses thèses sur la décentralisation de l'industrie.
C'est au mois de juin que se déroule l'épreuve de force décisive au sein du parti, que se règle, en fait, le problème de la succession de Staline laissé en suspens depuis 1953. La bataille se livre dans le présidium à partir du 18 juin, au retour d'un voyage en Finlande de Khrouchtchev et Boulganine. Elle se poursuit dans le cadre d'une assemblée plénière du comité central, du 22 au 28 juin, et le bilan en sera publié le 4 juillet : Malenkov, Molotov, Kaganovitch, accusés d'avoir constitué un « groupe anti-parti », de s'être opposés à toutes les initiatives de la direction et d'être l'incarnation du « conservatisme », sont exclus du présidium et du comité central. Chepilov, qui devient, pour longtemps, « Chepilov-qui-s'est-joint-à-eux », est également exclu du secrétariat et du comité central.
Les versions de l'épisode ne manquent pas, transmises par des journalistes étrangers, communistes ou non, étayées par des confidences de Khrouchtchev à des visiteurs, par des « révélations » de tel ou tel dirigeant [16]. A vrai dire, elles ne concordent guère. Il apparaît pourtant que Khrouchtchev a été en minorité au présidium au début de sa réunion. Molotov, qui mène l’attaque, lui reproche d'être le responsable de toutes les difficultés économiques et politiques du pays. Il propose de lui enlever le secrétariat et de le nommer ministre de l'agriculture. Malenkov redeviendrait président du conseil et Molotov premier secrétaire. Khrouchtchev, dont la position est affaiblie par l'absence de Kiritchenko, semble avoir cherché à gagner du temps, épaulé notamment par Fourtseva, suppléante participant à la réunion, qui y aurait prononcé un discours de six heures. Il aurait finalement obtenu que le comité central soit convoqué pour régler la question. Le maréchal Joukov, en mettant à la disposition des élus du comité central des avions militaires, aurait rendu possible cette réunion et le rassemblement à Moscou des responsables du parti, en majorité fidèles à Khrouchtchev. A la réunion du comité central, sur 309 présents, selon Trybuna Ludu, 215 auraient demandé la parole, 60 la prenant finalement, les autres résumant par écrit leurs interventions. Comme au présidium, les opposants attaquent les premiers, mais, bientôt, les provinciaux font pencher la balance du côté de Khrouchtchev. Le maréchal Joukov serait vigoureusement intervenu contre les trois, rappelant leur responsabilité personnelle dans les purges d'avant-guerre et menaçant de publier des documents accablants pour eux. La victoire de Khrouchtchev est cette fois, incontestable : ses trois principaux adversaires, ainsi que Pervoukhine et Sabourov, quittent le présidium où entrent, avec Joukov et les rescapés de la vieille garde stalinienne, Kuusinen et Chvernik, six des secrétaires du parti, Aristov, Beliaev, Brejnev, Ignatov, Kozlov et Fourtseva. Chepilov exclu du nombre des suppléants, où Pervoukhine, rétrogradé, prend place, les huit nouveaux promus sont tous des hommes liés au premier secrétaire.
Le point le plus obscur reste celui de savoir qui a combattu Khrouchtchev et quels sont les hommes du « noyau sain » qui l'ont soutenu. Il y a eu sans doute, bien des retournements : si Chepilov s'est joint au groupe « anti-parti », il semble que Souslov, qui passait pour lié à lui, ait au contraire soutenu Khrouchtchev, qui aurait eu ainsi, au sein du présidium, une majorité de huit voix contre trois. En novembre 1958, cependant, Khrouchtchev ajoute Boulganine à la liste des « anti-parti », ce qui réduit sa majorité à sept contre quatre. Le 29 janvier 1959, Spiridonov, le secrétaire de Léningrad, accuse formellement Pervoukhine et Sabourov d'avoir été membres du « groupe anti-parti », ce qui donne à ce dernier la majorité au présidium de juin 1957 et réduit le « noyau sain » à cinq membres seulement : or le texte de l'Histoire du parti publié en été 59 le réduit à quatre, excluant Vorochilov. Sabourov, enfin, dans son autocritique, réduit le « noyau sain » à trois membres, les seuls Khrouchtchev, Mikoyan et Kirichenko [17]. Chacune de ces versions ne correspond évidemment qu'aux nécessités du moment où elle est divulgue : le fait incontestable est que la situation de Khrouchtchev a été menacée de façon très sérieuse. Le parti a dû faire, dans les tours qui ont suivi, un effort considérable d'explications, l'organisation de Moscou tenant 8 000 réunions en deux jours, celle de Léningrad se trouvant conduite à évoquer l' « affaire de Léningrad », probablement un moyen de dresser contre les « anti-parti » les apparatchiki de la grande cité. Leonhard suggère que la suppression des livraisons obligatoires sur les lopins individuels des kolkhoziens a été conçue comme un moyen d'apaiser ces derniers, émus de la chute de Malenkov. Le même auteur rapporte que la surprise a provoqué à Koursk une grève d'une heure dans une usine d'appareillage électrique pour appuyer des demandes d'explication et qu'il a fallu attendre le 24 juillet pour que paraissent dans la presse les déclarations des vieux-bolcheviks condamnant les « anti-parti » [18].
Après juillet 1957, la position de Khrouchtchev ne va cesser de se raffermir jusqu'en 1962. A l'automne, il se débarrasse de son allié de l'été, Joukov. Le maréchal est peut-être allé trop loin dans la dénonciation des crimes, qui risquent en définitive d'éclabousser d'autres dirigeants que ceux du groupe « anti-parti ». Le journal de l'armée, l'Etoile rouge publie la biographie de Blücher, critique la propagande du parti au mois d'août. Le 27 octobre, la Pravda annonce que le maréchal a été relevé de ses fonctions. Le 3 novembre, elle publie son autocritique. Joukov est accusé d'avoir cherché à affaiblir le contrôle du parti sur l'armée et développer le culte de sa propre personnalité. Son compagnon d'armes, le maréchal Koniev, mènera contre lui l'offensive traditionnelle dans la presse.
Le 28 mars 1958, Boulganine remet sa démission de président du conseil. Vorochilov, qui propose de l'accepter, suggère de le remplacer par Khrouchtchev, dont le comité central a d'autre part décidé qu'il conserverait ses fonctions de premier secrétaire. Le maître du parti est désormais à la tête de l'appareil d'Etat, comme du temps de Staline. La chute de Boulganine sera rapide : en août, il est nommé président du sovnarkhoze de Stavropol; en novembre, dénoncé comme « anti-parti », il est exclu du présidium. Son autocritique, prononcée devant le comité central en décembre, sera en général jugée insuffisante par les autres orateurs. Après l'autocritique de Pervoukhine et Sabourov, l'autorité de Khrouchtchev est apparemment sans partage.
Le XIX° congrès semble indiquer un culte naissant : les orateurs qui se succèdent célèbrent, comme Podgorny, la « tâche titanesque du secrétaire général », soulignent, comme Beliaev, « l'importance historique » de ses thèses. Tous parlent « du comité central avec Nikita Khrouchtchev à sa tête », du « parti sous la direction du comité central et de Nikita Khrouchtchev personnellement » ou même « du comité central du parti sous la direction de Nikita Khrouchtchev ». La domination de Khrouchtchev est pourtant loin d'être stabilisée pour une logue période. Le fait même que Malenkov, Molotov, Kaganovltch, chargés de la responsabilité d'assassinats de masse, avant et après la guerre, n'aient pas été poursuivis en justice, ni même, apparemment, exclus du parti, prouve bien ou que leurs positions sont encore solides dans l'appareil ou que Khrouchtchev craint en ouvrant les dossiers trop largement, de jouer une fois de plus les apprentis-sorciers. Le ton des interventions contre eux au XIX° congrès varie de l'attitude conciliatrice de Mikoyan, apaisant, aux réquisitoires de Spiridonov, Podgorny, Ignatov. Mais il est significatif que plusieurs phrases de l'intervention vigoureuse de Chélépine, transmises à l'Unilà par G. Boffa, aient été supprimées du compte rendu de la Pravda. Les réhabilitations se poursuivent avec suffisamment de méthode et de discrétion pour qu'elles ne risquent pas de provoquer de nouveaux chocs. Surtout, le XXII° congrès va révéler au grand jour que de nouvelles contradictions assaillent le parti et la bureaucratie à l'heure de ce qu'on pourrait appeler avec un peu d'ironie, le « socialisme dans plusieurs pays rivaux », démonstration, par l'absurde, de l'impasse créée par le stalinisme et de ses conséquences a l'échelle mondiale.
Il est au moins un point sur lequel les successeurs de Staline ne sont pas revenus après sa mort, c'est la lutte contre tout mouvement révolutionnaire risquant d'échapper à leur contrôle. La théorie de la « coexistence pacifique » est le nouvel habit d'une politique extérieure dominée par la recherche d'un compromis avec les Etats-Unis. Staline pouvait négocier et marchander sur le dos des partis et des mouvements ouvriers européens. Khrouchtchev peut aujourd'hui le faire au détriment des mouvements révolutionnaires d'Afrique, d'Amérique et, éventuellement d'Europe, mais se heurte à la répugnance de ses correspondants chinois à faire les frais d'une entente par un accord au sommet. Les révolutionnaires cubains ne seront pas les derniers à découvrir ce que signifie l'alliance avec les champions de la coexistence pacifique pour qui se trouve dans l'aire géographique que Moscou ne songe pas à disputer à Washington et considère donc comme une commode monnaie d'échange. Le conflit avec la Chine, la polémique avec le parti communiste albanais ne sont que le début d'une crise dont le rythme de développement, encore imprévisible, pourrait se révéler rapide si un accord au sommet, intervenant prochainement, partageait de nouveau le monde entre les deux Grands et les amenait à se coaliser, plus ouvertement cette fois, contre les aspirations révolutionnaires qui, partout, se font jour.
Nous nous contenterons de remarquer qu'il est imprudent de faire du conflit entre Khrouchtchev et le groupe « anti-parti » une étape de la bataille que se livreraient, en toute clarté, dans l'appareil, bureaucrates « libéraux » et bureaucrates « staliniens » : c'est ainsi que Chepilov, condamné pour s'être joint au groupe « anti-parti », le sera, en outre, pour avoir protégé les écrivains critiques, permis la diffusion du livre de Doudintsev et la publication de poèmes d'Evtouchenko. Les luttes internes au sommet ont pour toile de fond la prise de conscience des masses soviétiques et pour enjeu la manière de résoudre les problèmes qu'elle pose à la bureaucratie. La manière dont elles sont conduites ne diffère en rien de la manière dont étaient conduites, depuis plus de vingt-cinq ans, les luttes d'appareil, du temps de la marche de Staline vers le pouvoir. Depuis Abakoumov , certes, le sang des bureaucrates n'a plus coulé; mais les attaques se préparent toujours dans les officines policières à coups de dossiers, les débats restaurés se déroulent à huis-clos et les groupes armés se font face, devant les coulisses, comme les hommes de Boulganine et ceux de Joukov devant le Kremlin en juin 1957. Les divergences véritables ne peuvent faire l'objet que de suppositions : c'est seulement par Khrouchtchev, vainqueur, que transpireront les thèses de Molotov, vaincu. Sur les positions réellement défendues par les dirigeants du « groupe anti-parti » - si « groupe anti-parti » homogène il y a eu réellement - le black-out est, en définitive, mieux tait qu'il ne l'était en 1926-27 sur celles de Zinoviev et Trotsky. Comme Staline, Khrouchtchev s'empare de certaines parties du programme du rival abattu, et cherche à lui faire endosser les responsabilités qui furent les siennes. Comme Staline avait fait disparaître les révolutionnaires de l'opposition. Khrouchtchev a fait fusiller les révolutionnaires hongrois et, en peine déstalinisation, garde en prison ceux qui survivent , les intellectuels Fekete et Merey comme les ouvriers Racz et Bali. Dans la lutte entre les successeurs de Staline, c'est en définitive, avec Khrouchtchev, l'appareil du parti, éclipsé en tant que tel dans les dernières années de Staline, qui a réussi à dicter sa loi et à imposer de nouveau son autorité aux autres secteurs de la bureaucratie. Dans l'appareil vainqueur, pourtant, un homme émerge, arbitre suprême, qui l'a unifié d'une poigne énergique et habile, a su placer aux postes-clés des apparatchikl qui lui doivent tout : les membres du présidium Brejnev, Podgorny, Polianski, Kirilenko, Mjavanadzé, les secrétaires Titov et Rudakov, le chef de la sécurité d'Etat Semitchastny et le procureur Rudenko ont fait leur carrière en Ukraine avec lui; par l'appareil, il contrôle personnellement les autres secteurs de l'administration, de l'économie, de la police, de l'armée. C'est dans un perfectionnement de ce système de contrôle que l'assemblée plénière de novembre 1962 cherche une solution aux contradictions qui assaillent le parti au pouvoir. Il semble bien, certes, qu'aujourd'hui présidium et comité central aient, avec le premier secrétaire, une marge de discussion comparable à celle dont les organismes correspondants jouissaient avec Staline avant 1936. Cette situation risque pourtant de se modifier rapidement. Les contradictions entre les sommets de la bureaucratie, résolues pour le moment par l'installation aux postes décisifs des apparatchiki, peuvent renaître : Ejov comme Béria venaient de l'appareil du parti avant de devenir les maîtres tout puissants de la police politique. Et, dans la crise de Cuba, Il semble bien que M. Khrouchtchev ait eu une liberté de manœuvre personnelle considérable. L'élimination, en 1960, de Kiritchenko, la rétrogradation, en 1962, de Spiridonov, pourraient bien constituer des étapes de règlements de compte entre nouveaux vainqueurs et jalonner la marche vers le contrôle absolu de l'appareil par un seul homme.
En définitive, la crise ouverte en 1953 a été suffisante pour secouer durement l'appareil, le contraindre à s'adapter et à se moderniser. Elle ne l'a pas été assez pour l'entamer sérieusement. Khrouchtchev a pour le moment réussi, par ses concessions et ses promesses, à apaiser la paysannerie et à endiguer la montée ouvrière. Ses succès temporaires ont affermi sa position personnelle. Rien n'est pourtant réglé, car la stabilité ainsi créée dissimule une contradiction fondamentale - et qui n'est pas nouvelle - : la concentration du pouvoir entre les mains d'un seul homme est incompatible avec les réels besoins de l'économie, les tendances de la société et les aspirations des masses. En ce sens, le régime personnel de Khrouchtchev contient en germe une nouvelle aggravation des contradictions que, faute de solution, il a dû se contenter de mettre de côté, en espérant que la bonne volonté américaine, aboutissant à un accord au sommet, lui permettrait, grâce à une réduction des armements, de gagner un nouveau et précieux délai.
Aveuglement, routine ou intérêt politique, les commentateurs occidentaux ne semblent pas avoir compris que depuis 1953, c'est une nouvelle montée révolutionnaire qui se prépare en U.R.S.S. L'envoyé spécial d'un hebdomadaire parisien à Varsovie, commentant les réactions des différents courants polonais face aux événements actuels, écrit : « Les uns et les autres, néanmoins, qu'ils désespèrent ou non à court terme, sont, à long terme, très confiants : tout changera pour la Pologne, tout redeviendra possible le jour où la révolution éclatera à Moscou. C'est l'affirmation la plus banale, la plus courante, et la plus stupéfiante qu'on puisse journellement entendre à Varsovie dans la bouche des gens qui croient au socialisme [19]. » Malgré la stupeur du témoin, le témoignage est éloquent, car, depuis plusieurs années, les Polonais savent par expérience, non seulement ce que représente le règne de la bureaucratie, mais à quoi ressemble la révolution qui se prépare contre elle.
Notes
[a] Dans un article de la Gazette économique de 1962, le célèbre physicien russe Kapitza, sous le titre "Théorie expérience et pratique", cite le dictionnaire philosophique russe paru en 1954 et sa définition de la cybernétique : "Pseudoscience réactionnaire, apparue aux Etats-Unis après la deuxième guerre mondiale, et pratiquée sur une grande échelle dans d'autres pays capitaliste : une sorte de mécanisme moderne.". Il commente : "Si, nos savants avaient, en 1954, suivi les philosophes et accepté leur décision comme guide pour le développement de cette science on peut affirmer que la conquête du cosmos dont nous sommes à juste titre fiers n'aurait pu être réalisée, car il est impossible de contrôler un engin spatial sans machines cybernétiques." Chacun sait qu'en U.R.S.S. stalinienne les "décisions" n'étaient pas prises par les "philosophes" : le savant s'exprime ici avec une prudence qui montre que tout danger n'est peut-être pas écarté à ses yeux.
[1] TROTSKY, Histoire de la révolution russe, t. IV, p. 475.
[2] MANDEL, op. cit., t. II, pp. 222-224.
[3] Ibidem.
[4] MEHNERT, op. cit., p. 251.
[5] Ph. BEN, « La situation en U.R.S.S. vue de Varsovie », Le Monde, 23 juillet 1957.
[6] MEHNERT, op. cit., pp. 251-252.
[7] Le Monde, 22 juillet 1957.
[8] MEHNERT, op. cit., pp. 248-249.
[9] Le Monde, 22 juillet 1957.
[10] DEUTSCHER, La Russie après Staline, p. 114.
[11] Le Monde, 21 avril 1962.
[12] Cité par MEHNERT, op. cit., p. 266.
[13] Cité par LEONHARD, Kremlin, p. 68.
[14] PETHYBRIDGE, A key to soviet politics, pp. 59-60.
[15] Cité par LEONHARD, Kremlin, p. 232.
[16] Notamment, LUCKI, Trybuna Ludu, 9 juillet 1957, G. BOFFA, L'Unita, 8 juillet.
[17] LEONHARD, Kremlin, p. 172.
[18] Ibidem, pp. 250-251.
[19] Stanislas LEGIER, France-Observateur, 27 septembre 1962.