1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


III. Démocratie bourgeoise ou démocratie ouvrière ?


10. Démocratie impérialiste et démocratie coloniale.

Pour le SU, il y a plus de démocratie ouvrière dans la démocratie bourgeoise que dans les états ouvriers existant. C'est ainsi qu'ils nous disent, rappelons-le nous à nouveau, que le contrôle de la part du parti unique "signifie de fait limiter et non étendre (souligné dans l'original) les droits démocratiques du prolétariat comparés à ceux dont il jouit sous la démocratie bourgeoise" (SU, 1977) [18]. Mais à quelle démocratie bourgeoise se réfère le SU ? Si c'est à celle du XIX° siècle, il faut dire qu'elle n'a pas donné le droit de vote aux travailleurs et aux femmes, et n'a pas non plus permis l'existence de syndicats légaux. S'il se réfère à celle de ce siècle, il oublie de dire que c'est une démocratie impérialiste. Ce n'est pas un hasard. Les idéologues de la bourgeoisie ont toujours parlé de démocratie en général pour l'opposer à la dictature en général. Ils accompagnent leur argumentation d'un raisonnement identique à celui du SU : ils prennent en considération le régime interne démocratique du pays impérialiste et le comparent aux régimes des états ouvriers ou des pays arriérés. C'est ce qui survint lors de la polémique entre réformistes et révolutionnaires à propos d'Abd-El-Krim. Les premiers, comparant le régime interne français et le nationalisme arabe, soutenaient que le régime français était démocratique et civilisé, et celui du dirigeant marocain, féodal et barbare. Les idéologues yankee firent la même chose en ce qui concerne le péronisme : les Etats-Unis étaient la démocratie, et le péronisme le fascisme.

Ce raisonnement ainsi que ses bases sont faux et pro-impérialistes. On ne peut ni ne doit prendre comme point de départ la comparaison de régimes nationaux, justement parce que l'impérialisme est un régime international, et non national. On ne peut définir le régime impérialiste nord-américain par le régime interne qui existe aux Etats-Unis, on ne peut le faire que par le régime d'ensemble, mondial, de domination, dont le régime interne américain ne constitue qu'une partie privilégiée. Les régimes de Pinochet, Somoza et du Shah d'Iran sont une partie du régime impérialiste yankee. Si l'on prend le régime impérialiste yankee dans son ensemble, avec tous les Shah qui en font partie, n'importe quel état ouvrier, pour bureaucratique et totalitaire qu'il soit, signifie une fantastique extension et non une limitation des "droits démocratiques du prolétariat comparés à ceux dont il jouit sous la démocratie bourgeoise" impérialiste. Parce que la majeure partie des ouvriers et des paysans de ce régime démocratique impérialiste, les centaines de millions de travailleurs iraniens, brésiliens, chiliens, philippins, ne possèdent pour leur classe pratiquement aucune liberté démocratique, en opposition au prolétariat russe ou chinois.

Il y a également beaucoup à dire et à discuter en ce qui concerne les droits démocratiques du prolétariat métropolitain lui même. Il suffit de voir les ouvriers portugais ou algériens en France, les "chicanos" sans papiers des Etats-Unis, les turcs en Allemagne, les chômeurs, les vieux à la retraite ou sans retraite, le faible taux de syndicalisation et d'organisation, les minorités, etc.

En se refusant à définir la démocratie bourgeoise comme une démocratie impérialiste, suivant en cela les idéologues bourgeois, le SU ne la dénonce pas comme ayant le même contenu que celle des esclavagistes : dans ce cas, une démocratie pour quelques pays qui en exploite de nombreux autres, tout le monde colonial et semi-colonial. Ceci empêche le SU, quand il décide de combattre la démocratie bourgeoise, de nous donner un programme efficace et révolutionnaire pour l'affronter.

Nous disons cela parce que le document ne parle jamais de la lutte anti-impérialiste qui commence par le fait de démasquer l'impérialisme de son propre pays, pour mettre à découvert le caractère colonial de chaque démocratie bourgeoise. Cette bataille ne se gagnera pas en tentant de déterminer qui donne le plus de démocratie, comme dit le SU, mais en combattant l'impérialisme sur le point qui démontre son caractère totalitaire et répressif : c'est-à-dire en luttant pour la défense des semi-colonies et des nationalités opprimées au sein de son propre pays impérialiste. Et c'est justement la manière la plus efficace de lutter pour déraciner les préjugés démocratiques-bourgeois, et de combattre la social-démocratie, les eurocommunistes et les bureaucraties réformistes.

C'est cette voie, pratique, mobilisatrice, que nous défendons contre celle de Mandel, purement polémique. Une des manières les plus efficaces de démasquer aux yeux des masses la démocratie impérialiste est d'avancer les mots d'ordre les plus avancés de la démocratie bourgeoise, sur lesquels l'impérialisme ne peut pas céder. Il faut défendre systématiquement le droit à l'autodétermination nationale des peuples qu'il opprime, et des nationalités opprimées au sein de ces pays, ainsi que toutes les conséquences tactiques transitoires qui découlent de ce grand mot d'ordre.

D'un autre côté, la dictature révolutionnaire du prolétariat dans les pays arriérés, coloniaux et semi-coloniaux, pourra ou non revêtir des caractéristiques soviétiques, mais ne triomphera que si elle s'empare des mots d'ordre de la libération nationale, et dans les pays les plus arriérés de ceux de la révolution agraire, c'est-à-dire si elle se saisit des revendications du peuple dans son ensemble. Le problème n'est pas la forme soviétique de la dictature, mais le contenu des tâches de cette dictature révolutionnaire du prolétariat. La résolution, loin de signaler les profondes différences quant au contenu des dictatures révolutionnaires dans les pays avancés et les pays arriérés, s'efforce de démontrer que la dictature revêtira pratiquement la même forme et le même contenu dans la majeure partie de ces pays. La première dictature révolutionnaire du prolétariat qui triomphera dans les pays avancés devra se baser sur une mobilisation anti-impérialiste permanente, démasquant son propre impérialisme et luttant pour le droit à l'auto-détermination des nations opprimées par son impérialisme. D'autre part, la dictature révolutionnaire du prolétariat dans les pays arriérés devra prendre pour axe la lutte contre l'impérialisme oppresseur. Nous disons cela parce que les thèses occultent cette ligne maîtresse, fondamentale, du trotskysme.

Il est indispensable d'empêcher que ne se renouvelle la grave erreur commise par le SWP des Etats Unis. Celui-ci, conjointement à La Gauche, le journal de la section belge, mena une campagne féroce et systématique contre le gouvernement de Salvador Allende, disant qu'il était la meilleure variante de l'impérialisme, et faisant de lui le centre de ses attaques, au lieu d'attaquer centralement l'impérialisme yankee en signalant qu'il avait des contradictions avec Allende et que nous devions défendre le Chili contre l'agression et le coup d'état que préparait la CIA. Cette histoire honteuse, cette tache sur l'histoire de notre internationale ne doit plus jamais se répéter. Mais tant les résolutions que nous critiquons que les déclarations du type de celles du camarade Mandel préparent de nouveaux désastres quant à cette politique de préparation de la dictature révolutionnaire du prolétariat. Les dénonciations doivent se diriger en premier lieu contre son propre impérialisme, en tant que meilleure manière de combattre les préjugés démocratiques-bourgeois.


Notes

[*] "Nous avons déjà dit que dans la constitution de la république ouvrière nous enfermerons les articles progressifs, élargis au maximum, du Bill of Rights. Nous assurons cela aux ouvriers américains, et nous parlons au sérieux. Il est probable que s'ils pensent que nous ne parlons pas au sérieux, il n'auriez pas jamais une révolution prolétarienne dans ce pays". (Jack Barnes dans "The portuguese Revolution and Building the Fourth International", National Convention of the SWP, International Internal Discussion Bulletin, vol. XII, N ° 6, octobre 1975).

[1] "Démocratie socialiste et dictature du prolétariat", p. 9.

[2] Idem, p 7.

[3] "Sobre la declaración de los oposicionistas indochinos", Escritos, Tomo II, Vol. I, p. 43.

[4] Manifeste de la IV° Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale, "Sur la deuxième guerre mondiale", p. 232.

[5] Idem, p. 233.

[6] va l'Angleterre ? p. 145.

[7] Idem, p. 146.

[8] Idem, p. 145.

[9] Idem, p. 124-125.

[10] La défense de la République Soviétique et l'Opposition, "La nature de l'URSS", p. 170.

[11] "Sobre el voto secreto", Escritos, Tomo I, Vol. I, p. 75.

[12] La révolution trahie, p 95.

[13] "Libertad de prensa y la clase obrera", Escritos, Tomo IX, Vol. 2, p 605.

[14] Idem, p. 604 et 606.

[15] "La situación mundial y sus perpectivas", Escritos, Tomo XI, Vol. I. p. 210 et 213.

[16] "Sur quelques problèmes de la stratégie révolutionnaire en Europe Occidentale", Critique Communiste, N° spécial 8/9, p. 151-152.

[17] Idem, p. 152.

[18] "Démocratie socialiste et dictature du prolétariat", p. 7.


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