1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
L'année 1907, qui est l'année de la deuxième évasion de Trotsky, est aussi celle du début de ce que les révolutionnaires russes ont appelé la « réaction ». La dissolution, en juin, de la deuxième douma, la réforme du mode de scrutin, écartant les classes populaires, la déportation des députés social-démocrates donnent le ton de la période de répression ainsi ouverte. Les cours martiales condamnent par fournées ; partis et syndicats, clubs et journaux sont supprimés : les convois, toujours plus fournis, cheminent vers la Sibérie.
Les militants peuvent maintenant mesurer l'ampleur et la profondeur de la défaite dont ils paient le prix non seulement à travers la répression, mais aussi le reflux et la passivité des masses. Le résultat est la démoralisation, parfois l'effondrement de nombreux cadres et membres des partis ouvriers, hauts dirigeants compris, comme Krassine et Krjijanovsky abandonnant toute action, se retournant vers la vie familiale ou professionnelle. Ces conditions nouvelles imposent de revenir aux méthodes anciennes du travail clandestin que personne, après l'embellie de la révolution de 1905, ne retrouve avec enthousiasme.
La réaction se traduit en émigration par l'accélération de ce qu'on peut appeler la « groupuscularisation » : les conflits politiques prennent un tour de plus en plus personnel, l'invective remplace de plus en plus fréquemment l'argument. Rosa Luxemburg avoue qu'elle aurait honte de mentionner à Kautsky le contenu exact du contexte qui a vu se produire la énième scission d'une fraction [2]. C'est parfois seulement l'extrême faiblesse des groupes qui prévient des scissions nouvelles, voire impose la conclusion d'une trêve provisoire en forme d'unification. Les tendances centrifuges se multiplient partout. Chez les mencheviks, les « liquidateurs » proposent d'abandonner le travail clandestin, rendu impossible à leurs yeux par la répression, et d'adapter l'activité aux minces possibilités légales qui demeurent. Chez les bolcheviks se pose la question de la participation ou du boycottage des institutions légales : contre Lénine, les « otzovistes » réclament le départ des députés ouvriers de la douma, tandis que les « ultlmatistes » proposent de leur adresser un « ultimatum » pour obtenir qu'ils se soumettent au parti.
Trotsky échappe dans une certaine mesure à l'atmosphère destructrice et démoralisante de l'émigration. D'abord parce qu'il ne vit pas la vie quotidienne au milieu d'exilés, mais au sein du mouvement socialiste européen. A Vienne, où il a dû se fixer – la police prussienne ne souhaitait pas sa présence à Berlin –, il est pratiquement de plain-pied dans la IIe Internationale et ses partis les plus importants. Ces derniers, d'ailleurs, sont anxieux de se maintenir à l'écart des conflits entre émigrés russes dont ils comprennent mal les enjeux et dont ils craignent les aspects dévorants pour leur temps et l'espace dans leurs journaux. Ils dressent, peut-être inconsciemment, une sorte de « cordon sanitaire » autour des « affaires russes » et des porte-parole obscurs – Lénine compris – des fractions concurrentes.
Or Trotsky échappe aussi à ce barrage. Depuis son rôle public dans le soviet de Pétersbourg, son procès, sa retentissante évasion, son nom est connu bien au-delà du cercle étroit des responsables. Il est un homme politique que l'on peut désirer lire, rencontrer, connaître, une personnalité, en un mot, de l'Internationale. Il présente en outre l'énorme avantage de n'être pas partie prenante dans les querelles de fractions et de sous-fractions, et d'apparaître avec le visage d'un conciliateur unificateur. Parfaitement présentable, il est souvent préféré aux autres comme délégué fraternel, invité à bien des congrès et surtout accueilli dans la presse. C'est ainsi qu'il donne à Die neue Zeit et au Vorwärts une collaboration épisodique qui fait de lui à cet égard un Russe privilégié.
Socialiste européen, ayant vécu à Berlin la fin de l'année 1907, il est évidemment et d'abord un familier de la social-démocratie allemande. Il en témoignera dans Ma Vie :
« Pour nous autres, Russes, la social-démocratie allemande fut la mère, l'éducatrice, le vivant modèle. Nous l'idéalisions à distance. Les noms de Bebel et de Kautsky étaient prononcés avec vénération [3]. »
Dans ces années, il a l'occasion de la connaître de plus près, de rencontrer ses dirigeants et de se familiariser avec ceux qu'il avait ainsi vénérés de loin. Il a certes relevé, comme nous l'avons noté, les tendances à ce qu'il appelle « le conservatisme propagandiste [4] » du parti allemand. Il n'en demeure pas moins, comme il le reconnaît, pour des années sous son emprise. Parvus l'a conduit chez Kautsky. Il a été ému avant cette rencontre. « Figure séduisante », le pape de la social-démocratie allemande a sans doute des aspects attachants, avec ses yeux clairs et ses cheveux gris, accueillant de quelques mots en russe son visiteur à Friedenau [5]. Mais nous n'avons pas d'appréciation contemporaine de Trotsky sur lui et l'évolution ultérieure peut avoir pesé sur ce qu'il écrit dans Ma Vie, de « l'esprit anguleux, sec, peu inventif, dénué d'intuition psychologique », de Kautsky, ses « appréciations schématiques » et ses « plaisanteries banales [6] ». En fait, Trotsky a été en bons termes avec Kautsky et le « centre » de la social-démocratie allemande au moins jusqu'en 1912 : il a été de son côté, contre Rosa Luxemburg, dans le débat sur « la grève politique de masse ». C'est Kautsky, dans cette période, qui lui ouvre, à la grande colère de Lénine, les colonnes de Die neue Zeit ou du Vorwärts.
Les relations entre les deux hommes se gâtent, ou tout au moins se refroidissent, à partir de 1912, à la fois parce que Kautsky vire à droite et parce qu'il craint d'être entraîné par Trotsky dans les querelles de l'émigration russe.
Celui-ci a eu l'honneur d'être de la dizaine d'invités réunis chez Kautsky pour célébrer le 60e anniversaire de Ledebour. A cette occasion, en 1910, il a rencontré pour la première fois le chef du Parti social-démocrate allemand, August Bebel :
« La personne de Bebel représentait la montée lente et obstinée de la classe nouvelle. Ce vieillard de sèche apparence semblait fait tout entier d'une volonté patiente, mais infrangible, toujours tendue vers un seul but [7] »
Apprenant de Dobrogeanu Gherea – le pionnier du socialisme roumain – en 1913, en gare de Ploesti, la mort de Bebel, Trotsky exprimera à haute voix son inquiétude pour l'avenir de la social-démocratie allemande [8]. Il rapporte dans Ma Vie l'épisode et un incident survenu en 1911, lors du congrès d'Iéna du Parti social-démocrate allemand. Trotsky devait intervenir à cette occasion en tant que délégué fraternel, afin de dénoncer les atrocités commises en Finlande par les troupes et la police du tsar contre travailleurs et révolutionnaires, Bebel lui avait demandé de renoncer à cette intervention en apprenant l'assassinat en Russie du Premier ministre Stolypine, tombé sous les coups d'un terroriste S.R., qui était d'ailleurs également au service de la police. Le dirigeant du parti redoutait que Trotsky fût accusé de couvrir les traces du terrorisme meurtrier : ce dernier s'était incliné, mais en serrant les dents [9].
C'est également dans la maison de Kautsky que Trotsky fait la connaissance de Rudolf Hilferding, un homme de sa génération, venu d'Autriche, qui enseigne l'économie à l'école du parti et met la dernière main à son fameux ouvrage sur Le Capital financier. Les deux hommes se tutoient, et Trotsky, vingt ans plus tard, regrettera cette familiarité dont il dit qu'il ne peut retrouver le terrain où elle se situait [10]. Le fonds Kautsky d'Amsterdam où se trouve leur correspondance de cinq ans, montre entre les deux hommes, Hilferding et lui, un réel compagnonnage intellectuel.
Il se souvient aussi d'une rencontre dans un café berlinois, où Hilferding lui fait connaître le dirigeant britannique Ramsay MacDonald. Eduard Bernstein servait d'interprète et Trotsky assure – ce qui est, après tout, bien possible – qu'il se demandait alors « seulement quel était celui des trois qui s'éloignait le plus » de ce qu'il appelait, lui, « le socialisme [11] ».
Il mentionne également, parmi ses connaissances dans la social-démocratie allemande, le favori de Bebel, Hugo Haase, « gentil et attentif dans les relations personnelles », mais « honnête médiocrité, démocrate provincial dépourvu de tempérament révolutionnaire, ainsi que de larges horizons comme théoricien [12] ». Des séances du Reichstag et même du Landtag de Prusse auxquelles il a assisté, il a rapporté des croquis des « débatteurs » du parti, Georg Ledebour – les Russes l'appellent Ledebourov –, qu'il voyait aussi au Furstenhof Café, et Adolf Hoffmann [13].
Hilferding l'a également introduit dans le petit cercle des « gauches » d'Allemagne. Il rencontre Franz Mehring [14], immergé dans ses travaux scientifiques et dont il n'a certainement pas compris alors qu'il était l'un des plus intransigeants révolutionnaires allemands. Il connaît, bien entendu, Karl Liebknecht, dont il précise que c'est depuis longtemps le cas, mais qu'il l'a en fait rarement rencontré : de toute évidence, malgré sa sympathie personnelle pour cet ami des émigrés russes, « expansif », « aisément inflammable », à demi étranger dans son propre parti, il est loin d'avoir mesuré sa personnalité ni deviné le rôle qu'il était appelé à jouer pendant et après la guerre [15].
Ses premières relations avec Rosa Luxemburg datent de 1904, et il a renoué avec elle en 1907, à son retour de déportation : elle ne l'avait pas rencontré quand elle était allée à la prison de Saint-Pétersbourg, en août 1906, visiter Parvus et Léo Deutsch. Il reconnaît que leurs rapports n'eurent rien d'intime, qu'ils ne se rencontrèrent pas beaucoup – il écrit « trop peu » et « trop rarement » – et laisse entendre qu'il ne l'a « pas suffisamment appréciée [16] ».
On peut s'en étonner : ces deux militants ont, après tout, bien des affinités, et on s'explique mal que Rosa Luxemburg au moins ne l'ait manifestement pas ressenti. Ses rares allusions à Trotsky dans sa correspondance suggèrent plutôt une défiance systématique, et ses sentiments sont parfois exprimés par des épithètes et interprétations peu élogieuses [17]...
En octobre, la police prussienne ne voulant vraiment pas de lui à Berlin, Trotsky va s'installer à Vienne avec les siens. Bien entendu, il va mieux connaître les socialistes autrichiens, les « austro-marxistes », comme on commence à dire. Il revoit Victor Adler qu'il rencontra en 1902 et 1905. Il voit en lui un homme d'une grande intuition politique, avec une capacité d'improvisation exceptionnelle et dont, selon lui, la force essentielle réside dans la profondeur de son lien avec les masses. Il devine pourtant en lui un profond scepticisme, à la fois dans son refus systématique de toute motion de principe et dans la façon dont il s'accommode du nationalisme. Il ne dissimule en tout cas pas son admiration pour cette « personnalité humaine » avec une « inépuisable générosité [18] ».
Il sympathise beaucoup avec le fils de Victor, Friedrich, alors inspirateur de la gauche du parti, qu'il voit « doté d'un tempérament révolutionnaire intransigeant [19] » et avec qui il a des liens amicaux. Julius Deutsch – que Trotsky ne mentionne pas – évoque, lui aussi, ses bonnes relations avec Trotsky et une nuit passée en 1911, pendant le congrès d'Innsbruck, à discuter de la question de l'armée avec l'Allemand Hermann Müller, qui défend contre eux une position « pacifiste », alors qu'ils se préoccupent, eux, de la « conquête de l'armée [20] ».
Des autres dirigeants autrichiens – Otto Bauer, Max Adler, Karl Renner – qu'il a souvent écoutés dans leurs discussions du samedi soir Café central, dans la Herrengasse, il écrira, vingt ans plus tard :
« C'étaient des hommes très instruits qui, dans divers domaines, en savaient plus que moi. [...] Mais bientôt des doutes me vinrent. Ces gens-là n'étaient pas des révolutionnaires [21]. »
Ce jugement est-il une reconstitution, dans les pages de Ma Vie, de ses huit années viennoises à la lumière de l'expérience austro-marxiste dans les années de révolution ? On peut le penser. Mais on peut aussi comprendre la surprise et surtout le sentiment de distance éprouvés par le jeune révolutionnaire russe – il a vingt-huit ans quand il arrive à Vienne – qui a déjà derrière lui plus de trois années de prison, deux de déportation et l'expérience unique du soviet de Pétersbourg au sommet de la vague révolutionnaire de 1905 : les hommes faits qui sont devant lui et discutent, souvent de façon académique, les questions de doctrine, ont, sans même s'en être rendu compte, rejeté dans un brumeux avenir la perspective même de la révolution et de la contrerévolution. Le malaise de Trotsky dans le milieu dirigeant austro-marxiste s'explique suffisamment par sa qualité de révolutionnaire russe.
Trotsky a déjà démontré dans son travail de critique littéraire sa capacité de comprendre un adversaire d'idées et d'émettre un jugement dépourvu d'œillères et de préjugés sectaires. Une certaine maturité lui permet désormais d'atteindre le même niveau d'analyse dans le domaine politique. C'est pendant cette période qu'il découvre littéralement Jaurès, qu'il a sous-estimé dans la chaleur de la polémique interne en 1902. Il le rencontre à plusieurs reprises dans les congrès nationaux et internationaux, va l'écouter parler à la Chambre des députés, découvre, en même temps que l'orateur, l'homme exceptionnel. Il admire la « stature morale » du politique, inspiré par « un idéalisme actif et impatient », « cet enthousiaste généreux à l'extrême », « avec quelque chose d'irrésistiblement convaincant, une sorte de sincérité athlétique infantile dans son visage, sa voix, ses gestes » : c'est, écrit-il, « la naïveté géniale de son enthousiasme qui amène Jaurès si près des masses et qui fait de lui ce qu'il est ». Après ce magnifique portrait, il hasarde une prophétie qui restera un rêve :
« Seul un aveugle rangerait Jaurès au nombre des doctrinaires du compromis politique. A cette politique, il n'a fait qu'apporter ses talents, sa passion et sa capacité d'aller jusqu'au bout, mais n'en a pas fait un catéchisme. Le moment venu, il déploiera sa grand-voile et mettra le cap sur la pleine mer [22]… »
On pourrait sans doute poursuivre assez longuement une galerie de portraits de ces socialistes d'Europe que Trotsky a côtoyés dans les réunions nationales et internationales à l'époque. Mentionnons seulement, pour mémoire, les noms de Jules Guesde et de James Keir-Hardie, de Filipo Turati comme d'Emile Vandervelde, dont il loue le raffinement du style et la perfection du geste oratoire...
Il fallait à Trotsky, pour acquérir cette « citoyenneté » européenne une liberté de mouvements que seules peuvent assurer certaines professions privilégiées. Or, à partir de 1908, il a bénéficié de la possibilité de gagner sa vie sans aliéner son indépendance. Il fut en effet contacté par le grand journal ukrainien de gauche Kievskaia Mysl pour devenir son correspondant à Vienne. A nouveau, après des années, la signature d'Antide Oto reparut au bas des chroniques qui rappellent celles de Sibérie. Il commença sa collaboration en juin 1908 par une étude bien documentée et attentive de la revue satirique munichoise Simplicissimus, dans laquelle il accordait une particulière attention aux dessins, alors renommés, de T.T. Heine [23].
Peut-être la période viennoise du séjour de Trotsky est-elle moins riche que les précédentes du point de vue de la création littéraire et de la recherche théorique. Il ne faudrait pas cependant forcer ici le trait. Après la théorie de la « révolution permanente », brillamment esquissée dans Bilan et Perspectives, il n'avait évidemment rien à ajouter avant, du moins, cette révolution dont il avait analysé les origines et dessiné les caractéristiques, au temps de la défaite de 1906. Et puis, ses travaux journalistiques de Vienne, moins apprêtés peut-être que ceux de la déportation, n'en présentaient pas moins les mêmes qualités, enrichies d'une expérience neuve et d'une maturité durement acquise.
Trotsky, par exemple, n'est pas de ceux qui, en 1909, se sont laissé emporter dans le tourbillon des discussions sur « les troubles abîmes de l'âme humaine » selon l'heureuse expression de Victor Serge, à propos de l'« affaire Azev [24] ». C'est en effet à cette époque que fut découverte l'appartenance à l'Okhrana, la police secrète du tsar, du chef de l'organisation de combat du Parti socialiste-révolutionnaire Evno Azev. Le double jeu de l'homme – simultanément policier et organisateur du terrorisme pendant des années – fut établi après qu'il eut « déjoué » nombre d'attentats, en menant d'autres à bien pour assurer sa crédibilité auprès de ses camarades ! Un des rares à ne pas perdre son sang-froid devant ce scandale énorme, Trotsky écrivait:
« Pour prolonger pendant dix-sept ans ce jeu satanique, pour tromper sans se faire prendre, il fallait un génie extraordinaire ou tout simplement un homme au mécanisme cérébral vraiment élémentaire, tout simplement stupide, menant grossièrement un jeu linéaire sans s'adapter à la psychologie d'autrui et le menant à bien précisément pour cette raison [25]. »
Il voyait dans l'affaire Azev la faillite de l'idéologie populiste incarnée dans le parti S.R., soulignait que la force d'Azev résidait dans son double appui sur des organisations bureaucratiques, le parti S.R., tout entier subordonné à son « organisation de combat », et la police politique du tsar.
De l'affaire, en tout cas, Trotsky tira des arguments nouveaux contre la méthode d'action du terrorisme individuel, qu'il condamne fermement comme un obstacle à l'organisation et à l'action de masse [26].
Des écrits de Trotsky pendant cette période, on doit retenir également l'hommage qu'il fit de Tolstoï pour son quatre-vingtième anniversaire [27]. Sans s'incliner devant ses aspects réactionnaires – particulièrement son mépris de la science et sa négation de l'Histoire –, reconnaissant les contradictions qu'il n'a pas surmontées, il salue le grand écrivain comme un vaincu qui n'a pas été brisé, célèbre son mérite d'avoir « gardé intégralement, au déclin de ses jours, le don précieux de l'indignation morale ».
En 1910, dans Sovremenny Mir, il polémique contre Max Adler sur la question de l'intelligentsia, dont il souligne qu'elle s'est peu à peu éloignée du socialisme à mesure que ce dernier gagnait les masses ouvrières. Il analyse la position d'observateurs prise par la majorité des intellectuels et, en contraste, le romantisme des secteurs étudiants qui se tournent vers les travailleurs [28].
En 1912, il revient sur la question de l'intelligentsia russe dans Kievskaia Mysl [29].Il s'efforce d'expliquer ce qu'il considère comme ses deux caractéristiques : son éloignement de la réalité et la conception messianique qu'elle a de son propre rôle. Soulignant sa tendance à se « substituer aux autres forces sociales », il lui adresse un appel qui lui paraît de circonstance : « Investissons plutôt notre amour-propre dans l'avenir que dans le passé ! »
Trotsky reconnaît volontiers que, si, « devant les leaders », il avait « la sensation d'être en présence d'étrangers », en revanche, il trouvait sans peine « une langue commune avec les ouvriers social-démocrates » qu'il rencontrait aux réunions ou à la manifestation du 1e mai [30]. Nous savons par ailleurs qu'il se plongea à Vienne dans une vie culturelle particulièrement riche en ces premières années du siècle, qu'il visita expositions et galeries d'art [31] et y contracta un penchant qu'il s'efforça de satisfaire à l'occasion de ses voyages dans d'autres capitales.
Vienne était aussi la ville du docteur Freud et le centre mondial de la psychanalyse : sans l'approfondir, Trotsky s'intéressa à ses travaux. Il connut l'un des disciples et rivaux de Freud, le docteur Alfred Adler, dont la femme, Raïssa Epstein, était une ancienne militante de Moscou. Il fut sans doute l'un des premiers marxistes à pressentir l'importance de la méthode de Freud et à entrevoir son contenu émancipateur [32].
Pendant la première année de leur séjour à Vienne, Trotsky et Natalia Ivanovna trouvent un logement dans la coquette banlieue de Hutteldorf, où va naître bientôt leur second garçon, Sergéi, qui sera pour eux Sérioja. Ils déménagent peu après pour une autre banlieue, meilleur marché, à Sievering. La famille vit, en gros, de l'activité journalistique du père. Elle ne connaît pas l'aisance, mais pas non plus le besoin, même s'il est des moments où il faut porter au Mont-de-Piété vêtements et objets usuels que l'on récupérera plus tard : c'est seulement parce que l'activité militante coûte cher. Un témoin note que leur maison est celle de pauvres :
« Son trois pièces dans un faubourg ouvrier de Vienne a moins de meubles que nécessaire pour le confort. Ses vêtements étaient trop bon marché pour qu'il apparaisse comme décent aux yeux des bourgeois de Vienne [33]. »
Fidèles aux principes déjà énoncés dans ses articles sibériens et mis en pratique en prison à Moscou, Trotsky fait sa part de travaux ménagers pour permettre à sa femme d'avoir les activités qu'elle affectionne dans le domaine artistique, et de poursuivre sa formation. Il est aussi un père attentif, s'occupant activement de ses deux garçons et veillant, dès leur entrée à l'école, sur leur travail scolaire.
Ses parents, dont l'aisance n'a cessé de croître avec le dur labeur et les années, se sont résolus à voyager pour garder le contact avec ce fils qui ne peut rentrer au pays. Ils s'entendent bien avec Aleksandra Lvovna, toujours militante, que Lev Davidovitch a d'ailleurs rencontrée à Berlin avant la révolution de 1905. Ils gardent avec eux à Yanovka, pendant quelque temps, la petite Zinaïda et l'amènent aussi quelques semaines à Vienne auprès de son père et de sa nouvelle famille. En 1910, à l'occasion d'une opération – l'ablation d'un rein – que sa mère vient subir à Berlin, ils se rencontrent de nouveau ; elle repartira mourir chez elle, quelques mois plus tard. La réconciliation avec le père et la mère, l'établissement de contacts avec ses filles, les rencontres réalisées et projetées apaisent peut-être les secousses affectives dont Trotsky n'a pu manquer de souffrir avec son emprisonnement, puis son évasion et la brutalité des séparations qui ont suivi.
La stabilité du jeune couple, plusieurs années durant, lui permet aussi de nouer des relations personnelles avec un ménage d'émigrés russes plus âgés, les Kliatchko, Semion Lvovitch et Anna Konstantinovna, militants social-démocrates expulsés de France à la demande du gouvernement tsariste et établis à Vienne depuis des années. Trotsky écrit à ce sujet, dans Ma Vie :
« Toute l'histoire de ma deuxième émigration est liée étroitement à la vie de cette famille, qui était un véritable foyer de larges intérêts politiques et, en général, de préoccupations intellectuelles, où l'on faisait de la musique, où l'on parlait quatre langues, où l'on entretenait les relations les plus variées avec des personnalités européennes. [...] Dans la famille Kliatchko, nous avons toujours trouvé de l'assistance et de l'amitié et nous avions fréquemment besoin de l'une et de l'autre [34]. »
Sémion Lvovitch mourut d'un cancer au printemps de 1914 et Anna Konstantinovna demeura jusqu'au bout l'amie fidèle.
Très vite, Trotsky devint le chef incontesté de la colonie social-démocrate de Vienne. Un témoin, peu suspect de sympathie pour lui, assure que Vienne était alors non seulement la capitale des Habsbourg, mais celle de Trotsky, qui y « régnait en monarque absolu au milieu de sa cour, et assure qu'il était idolâtré [35] ».
Bien entendu, il n'abandonne pas « le travail russe ». C'est pendant son séjour à Vienne qu'il tente de renouveler l'expérience de l'Iskra en publiant un journal qu'on fera pénétrer ensuite clandestinement. A partir d'octobre 1908, il reprend à son compte le petit journal d'un groupe menchevique ukrainien (Spilka) qui s'imprime alors à Lviv (Lemberg), la Pravda (Vérité) [36]. Transférée à Vienne en 1909, la Pravda, sous la direction de Trotsky, paraît très irrégulièrement – six numéros seulement dans les treize premiers mois. Trotsky écrit que le journal fut « tout au plus bi-mensuel », apparemment un euphémisme. Les exemplaires destinés à la diffusion clandestine pénètrent en Russie par des contrebandiers de la frontière galicienne et des marins de la mer Noire : pour un organe illégal, la diffusion est appréciable.
La Pravda se débat pourtant, tout au long de sa courte existence, avec des problèmes financiers et celui des liaisons clandestines. Trotsky et ses proches collaborateurs viennois contribuent évidemment de toutes leurs ressources personnelles : ce sont les besoins du journal qui expliquent les crises économiques aiguës de la famille Trotsky. C'est même à cause de la Pravda qu'il faut souvent revendre des livres qui viennent à peine d'être achetés. Parfois on obtient un prêt du Parti social-démocrate allemand ou lituanien, d'un groupe ou d'un autre. En 1909, Lénine, qui dispose de fonds importants, accepte le principe d'une subvention du comité central, où les bolcheviks sont en majorité, mais exige la présence au comité de rédaction d'un de ses représentants, ce que Trotsky refuse comme une atteinte à son indépendance.
La rédaction de la Pravda résulte dans sa composition de l'inégalité la répartition des réfugiés russes dans les capitales européennes. Un seul de ses collaborateurs est déjà connu dans l'émigration à cause son érudition : c'est Riazanov, spécialiste de Marx, lui aussi farouche partisan de sa propre indépendance vis-à-vis des bolcheviks comme des mencheviks, et qui fréquente assidûment la maison Trotsky, où le jeune Ljova prend sa calvitie pour le canon de la beauté masculine. Les autres collaborateurs sont des inconnus à l'époque : un homonyme de Trotsky, S.L. Bronstein, connu sous le nom de Semkovsky, le secrétaire de rédaction M.I. Skobelev, fils d'un magnat du pétrole de Bakou, Victor Kopp, un peu plus âgé qu'eux, qui ne sort de Russie qu'en 1909. Il semble que la diffusion clandestine de la Pravda au pays relevait de la responsabilité d'A.A. Joffé et de M.S. Ouritsky, que Trotsky connaissait depuis sa première déportation sur les bords de la Léna et qui s'était couvert de gloire en 1906 au cours du soulèvement des ouvriers de Krasnoiarsk [37].
De toute l'équipe rédactionnelle et militante de la Pravda, le plus important, pour Trotsky, est sans aucun doute Adolf Abramovitch Joffé. Il est né dans une riche famille caraïte, a fait des études de droit, puis de médecine. Militant du parti depuis 1903, avec des activités clandestines en Crimée et déjà des années d'exil à Berlin, puis à Zürich, gravement malade nerveusement, secoué périodiquement par de terribles dépressions, il est venu à Vienne poursuivre ses études médicales tout en suivant un traitement psychanalytique avec Alfred Adler, qu'il a mis en contact avec Trotsky. C'est lui qui l'a intéressé à la psychanalyse, tout en devenant son collaborateur le plus proche, en même temps qu'un véritable ami. Trotsky parle avec beaucoup d'affection, dans Ma Vie, de cet homme gravement malade, « au courage merveilleux », « d'une grande douceur personnelle et d'un dévouement à la cause que rien ne pouvait ébranler », souligne « son dévouement dans l'amitié et sa fidélité aux idées », indique qu'il était « bon orateur, réfléchi et prenant à l'âme » et qu'il avait la même valeur comme écrivain, qu'il apportait à tout ce qu'il faisait un soin méticuleux [38]. Il effectue en 1910 une tournée en Russie pour mieux assurer les circuits de la Pravda ; il recommence en 1912 et se fait prendre, cette fois, retournant en Sibérie pour une déportation « perpétuelle ». Le lien d'amitié avec Joffé, noué à Vienne, durera, comme celui que le couple a noué avec les Kliatchko, jusqu'à la mort – le suicide de Joffé en 1927.
L'historien Leonard Schapiro a souligné le contraste entre la Pravda de Vienne et les organes des autres fractions :
« La Pravda évitait toute polémique vive. Dans son effort pour amener l'unité du parti, elle se consacrait au problème général des ouvriers et de la social-démocratie et essayait de trouver un terrain commun entre bolcheviks et mencheviks. La Pravda gagna une réelle popularité parmi ses lecteurs ouvriers pour qui l'unité entre ses dirigeants, en tout temps, semblait un objectif évidemment souhaitable. Mais elle était l'objet d'attaques constantes des journaux contrôlés par Lénine, puisque les objectifs de Lénine excluaient tout compromis avec les mencheviks en tant que fraction [39]. »
En fait, la position des partisans de la « conciliation » et de Trotsky au premier chef est particulièrement difficile. Elle peut leur donner éventuellement de spectaculaires succès, mais ils demeurent fragiles dans la mesure où celui qui se veut au-dessus des fractions court le risque permanent de les réunir contre lui et que, dans ce domaine, la Roche Tarpéienne est près du Capitole...
Dans son premier éditorial, Trotsky affirma que la Pravda avait pour tâche « pas de diriger, mais de servir, pas de scissionner, mais d'unifier [40] » . Il répète comme un acte de foi que les divergences entre fractions ne peuvent empêcher l'existence d'un parti unifié, commandé par l'unité de la lutte des classes. Son journal est certainement l'un des meilleurs, marqué du souci d'être compris par les lecteurs ouvriers. Les phrases sont courtes, les paragraphes aussi et il n'y a pas de pages massives. On traduit les mots étrangers, on souligne, on emploie les italiques. On s'adresse directement aux lecteurs. Les articles, en forme de rapports plus que d'appels pompeux, témoignent en général d'une grande connaissance des conditions concrètes, qui séduit le lecteur. La rubrique internationale est riche et vivante. Le tiers du journal, enfin, est réservé aux lettres des lecteurs de Russie. A certains égards, la Pravda, réussite en tant que journal ouvrier, apparaît longtemps comme un modèle, même à ceux qui la jalousent [41].
Au début de 1910, il semble bien que, dans l'atonie générale et l'affaiblissement de tous les groupes, la corde de l'unité apparaisse comme la plus sensible au cœur des émigrés et que Trotsky soit tout près de l'emporter. Un plénum du parti, tenu à Paris au café d'Harcourt du 15 janvier au 5 février 1910, semble consacrer totalement la victoire des conciliateurs et la réconciliation générale qu'il a défendue : il le qualifie, sur le coup, de « plus grand événement de toute l'histoire de la social-démocratie [42] ».
L'accord prévoit que les deux fractions s'engagent à éliminer chacune leurs extrémistes, à se dissoudre et à fusionner, suspendant leurs journaux respectifs, réunissant leurs ressources financières dans un fond placé sous la responsabilité de trois militants allemands, Kautsky, Mehring et Clara Zetkin. Le plénum a rendu hommage à la Pravda et aux services qu'elle a rendus au parti et décidé de la soutenir tant politiquement que financièrement, en lui promettant un versement mensuel de 150 roubles. L. B. Kamenev, beau-frère de Trotsky – mari de sa sœur Olga – et proche collaborateur de Lénine, est délégué à Vienne auprès de la Pravda pour assurer la liaison entre le comité central et la rédaction.
Cette lune de miel est de brève durée. Les premiers, les mencheviks violent l'accord, en refusant de dissoudre leur propre fraction et de désavouer les « liquidateurs» qui contrôlent en fait leur secteur russe, alors que Lénine, lui, remplit sa part du contrat en excluant de ses rangs ses propres gauchistes, « otzovistes » et « ultimatistes [a] ».
Pourquoi Trotsky se solidarise-t-il des mencheviks en semblant partager leurs réactions qui sapent sa propre victoire ? Il assure qu'il ne faut pas exclure les liquidateurs dans la mesure où les oppositions sont un phénomène sain, nécessaire dans un parti. Mais les bolcheviks s'indignent et dénoncent à la fois son « double jeu » et sa « trahison » des accords de janvier.
A l'été en tout cas, la rupture est totale. La guerre fractionnelle a repris sur tous les fronts. Trotsky a réclamé à cor et à cri le remplacement de Kamenev, qui est finalement parti en claquant les portes de la rédaction de la Pravda. Jouant sur les militants de la Russie même, Trotsky dénonce maintenant avec fracas ce qu'il appelle « la conspiration de la clique émigrée » contre le parti. Sollicité par Kautsky de présenter au lecteur allemand une analyse sérieuse de la situation dans le parti russe, il donne à la presse social-démocrate allemande des articles où il porte au grand jour la polémique interne entre socialistes russes assurant, de façon très provocante, qu'aucun dirigeant de l'émigration ne peut sérieusement se targuer de représenter réellement le mouvement de Russie même, hostile à leurs intrigues et partisan de l'unité.
L'affaire rebondit au congrès de l'Internationale à Copenhague, en octobre 1910. Kautsky a demandé un article à Trotsky sur cette question, Lénine et le Polonais Warski ont protesté. Lénine télégraphie à Trotsky pour qu'il renonce à son article. Celui-ci publié dans le Vorwärts du 28 août [43], c'est au tour de Rosa Luxemburg de protester avec véhémence. Trotsky récidive dans Die neue Zeit du 9 septembre [44]; Lénine, Warski et Plékhanov rejoignent alors Rosa Luxemburg dans une contre-offensive menée à Copenhague.
Trotsky raconte qu'il dut comparaître devant une sorte de tribunal formé de tous les délégués russes présents et qu'il dut exiger la lecture de son article – que personne ne connaissait – malgré les protestations de Zinoviev qui aurait assuré qu'on pouvait condamner cet article sans l'avoir lu. Finalement, le texte fut traduit en russe par Riazanov, et il semble qu'il parut alors moins épouvantable qu'on ne l'avait dit au premier abord dans les couloirs, et la délégation russe rejeta la motion de blâme présentée par Plékhanov et combattue par Lounatcharsky et Riazanov [45].
Alors que Lénine et Plékhanov refusent de donner les conférences qu'on leur demande, Trotsky accepte de se rendre à l'école du P.O.S.D.R. organisée à Bologne par Lounatcharsky sur une base en principe inter-fractionnelle (novembre 1910-mars 1911). Les rapports avec les bolcheviks ne s'en trouvent pas améliorés : le fonctionnement de l'école est, dit-on, assuré grâce à l'argent d'une « expropriation » réalisée par l'un des leurs et ainsi « détournée »...
C'est que les rapports ne cessent de s'envenimer autour de la question des finances du parti russe, les sommes en provenance des expropriations et un gros héritage que les bolcheviks ont réussi à capter. Trotsky, de concert avec Akselrod, fait une démarche auprès de Kautsky pour obtenir le partage de ce trésor dont sa Pravda aurait tant besoin. En juillet 1911, dans une lettre à Luise Kautsky, Rosa Luxemburg s'indigne du « délire » qui prévaut chez les mencheviks – au nombre desquels elle range Trotsky – à ce sujet :
« Le bon Trotsky se révèle de plus en plus comme un fâcheux, Avant même que la commission technique ait conquis sur Lénine la liberté financière pour donner éventuellement des fonds à la Pravda, Trotsky, dans ce journal, se déchaîne le plus grossièrement du monde, […] Il insulte directement les bolcheviks et les Polonais comme " semeurs de division dans le Parti ", mais ne trouve pas une syllabe pour condamner le pamphlet de Martov contre Lénine qui dépasse en ignominie ce qui a jamais existé et tend visiblement à une scission [46]… »
Il semble bien, en réalité, que Rosa Luxemburg n'ait pas réalisé alors que Lénine, comme Martov et contre lui, s'était engagé lui aussi dans la voie de la scission. Convaincu en effet que la phase de réaction est en train de se clore et que le mouvement ouvrier russe renaît avec ne génération nouvelle qui afflue dans les organisations, légales ou illégales, et apprend de nouveau le mot de grève, il a décidé de prendre de vitesse ses adversaires et de s'approprier le label du parti. Le « comité d'organisation » du parti, qu'il contrôle – et qui jouit, selon Trotsky, du soutien d'environ un cinquième des organisations du parti en Russie – convoque les partis social-démocrates nationaux et un certain nombre de groupes – les liquidateurs exceptés – à une conférence qui va se tenir à Prague le 18 janvier 1912. Une dizaine des comités locaux vont être présents, avec quatorze délégués, dont douze bolcheviks et deux « mencheviks du parti », du groupe Plékhanov, qui, personnellement, s'est tenu à l'écart [47].
La « conférence de Prague » se proclame représentante du parti tout entier, adopte des résolutions, revendique pour sa propre caisse la totalité des sommes confiées aux mandataires allemands, proclame les liquidateurs « en dehors du parti » et élit un comité central formé de partisans déterminés de Lénine [48]. Ces résultats constituent un coup direct aux plans de réunification de Trotsky, et de la Pravda, qui, depuis des mois projetaient la réunion du parti dans une conférence de ce type, d'où auraient été exclus les seuls « liquidateurs ». Pris de vitesse, ils s'efforcent pourtant de rattraper la chose : tel est le sens, vraisemblablement, de la décision, prise à Paris le 12 mars 1912, de convoquer une conférence générale, lors d'une réunion à laquelle prennent part les mencheviks, le Bund, la Pravda, le groupe Vpériod des gauchistes exclus de la fraction bolchevique et le groupe des conciliateurs qui s'intitulent eux-mêmes « bolcheviks du parti [49] ».
C'est là l'origine de la conférence de Vienne, du 25 août au 2 septembre 1912, organisée par Trotsky et popularisée par la Pravda. Dans l'esprit de Trotsky, ce devrait être l'unification générale, la réunification du parti. En fait, le refus des bolcheviks réduit les participants à un bloc contre eux, qu'ils baptiseront le « bloc d'août ». Les social-démocrates polonais et Plékhanov se sont également abstenus de paraître. Trotsky, qui préside, se heurte à plus d'une reprise aux efforts de scissionnistes conscients : d'une part, un délégué bolchevique de Russie, en réalité agent de l'Okhrana, dont la mission est de pousser à la scission, et d'autre part Grigori Aleksinsky, port-eparole du groupe Vpériod, et Martov, bouillant dans sa polémique contre les bolcheviks. Sous l'influence de Trotsky, la conférence s'intitule prudemment « conférence des organisations du P.O.S.D.R. » et se contente d'un « comité d'organisation » chargé de diriger le travail en Russie même. Mais cela n'empêche pas que la scission soit consommée [50].
Quelques mois plus tard, les deux organisations ont chacune en Russie leur organe de presse et s'affrontent publiquement. Les mencheviks publient Loutch et les bolcheviks, à la grande indignation de Trotsky, lui prennent le titre de Pravda.Jamais sans doute les rapports n'ont été aussi mauvais entre Lénine et Trotsky. Les injures volent. Le 23 février 1913, Trotsky écrit au menchevik géorgien Tchkheidzé une lettre dans laquelle il assure que « le léninisme est bâti sur le mensonge et sur le faux » et qu'il porte en lui « les germes vénéneux de sa décomposition [51] ». Ce banal épisode de la lutte fractionnelle jouera plus tard un rôle disproportionné à son importance historique réelle...
En fait, le retour de Trotsky dans l'arène fractionnelle s'est révélé particulièrement malheureux. Indépendamment de ses intentions, voire de ses précautions, les positions qu'il a prises après la conférence de Prague et son rôle dans la constitution du bloc d'août l'ont fait apparaître, à son corps défendant, comme l'âme d'une coalition générale contre les bolcheviks et un soutien indirect des « liquidateurs ».
Déjà, au lendemain de la publication, dans le Vorwärts, du compte rendu de la conférence de Prague, émanant de Lénine, et d'un commentaire plutôt acerbe de Trotsky, Rosa Luxemburg avait envoyé au nom de son parti, le S.D.K.P.i.L. (parti social-démocrate du royaume de Pologne et de Lituanie), une mise au point que le Vorwärts du 30 mars 1912 reproduit. Il condamne « la démarche fractionnelle de Lénine dans cette conférence » et le « caractère unilatéral» de l'article de Trotsky, reprochant en particulier à ce dernier d'avoir « stigmatisé les tendances scissionnistes de gauche venant du groupe de Lénine », tout en gardant le silence sur « l'activité scissionniste de droite venant des liquidateurs ». Rosa Luxemburg renvoie ainsi dos à dos tant « la politique insensée du coup de poing », pratiquée, selon elle, par Lénine, que la politique de Trotsky, qu'elle définit comme « le soutien des éléments opportunistes qui contribuent à décomposer le mouvement dans le prétendu intérêt de la tolérance [52] ».
Tout semble indiquer que Trotsky prit conscience qu'il s'était fourvoyé et se trouvait dans une impasse. Il écrit à ce sujet :
« Je me trouvai formellement engagé dans un " bloc " avec les mencheviks et certains groupes de bolcheviks dissidents, Ce bloc n'avait pas de base politique : sur toutes les questions essentielles, j'étais en désaccord avec les mencheviks, la lutte contre eux reprit dès le lendemain de la clôture de la conférence, Quotidiennement, de graves conflits surgissaient, provoqués par la profonde opposition des deux tendances : celle de la révolution sociale et celle du réformisme démocratique [53] »
On comprend, dans ces conditions, qu'il ait accepté l'offre de Kievskaia Mysl de partir comme correspondant de guerre dans les Balkans. il écrira plus tard qu'il éprouvait alors le besoin « de s'arracher pour quelque temps aux affaires de l'émigration russe» : depuis le mois l'avril, la Pravda, trop identifiée au bloc d'août, avait cessé de paraître.
Il n'est pas question de mettre en doute l'affirmation de Trotsky selon laquelle cette expérience de la guerre fut pour lui riche d'enseignements. Mais on peut aussi se demander si, dans cette circonstance au moins, il n'a pas, pour une fois, résolu par la fuite la position d'impasse totale dans laquelle il s'était enfermé au cœur de la lutte fractionnelle, pour avoir précisément voulu se situer au-dessus des fractions.
Le recueil des articles de Trotsky sur les deux guerres des Balkans couvre presque une année [54]; certaines chroniques ont été écrites de Vienne entre les deux guerres. Il connaissait un peu la péninsule, y ayant fait, de Vienne, de brefs séjours depuis 1910, notamment à Sofia et Belgrade. En revanche, au début de ce siècle que beaucoup devaient vivre comme l'ère des guerres et des révolutions, le jeune révolutionnaire, comme la plupart des hommes de sa génération, n'avait jamais vu la guerre.
Il fut bouleversé par la découverte qu'il en fit, l'évidence concrétisée de l'idée, jusque-là abstraite pour lui, selon laquelle l'humanité n'était pas encore sortie de sa barbarie primitive. Tenu à l'écart des opérations militaires proprement dites et du front, il circule cependant beaucoup et rencontre beaucoup de monde. Il interroge combattants et prisonniers dans les hôpitaux et les camps, interviewe les hommes politiques dans leurs palais et, sur un fond sanglant de combats et de massacres, décrit remarquablement les lambris des capitales et la lèpre des faubourgs, le cynisme des grands et l'angoisse des humbles. Passionné pour ce métier qu'il fait avec conscience, il plaide ardemment pour le devoir de dire la vérité et rien que la vérité, ruse et ferraille avec les censeurs, notamment bulgares.
Dans les premières semaines de la guerre, ce militant sensible à la question nationale a ressenti la haine universelle contre le Turc oppresseur. Dénonçant comme le principal danger pour cette région d'Europe une intervention de grandes puissances et notamment de la Russie, sous le drapeau du pan-slavisme, il insiste pour la reconnaissance du droit des peuples des Balkans à régler seuls les problèmes des Balkans. Il illustre la « question nationale » par de remarquables pages consacrées aux problèmes macédonien et arménien. Il pense que l'unique solution est un Etat unique, une fédération de toutes les nationalités balkaniques.
Bientôt pourtant, il est écœuré et, pourrait-on dire, submergé par les flots du chauvinisme niais et brutal, la sauvagerie des atrocités déchaînées par les armées « slaves et chrétiennes » contre les populations turques, voire simplement musulmanes, la grossièreté des mensonges officiels, l'ampleur de la corruption, la haine et la mauvaise foi de la propagande officielle et le soutien qu'apportent aux Bulgares, dans cette voie, les « pan-slavistes » de Russie. Il saisit l'occasion d'une visite de Milioukov pour adresser à ce dirigeant des Cadets une « lettre ouverte » – la seconde – qui ouvre dans la presse russe la polémique sur les atrocités contre les Turcs jusque-là soigneusement occultées [55].
Au cours de la seconde guerre balkanique, il donne une description absolument saisissante des ravages causés par les vainqueurs et fait une remarquable étude de la Roumanie [56]. Il a visité la Dobroudja, récemment annexée, pillée par les soldats, ravagée par le choléra. Il rapporte aussi un lien personnel et un excellent reportage sur le père du socialisme en Roumanie, Dobrogeanu Gherea, qu'il a passé des heures à écouter dans son restaurant de Ploesti [57].
C'est accompagné de Khristian Rakovsky qu'il a parcouru la Dobroudja. Au cours de ce séjour en Roumanie de 1913 en effet, se consolide avec le militant balkanique cosmopolite une relation personnelle remontant à 1903, qui devient une authentique amitié. « L'ami docteur », qu'il cite dans ses articles, est sans doute l'un des plus internationaux des militants social-démocrates d'Europe, plus citoyen d'Europe que Trotsky lui-même : il a notamment milité à l'intérieur des partis socialistes bulgare, russe, français et roumain dont il est le fondateur. Figure familière et estimée des congrès internationaux, il est lié à Plékhanov, à Wilhelm et Karl Liebknecht, à Jaurès comme à Guesde. Il a organisé l'accueil en Roumanie et la solidarité avec les mutins du cuirassé Potemkine. Entre 1907 et 1913, expulsé de Roumanie comme « étranger », alors qu'il y a fait son service militaire comme citoyen, il s'est trouvé au centre d'une bataille acharnée pour les droits de l'homme et est devenu un vrai symbole [58]. Ce combattant est un homme de charme et de culture. Autrefois, dans le parti bulgare, il s'est trouvé dans les rangs des « étroits », eux-mêmes proches des bolcheviks. Un peu plus âgé que Trotsky, il refuse, lui aussi, de prendre parti dans la lutte entre fractions russes et n'est nullement tenté par ce que Trotsky appellera plus tard « la logique nationale du bolchevisme ». Comme le signale, en 1988, Arkadi Vaksberg à Moscou, il a consacré au mouvement ouvrier la fortune héritée de son père [59].
Bien entendu, le conflit des Balkans concrétise et rend plus menaçante encore aux yeux de Trotsky la guerre européenne dont il pourrait bien être signe avant-coureur ou occasion. La guerre, pour lui, n'est plus une abstraction, et la guerre généralisée en Europe menace à court terme, comme il le rappelle fréquemment. Malgré sa perspicacité et sa force exceptionnelle de pénétration, il est loin cependant d'en avoir prévu et même envisagé tous les aspects, en particulier les implications politiques. Il écrit dans Loutch, le 15 mars 1912 :
« On pourrait vraiment être plongé dans le désespoir par le spectacle de toute cette folie sanglante s'il n'y avait à côté d'elle cette réalisation d'une grande œuvre de raison et d'humanité – le travail de la social-démocratie internationale [60]. »
Les pieds englués dans la boue et le sang des guerres balkaniques, il salue les voix des social-démocrates serbes et bulgares qui refusent les crédits militaires : ce sont eux, assure-t-il, plus que les gueules meurtrières des canons, qui dictent en définitive l'avenir des peuples balkaniques. Il parle avec confiance de l'action contre la guerre, des campagnes menées par les partis en France, en Allemagne, en Autriche.
La lecture de ses textes de correspondant de guerre l'atteste : aucun autre socialiste européen n'a senti comme lui la proximité de la guerre européenne, en gestation sous ses yeux. Cependant, malgré les réserves qu'il a pu formuler dans le passé sur les faiblesses de tel ou tel parti ou courant de l'Internationale, rien n'indique qu'il ait pu un instant soupçonner, voire envisager, ce qui allait être le corollaire de la guerre, l'effondrement de l'Internationale.
Au début de 1914, le mouvement ouvrier russe s'est ranimé, une presse légale, Pravda des bolcheviks, Loutch pour les mencheviks, s'est développée, portant la polémique au grand jour. En février, Trotsky revient sur la scène russe, avec Borba dont la plate-forme est unitaire et non fractionnelle. Lénine triomphe dans un premier temps : la preuve est faite que le « bloc d'août » a éclaté ; puis il s'inquiète et accuse Trotsky de préconiser avant tout l'unité avec les liquidateurs. Il ne semble pas que Trotsky lui ait répondu. Mais le mouvement ouvrier qui culmine en juillet 1914, avec grèves et manifestations de rue, est brutalement interrompu par la déclaration de guerre et la répression. L'éphémère existence de Borba – huit numéros, dont trois saisis, entre février et juillet – aura permis de regrouper les camarades d'idées de Trotsky, que l'on retrouvera en 1917 dans l'organisation appelée à Pétrograd Mejraionka – l'organisation inter-rayons.
Mais elle n'aura pas provoqué de rapprochement entre Trotsky et Lénine. Au contraire.
Notes
[a] Dans le cours de la crise du parti – fraction bolchevique – après l'échec de la fraction qui souhaitait le boycott de la douma, deux fractions s'étaient constituées et se manifestèrent à partir de 1908. D'une part les « otzovistes » étaient partisans du rappel des députés social-démocrates à la douma. D'autre part, les « ultimatistes » étaient partisans d'un « ultimatum » pour amener ces députés à une ligne plus juste et la soumission au parti.
Références
[1] Ma Vie, déjà cité, est l'une des principales sources de ce chapitre, avec Victor Serge, Vie et mort de Trotsky. Il faut y ajouter Guerre et Révolution, 2 vol., Paris 1974, traduction française d'assez médiocre qualité de Vojna i Revoljucija,Moscou, 1922 (ci-dessous G.R.). Nous avons utilisé plusieurs témoignages viennois reproduits dans Leo Trotzki in den Augen von Zeitgenossen, Hamburg, 1979 (ci-dessous AvZ), et la traduction anglaise des écrits de Trotsky sur la guerre des Balkans, un ouvrage de 540 pages, The Balkan Wars, New York, 1980. Enfin, sur la Pravda de Vienne, il faut se reporter à Frederick Corney, « Trotski and the Vienna Pravda », 1908-1912 », Canadian Slavonic Papers, n° 3, 1985, pp. 248-268.
[2] R. Luxemburg, « Lettre à Bogdanov », 13 août 1909, Vive la Lutte, Paris, 1976, p. 313-314.
[3] Ma Vie, II, p. 59.
[4] 1905, p. 463.
[5] M.V., II, pp. 60 & 61.
[6] Ibidem, p. 61.
[7] Ibidem, pp. 62-63.
[8] Ibidem, p. 63.
[9] Ibidem, pp. 64-65.
[10] Ibidem, p. 51.
[11] Ibidem.
[12] Ibidem, pp. 63-64.
[13] Kievskaia Mysl (ci-dessous K.M.), 15 octobre 1915 ; G. R.,II, p. 32.
[14] M.V., II, p. 60.
[15] K.M., 6 avril 1915, G.R., II, pp. 11-12.
[16] M.V., II, p. 48.
[17] Lettre de l'été 1911 de Rosa Luxemburg à Luise Kautsky. Vive la Lutte, p. 339, où Trotsky, « individu douteux », est stigmatisé pour sa « grossièreté ».
[18] M.V., II, p. 57.
[19] G.R., 1, p. 37.
[20] J. Deutsch, Ein werter Weg, cité dans AdZ, p. 33.
[21] M.V., II, p. 52.
[22] K.M., 3 janvier 1909, reproduit dans Polititcheskii Siluety.
[23] Ibidem, 29 juin 1908.
[24] Victor Serge, V.M.T., I. p. 29.
[25] « Die revolutionare Romantik und Asew », Die neue Zeit, mai 1909, pp. 184-187.
[26] « Terrorismus », Kampf n° 11, 1911.
[27] « Leo Tolstoï », 15 septembre 1909, Die neue Zeit.
[28] « Intelligentsia et socialisme », Sovrenenyi Mir, novembre 1910.
[29] « Sur l'intelligentsia. Contre le messianisme russe ». K.M., 4 mars 1912.
[30] M.V., II, p. 55.
[31] K.M., 30 décembre 1908, 30 avril 1909, 27 mai 1911, entre autres.
[32] Franco Nicolini, « Trotsky et la psychanalyse », Nuova Revista Storica, n° 5/6, 1978, pp. 605-625.
[33] M. Olgin, « Biographical Notes » in L. Trotsky, Our Revolution, New Haven, 1973, pp. 18-19.
[34] M.V., II, p. 85.
[35] P. Garvi, Vospominiania Petersburg 1906 – Petersburg – Odessa-Vena, 1912, New York, 1961, p. 9.
[36] F. Corney, « Trotski and the Viennese Pravda », Canadian Slavonic Papers, pp. 249-251.
[37] Ibidem, p. 51, n. 16.
[38] M.V., II, pp. 70-71.
[39] L. Schapiro, The Communist Party of the Soviet Union, p. 115.
[40] Pravda (Vienne) 16 octobre 1908.
[41] F. Corney, loc. cit., pp. 255-259.
[42] Pravda, 12 février 1910.
[43] « Die russische Sozialdemokratie », Vorwärts, 28 août 1910.
[44] « Die Entwicklungstendenzen der russischen Sozialdemokratie », Die neue Zeit, 9 septembre 1910.
[45] M.V., II, pp. 67-68.
[46] R. Luxemburg, Lettres à Karl et Luise Kautsky, Paris, 1970, p. 97.
[47] L. Schapiro, op. cit., p. 124.
[48] Ibidem, pp. 125-126.
[49] Ibidem, p. 127.
[50] Ibidem, pp. 127-128.
[51] Pravda, 26 novembre 1924, où la lettre, interceptée autrefois par l'Okhrana, est publiée et commentée par Staline.
[52] Vorwärts, 30 mars 1912.
[53] M.V., II, p. 76.
[54] The Balkan Wars, New York, 1980 (ci-dessous, B.W.)
[55] B.W., pp. 285-287.
[56] Ibidem, pp. 421-444.
[57] Ibidem, pp. 404-412.
[58] P. Broué, « Rako », Cahiers Léon Trotsky, n° 17, p. 23.
[59] A. Vaksberg « La Reine des Preuves », Literatournaia Gazeta, 27 janvier 1988.
[60] B.W., p. 316.