1963

Sous peine de nier l'intervention dans l'histoire de la volonté consciente sous la forme élémentaire, et même artisanale, de l'organisation, sous peine de prêcher la renonciation, la résignation, la soumission, de condamner le principe même de la lutte en rejetant les victoires qui ne sont que partielles, les autres ne peuvent que reprendre à leur compte la conclusion de Rosa Luxembourg à sa sévère critique du bolchevisme : "Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d'action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l'exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier "J'ai osé !". C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks.

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Le parti bolchévique

P. Broué

XIV: La crise politique

Goulag

Camps de travail en U.R.S.S.

Aujourd'hui encore, il est impossible de tracer un tableau précis des conditions politiques en U.R.S.S. pendant la période du premier plan quinquennal. Les éléments d'information font défaut. De brèves indications dans la presse, des récits, ici ou là, se dégage pourtant une impression de crise d'une exceptionnelle gravité : en fait, pendant ces années, l'U.R.S.S. a frôlé à plusieurs reprises la catastrophe, la famine généralisée, l'effondrement économique, le chaos. L'élan des premiers mois de la collectivisation et de l'industrialisation s'enlise devant les obstacles sans cesse renouvelés, la difficulté à vivre qu'éprouvent la plus grande partie des travailleurs, la peur du lendemain.

Parmi les opposants ralliés initialement parce qu'ils ont cru que la politique « gauchiste » inaugurée en 1928 entraînerait d'elle-même la renaissance de la démocratie ouvrière, les désillusions et les regrets dominent. Kamenev confie à son journal intime que Zinoviev et lui ont fait une grosse erreur en rompant avec Trotsky à la suite du XV° congrès. Zinoviev avoue : « La plus grande faute politique de ma vie fut d'avoir abandonné Trotsky en 1927. » Ivan Smirnov, qui a capitulé en 1929, rencontre Léon Sédov en juillet 1931 à Berlin, accepte d'envoyer des informations pour le Bulletin de l'opposition. Un tableau de la situation économique de l'U.R.S.S. en 1932 paraîtra dans le numéro de novembre, appuyé sur des chiffres exacts dont seuls les commissaires du peuple ont eu connaissance. C'est Smirnov qui l'a rédigé; il conclut l'article, signé d'un pseudonyme, par cette appréciation : « Du fait de l'incapacité de l'actuelle direction à sortir de l'impasse économique et politique, la conviction grandit de la nécessité de changer la direction du parti » [1]. Un autre correspondant du Bulletin de l'opposition écrit en 1933, parlant de l'état d'esprit d'une bonne partie des dirigeants : « Ils parlent tous de l'isolement de Staline, de la haine universelle contre lui. Mais ils ajoutent : « Si ce n'était pas ce (nous omettons leur vigoureuse épithète) tout serait tombé en pièces maintenant. [...] C'est lui qui garde tout ensemble. »

Recherche d'excuses pour une capitulation quotidienne ? Conclusion d'une analyse sérieuse de la situation réelle ? La deuxième hypothèse nous semble la plus vraisemblable, dans la mesure où les « opposants de cÅ“ur » de l'intérieur sont d'accord sur ce point avec Trotsky, qui, de l'exil, écrit en 1933 : « A l'heure actuelle, le renversement de l'équilibre bureaucratique en U.R.S.S. servirait à coup sûr aux forces contre-révolutionnaires » [2]. On peut dans ces conditions estimer qu'il y a eu pendant les années 1930 à 1932 une sorte de trêve de la part des nombreux adversaires de la politique stalinienne à l'intérieur même de l'appareil, et que Staline y a été accepté comme un moindre mal. On ne peut non plus négliger le fait que l'U.R.S.S. a été en quelque sorte protégée des menaces extérieures précises qui avaient pesé sur elle pendant des années par le fait que le monde capitaliste était depuis 1929 aux prises avec les conséquences de la crise économique sans précédent qui marque le tournant de l'entre-deux-guerres.

Les intrigues de palais.

A défaut d'opposition ouverte, impossible depuis la défaite de l'opposition de gauche, il semble que se soient dessinées dans les sommets de l'appareil des tentatives de regroupement des adversaires de Staline, à l'instigation de responsables qui lui devaient leur carrière mais considéraient que le cours de sa politique menait désormais l'U.R.S.S. à la catastrophe.

Deux au moins de ces tentatives sont connues : l'affaire Syrtsov-Lominadzé en 1931, l'affaire Rioutine en 1932.

La première reste aujourd'hui encore mystérieuse. Elle associait deux personnages de la jeune génération de l'appareil. Syrtsov, qui passait pour avoir été proche des idées de Boukharine, était devenu suppléant du comité central en 1924, membre titulaire en 1927. Sa promotion en mai 1929 au poste de président de la R.S.F.S.R., suivie de son élection comme suppléant au bureau politique au XVI° congrès, indiquaient au moins qu'il avait donné des gages à Staline lors de la lutte contre les droitiers. Il était d'ailleurs président du conseil de la R.S.F.S.R. Le Géorgien Lominadzé, un homme à poigne du Komsomol au début de sa carrière, passait pour un partisan inconditionnel de Staline, qui l'avait notamment employé en Chine en 1927. II était secrétaire régional du parti en Transcaucasie et, avec Sten, de la commission centrale de contrôle, et Chatskine, secrétaire du Komsomol, avait passé, en 1928-29 pour un critique « de gauche  » de Staline, à qui il aurait reproché ses atermoiements et ses lenteurs dans la liquidation de la droite [3].

Syrtsov et Lominadzé seront exclus du comité central pour avoir constitué « un bloc anti-parti de la droite et de la gauche ». Quoique Knorine, l'historien officiel de 1935, ait consacré deux pages à leur « affaire », on dispose de peu de détails sur leurs positions et leur action [4]. Il semble qu'ils aient fait circuler dans les milieux dirigeants, peut-être en vue d'une « révolution de palais », un réquisitoire sévère pour la politique stalinienne s'inspirant des critiques émises auparavant par les oppositions de droite et de gauche. Si l'on en croit Ciliga, Syrtsov y affirmait : « Le pays est entré dans une zone économique dangereuse [...] L'initiative des ouvriers a été jugulée.  » Lominadzé, de son côté, accusait : « L'administration du parti traite les intérêts des ouvriers et des paysans à la manière des barines  » [5]. On ignore tout des conditions dans lesquelles ce groupe, hétérogène au départ, s'était développé : on peut Supposer, d'après les accusations lancées au IX° congrès contre Chatskine et surtout contre Nicolas Tchapline qui avait dirigé la lutte des « jeunes staliniens  » contre l'opposition unifiée, qu'ils avaient recruté des partisans dans les rangs des komsomols. Leurs noms, accolés à ceux de Syrtsov, Lominadzé et Sten sont rituellement suivis de l'épithète d'« agents du bloc des oppositions  » [6]. On ignore également s'ils ont été arrêtés. Knorine indique que les membres du groupe ont été exclus du parti, Syrtsov, Lominadzé et Sten des organismes dirigeants : les deux premiers au moins étaient réintégrés en 1935.

On a plus de précisions sur l'affaire Rioutine. Celui-ci, apparatchik de Moscou, avait été le bras droit d'Ouglanov dans la lutte contre l'opposition unifiée dans la capitale. Accusé en 1928 de tendances conciliatrices, il avait été l'un des premiers droitiers frappés, le premier aussi à faire son autocritique, avant même la chute d'Ouglanov, ce qui lui avait valu de conserver des fonctions dans l'appareil à Moscou. Convaincu que la direction stalinienne menait le pays au désastre, il rédige, au cours de l'année 1932, un texte d'environ 200 pages dont nous ne connaissons le contenu que par des témoignages, directs ou indirects. Il y affirme  : « Les droites ont eu raison dans le domaine économique et Trotsky dans la critique du régime du parti » [7]. Il propose une retraite économique par la réduction des investissements dans l'industrie, la libération des paysans par l'autorisation de quitter les kolkhozes. Attaquant vivement Boukharine pour sa capitulation, il envisage, comme première mesure en vue de la restauration de la démocratie dans le parti, la réintégration immédiate de tous les exclus, Trotsky compris. Dans une cinquantaine de pages extrêmement vigoureuses enfin, il analyse la personnalité de Staline, son rôle passé et présent. Il le décrit comme « le mauvais génie de la Révolution russe, [...] mû par sa soif de vengeance et son appétit de pouvoir  ». Affirmant qu'il avait conduit le pays « au bord de l'abîme », il ajoute, comparant Staline à l'agent provocateur Azev qui, au début du siècle, avait dirigé pour le compte de la police l'organisation terroriste s. r. : « On pourrait se demander si ce n'est pas le fruit d'une immense provocation consciente » [8]. Ces vues servaient à justifier l'opinion suivant laquelle « il ne pourrait y avoir de redressement ni dans le parti, ni dans le pays » sans le renversement préalable de Staline.

Ce programme de rapprochement entre la droite et la gauche, voisin de celui de Syrtsov et Lominadzé, et qui semblait reprendre l'alliance un instant envisagée en 1928 entre Boukharine et Trotsky, reposait peut-être sur de réelles possibilités, puisque au même moment, dans les camps, les prisons et les lieux de déportation, la majorité des partisans de l'opposition de gauche pensaient, avec Racovski et Solntsev, qu'il fallait s'orienter vers un programme économique de retour à la Nep assorti de la restauration de la démocratie interne [9]. Les liaisons personnelles de Rioutine étaient de nature à faciliter l'opération. Le noyau primitif qu'il constituait avec Galkine, également un ancien droitier, s'était élargi sur la gauche avec le vieil ouvrier bolchevique de Léningrad Kaiourov et d'anciens « trotskystes » ; sur sa droite avec les intellectuels du groupe des professeurs rouges, Slepkov, Maretski, Astrov, Eichenwald. Reproduite clandestinement, la « plate-forme Rioutine » passera entre les mains d'anciens opposants officiellement repentis, dont Zinoviev, Kamenev, Sten, Ouglanov, et semble même avoir été diffusée clandestinement parmi les ouvriers des usines de Moscou.

On sait peu de chose sur le déroulement, les objectifs immédiats, la découverte même du « complot », pas plus que sur ses liens - possibles - avec le groupe Syrtsov-Lominadzé. Rioutine, arrêté, aurait été condamné à mort par le collège secret de la Guépéou, qui l'aurait accusé d'avoir préparé l'assassinat de Staline. Mais la majorité du bureau politique aurait contraint Staline à renoncer à l'exécution : la trace de Rioutine, dès lors, se perd dans les prisons, après son passage à Verkhnéouralsk où Ciliga l'a aperçu.

L'affaire a, comme première conséquence, l'exclusion, pour la deuxième fois, de Zinoviev et Kamenev, coupables d'avoir lu le texte et de n'avoir pas dénoncé les conspirateurs. Elle sera aussi suivie d'une vague d'arrestations de responsables liés à Rioutine et d'autres qui semblent n'avoir eu avec lui aucun rapport. C'est vers la fin de 1932 et le début de 1933 que sont arrêtés de nouveau et condamnés, sans explication publique, les anciens membres de l'opposition Smilga, Ter-Vaganian, Mratchkovski, Ivan Smirnov. Ce dernier, devenu, après sa réintégration, directeur de l'usine d'automobiles de Gorki, est arrêté le I° janvier 1933, condamné à dix ans de prison, enfermé à l' « isolateur » de Souzdal. Smilga, condamné à cinq ans, est envoyé à Verkhnéouralsk avec Mratchkovski à qui, quelques semaines auparavant, Staline s'était plaint de n'être entouré que d'imbéciles. C'est à la même époque, le 5 novembre 1932, que meurt la jeune femme de Staline, Nadiejda Alilloueva : selon les rumeurs - invérifiables - qui circulèrent à l'époque dans les milieux dirigeants, elle se serait suicidée à la suite d'une violente querelle avec son mari, qu'elle rendait responsable de la situation catastrophique du pays.

Etudiante, Nadiejda Alilloueva avait pu prendre conscience de l'état d'esprit nouveau d'une partie de la jeunesse. Dès la fin de 1932-33, de brèves informations officielles confirment les indications de la presse de l'opposition : désespérés de l'apathie ouvrière, élevés dans l'atmosphère de peur et de haine qu'inspire Staline, des jeunes gens, souvent membres des Jeunesses communistes, songent au terrorisme individuel, cherchent à étudier le mouvement révolutionnaire du XIX° siècle, exaltent ses héros, rêvent d'être eux-mêmes ceux qui débarrasseront le parti et le pays du tyran. Jdanov fera épurer les bibliothèques, interdire les livres qui glorifient l'action terroriste. En mai 1933, Zinoviev et Kamenev sont rappelés de Sibérie, se confessent une fois de plus. Trotsky écrit que Staline « collecte les âmes mortes » faute d'avoir celle des vivants. Dans le Bulletin de l'opposition, il met en garde contre le terrorisme : « Dans le parti et à l'extérieur, le mot d'ordre « A bas Staline » se fait de plus en plus entendre. [... ] Nous pensons qu'il est erroné. [... ] Nous nous intéressons non à l'expulsion d'un individu, mais au changement du système » [10]. L'arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne pose le problème en termes encore plus urgents.

La crise allemande.

Le monde capitaliste semble avoir ses propres problèmes. La grande crise née du krach de Wall Street va confirmer l'analyse de Trotsky dans sa critique adressée au VI° congrès : la stabilisation fait place à une nouvelle période de convulsions sociales, en particulier dans le pays-clé de l'Europe, l'Allemagne, et le parti communiste allemand se révèle impuissant face à la montée du nazisme : Hitler arrive au pouvoir sans que la classe ouvrière lui ait livré combat. Le monde capitaliste s'achemine vers la deuxième guerre mondiale.

L'histoire du parti communiste allemand depuis 1923 est celle de la longue lutte menée par les émissaires de l'Internationale pour une « bolchevisation » qui en fait un instrument docile aux mains des dirigeants russes et le rend définitivement incapable de jouer le rôle de direction révolutionnaire auquel il avait prétendu. Sans souci des traditions nationales, de l'attachement du noyau communiste à la démocratie interne - la ligue Spartacus était née en opposition au parti centralisé et bureaucratisé de Ebert -, sans souci de la conjoncture politique, l'exécutif de l'Internationale s'attache à créer sa propre fraction qui prendra le parti en mains, éliminera de la direction tous les éléments qui risqueraient de sympathiser avec une opposition russe, de droite ou de gauche, le réorganisera de façon à rendre l'appareil indépendant de toute pression des masses et à le mettre à l'abri de tout développement d'une opposition interne qui pourrait le combattre sur le terrain même de la lutte des classes. Projetant mécaniquement sur l'Allemagne les préoccupations du groupe dirigeant russe, la fraction stalinienne est ainsi amenée à détruire ce qui avait fait la force du parti communiste allemand, la vieille garde spartakiste, ces hommes dont Lénine disait : « Je ne les vois guère avaler du feu à la foire aux paroles révolutionnaires. Je ne sais s'ils feront une troupe de choc, mais il y a une chose dont je suis sûr : ce sont des gens comme eux qui forment les colonnes aux rangs solides du prolétariat révolutionnaire » [11].

L'affaire Thaelmann-Wittorf sera le prétexte de l'élimination de ceux qui sont baptisés « droitiers » parce qu'ils prônent, dans une période de stabilisation, le front unique avec les social-démocrates. A l'assemblée plénière de décembre 1928, Staline dénonce leur activité fractionnelle :

Walcher, Frölich, Boettcher, Hausen sont exclus, de même que Brandler et Thalheimer. L'assemblée affirme dans une Lettre ouverte : « Chaque pas vers la stabilisation de l'impérialisme international est en même temps un pas vers la décomposition de cette stabilisation » [12]. Le parti, où les assemblées générales - vieille tradition démocratique - ont été interdites, est réorganisé de fond en comble, tous les « fonctionnaires » devant être désormais « des camarades qui se placent sur la ligne du parti » : toute réunion où des « liquidateurs » se sont exprimés est tenue pour nulle. Le parti est définitivement domestiqué : Thaelmann, sauvé par Moscou, sera son homme de main, jusqu'à la fin, avec Walter Ulbricht.

La X° assemblée plénière de l'Internationale, en juillet 1929, achève de préciser la ligne, esquissée au VI° congrès, avec l'élaboration de la théorie du social-fascisme, qui fait de la social-démocratie l'ennemi numéro un des communistes. Manouilski, devenu président de l'Internationale, affirme dans son rapport : « De plus en plus, la social-démocratie prendra à la bourgeoisie l'initiative de la répression contre la classe ouvrière. [... ] Elle se fascisera. Ce processus de transformation de la social-démocratie en social-fascisme a déjà commencé » [13]. Béla Kun se fait fort de prouver « la nécessité de la transformation de la social-démocratie en fascisme » [14]. Molotov souligne la nécessité de lutter surtout contre l'aile gauche de la social-démocratie, « la plus ignoble et la plus subtile pour tromper les ouvriers » [15]. Ainsi se précise, sous le drapeau du « front unique à la base », le retour à une politique d'isolement systématique. « L'application de la tactique du front unique, dit Ulbricht, consiste avant tout à créer des organes indépendants de lutte [... ], à unir les grandes masses. ouvrières sous la conduite communiste » [16]. Manouilski trace sans sourciller un schéma qui fait de la victoire du fascisme une étape nécessaire : « Dans de nombreux pays capitalistes hautement développés, le fascisme sera le dernier stade du capitalisme avant la révolution sociale » [17].

La crise éclate en 1930. De nombreuses entreprises font faillite. Le chômage s'étend. On comptera, en 1932, 5 400 000 chômeurs officiels, cinq millions de chômeurs partiels, deux millions de chômeurs non inscrits; la totalité des jeunes sont en chômage non officiel. Les classes moyennes ne sont pas moins touchées que le prolétariat : des vieillards en chapeau melon mendient aux portes des métros. Pour des dizaines de millions d'Allemands, l'ensemble des travailleurs, la crise pose dans les termes les plus aigus le problème de la structure économique et sociale. La société capitaliste est en faillite, l'individualisme petit-bourgeois périmé, Simone Weil peut écrire : « Le jeune Allemand, ouvrier ou petit bourgeois, n'a pas un coin de sa vie privée qui soit hors d'atteinte de la crise. Pour lui, les perspectives bonnes ou mauvaises, concernant les aspects mêmes les plus intimes de son existence propre, se formulent immédiatement comme des perspectives concernant la structure même de la société. Il ne peut rêver d'un effort à faire pour reprendre son propre sort en mains qui n'ait la forme d'une action politique » [18]. Ainsi se crée entre 1930 et 1933, une situation profondément révolutionnaire. La bourgeoisie se divise : à partir de 1930, de larges secteurs de l'industrie lourde et certains milieux de l'armée accordent leur soutien au mouvement national-socialiste que dirige Adolf Hitler.

En 1929 celui-ci a mené, parallèlement à l'action du parti communiste et contre la coalition des partis bourgeois et des social-démocrates, une campagne contre le plan Young d'entente avec l'Occident; contre le traité de Versailles, il fait appel aux sentiments chauvins et revanchards. A partir de 1930 disposant de fonds et de moyens matériels énormes, bénéficient de complicités actives dans l'armée et la police, les nazis exploitent le désespoir des classes moyennes paupérisées, la frustration des jeunes sans espoir, l'anti-capitalisme, qu'ils s'efforcent de transformer en antisémitisme ; ils multiplient les efforts pour briser les organisations ouvrières, attaquant locaux, permanences et vendeurs de journaux faisant alterner la violence physique contre les militants et l'utilisation des rancÅ“urs ouvrières contre les appareils bureaucratisés par la dénonciation des « bonzes ».

Derrière leur démagogie nationaliste et leur phraséologie pseudo-socialiste, ils servent leurs bailleurs de fonds, les magnats de la Ruhr, qui ont choisi de survivre en brisant toute organisation ouvrière et en orientant résolument l'économie vers la production d'armements, grâce aux commandes de l'Etat, puis vers la guerre et la conquête de nouveaux marchés. Ultime recours face à la révolution, quand la démocratie parlementaire se révèle incapable de garantir l'ordre social, le nazisme, forme allemande du fascisme, ne cesse d'étendre son influence jusqu'en 1932 : les nationaux-socialistes avaient eu 809 000 voix et 13 députés en 1928 ils ont 6 401000 voix et 105 députés en 1930, 13 417 000 voix aux élections présidentielles d'avril 1932, 12 732 000 voix et 230 députés en juillet de la même année.

Le succès des nazis se nourrit de l'impuissance des organisations ouvrières. Le parti social-démocrate conserve, dans la compétition électorale, l'essentiel de ses voix. Grâce à l'appareil des « syndicats libres », il a construit sa puissance, pendant la période de stabilisation, sur la prospérité et la collaboration de classe : pendant la crise, il s'appuie essentiellement Sur les ouvriers non chômeurs rendus prudents par la crainte du licenciement et s'efforce, par une politique de conservatisme social, de soutenir toutes les solutions bourgeoises autres que le fascisme, qui remettrait en cause la position privilégiée de ses bureaucrates, et de s'opposer à un front unique qui ouvrirait à la classe ouvrière des perspectives révolutionnaires qu'il juge non moins inquiétantes. C'est ainsi qu'il rendra sans combat, de crainte de la guerre civile ou de l'interdiction légale, le dernier bastion de son pouvoir politique, le gouvernement prussien, de Braun et Severing, déposé, le 20 juillet 1932, par le gouvernement Von Papen. A partir de cette date, d'ailleurs un mécontentement, réduit jusque-là à une avant-garde, se fait jour dans ses rangs, surtout parmi les adhérents qui veulent lutter contre le nazisme comprennent que cette lutte met en question le régime lui-même.

Le parti communiste allemand dans la crise.

La crise allemande est en fait, pour le parti communiste l'épreuve du feu, le test décisif, l'équivalent de ce qui fut, pour les bolcheviks russes celle de 1917. Le pays le plus avance d'Europe connaît la crise économique et sociale la plus profonde qu'ait connue aucun pays capitaliste. Toutes les illusions sur la république démocratique et parlementaire s'évanouissent. Les classes moyennes exaspérées cherchent une issue  : le grand capitalisme leur en offre une, celle de la fascisation de l'Etat aux mains des nazis de la guerre et de la conquête impérialiste, passant par l'écrasement du mouvement ouvrier organisé et la suppression de toutes les libertés démocratiques, Les communistes allemands, ont, selon la conception marxiste, à leur offrir celle de la révolution socialiste, Loin d'être coincés entre les masses organisées derrière les appareils social-démocrates des partis et des syndicats et les détachements contre-révolutionnaires nazis qui tirent leur force de la passivité des masses, ils ont la possibilité de s'imposer comme les dirigeants de la classe ouvrière - la moitié du pays aussi bien en dénonçant les contradictions de la propagande hitlérienne et en montrant le caractère contre-révolutionnaire et anti-ouvrier de son action, qu'en entraînant avec eux sur des objectifs limités de défense les organisations social-démocrates dont les dirigeants ne pourraient que perdre la face s'ils s'opposaient à des actions de ce type.

A la conférence de Berlin, le 2 août 1922, Karl Radek, représentant du parti russe, s'était adressé à la délégation social-démocrate pour lui proposer le « front unique » : « Nous nous asseyons avec vous à la même table, nous voulons lutter en commun et c'est cette lutte qui décidera si elle sera une manÅ“uvre en faveur de l'Internationale communiste, comme vous le prétendez, ou un torrent qui rassemblera la classe ouvrière, […] Si vous luttez avec nous et avec le prolétariat de tous les pays - non pas pour la dictature, nous n'en demandons pas tant - mais pour le morceau de pain, pour la lutte contre la décadence du monde, alors le prolétariat se rapprochera dans la lutte, et c'est alors que nous vous jugerons, non pas sur la base de ce terrible passé, mais sur la base d'actions toutes nouvelles. […] Nous essayerons de lutter en commun, non pas par amour pour vous, mais à cause de l'impitoyable urgence de l'heure qui nous pousse et qui vous force à négocier dans cette salle avec des communistes en chair et en os qui vous ont traités de criminels » [19].

Il n'y aura pas en Allemagne une telle recherche d'accord, de direction à direction, pour une lutte en commun sur des points limités : le parti communiste allemand ne tiendra jamais ce langage et ne parviendra jamais à jouer le rôle qu'on pouvait attendre de lui. Son régime intérieur, l'épuration des vieux cadres enracinés dans les entreprises, les zigzags de sa politique depuis 1923 en écartent les éléments les plus stables et les plus solides de la classe ouvrière. Une absurde politique syndicale a abouti à l'existence de « syndicats rouges » fantomatiques à côté de syndicats « libres » regroupant la majorité des ouvriers, mais où l'influence communiste est presque nulle. Aussi le parti communiste se trouvera-t-il placé, au début de la crise, dans les pires conditions, du fait de la politique menée antérieurement sous la direction de l'Internationale. La masse de ses adhérents sont de tout jeunes qui ne font qu'y passer  : en 1932, plus de 50% en sont membres depuis moins d'un an, plus de 80 % depuis moins de deux ans. Il compte entre 80 et 90 % de chômeurs. Ainsi que le souligne Simone Weil, « le prolétariat allemand n'a comme avant-garde, pour faire la révolution, que des chômeurs privés de toute fonction productive, rejetés hors du système économique, condamnes à vivre en parasites et qui sont, de plus, entièrement dépourvus aussi bien d'expérience que de culture politique. Un tel parti peut propager des sentiments de révolte, non se proposer la révolution  » [20]. Cette faiblesse intérieure, le manque de liaison avec les ouvrier des entreprises, constituent un énorme handicap pour le parti communiste allemand dans sa lutte pour prendre la direction de la classe ouvrière. La politique dictée par l'Internationale et appliquée par le groupe Thaelmann fera le reste.

Toute la politique du parti communiste allemand consistera en une polémique verbale extrêmement vigoureuse, tout entière dirigée contre les dirigeants social-démocrates, empêchant ainsi toute réalisation de front unique entre communistes et non-communistes, tandis qu'à l'égard des nazis il pratique souvent un front unique de fait et une surenchère sur le terrain même de leur adversaire. En avril 1931, en Prusse, le parti communiste se joint aux nazis dans un référendum organisé à leur demande contre le gouvernement social-démocrate local. En juillet 1931, à la XI° assemblée plénière, Manouilski affirme : « Les social-démocrates, afin d'abuser les masses, proclament que le principal ennemi de la classe ouvrière est le fascisme  » [21]. Critiquant, en novembre 1931 les « tendances libérales voulant opposer la démocratie bourgeoise au fascisme, le parti hitlérien au social-fascisme  », Thaelmann justifie l'alliance avec les nazis en niant qu'un gouvernement socialiste soit un moindre mal qu'un gouvernement Hitler. Il invite les communistes à mettre en avant le mot d'ordre de « révolution populaire  », celui même qu'emploient les nazis, sous prétexte qu'il est « synonyme du mot d'ordre prolétarien de révolution socialiste  » [22]. Le parti mène grand tapage autour du mot d'ordre de « libération nationale  », fait d'un officier passé du nazisme au communisme, le lieutenant Scheringer, une sorte de héros national, et lui donne sa caution pour la constitution d'un groupe qui appelle les nationalistes allemands à soutenir les communistes, puisque l'alliance russe est seule à pouvoir assurer l'indépendance nationale allemande. Les communistes se taisent quand la dissolution du gouvernement prussien remue les ouvriers social-démocrates, puis, avec vingt-quatre heures de retard, lancent sans préparation un mot d'ordre de grève générale qui reste sans écho.

Aux élection du 30 juillet 1932, ils obtiennent 5 277 000 voix et 100 élus, soit moins de la moitié des élu nazis  : le Bolchevik titre pourtant que le parti communiste allemand est sur le point d'obtenir la majorité au Reichstag. Les groupes de combattants du Front rouge organisés en 1930-1931 pour tenir la rue contre les nazis sont dissous sans résistance, tandis que la XII° assemblée plénière de l'Internationale communiste affirme : « Les sections de l'Internationale communiste doivent diriger leurs coups contre la social-démocratie parce que son isolement du prolétariat est la condition préalable de la conquête de la majorité du prolétariat, de la victoire sur le fascisme, du renversement de la bourgeoisie » [23]. Quand, en novembre 1932, les syndicats rouges réussissent à déclencher, malgré les syndicats libres, une grève des transports à Berlin contre la diminution de 20 % des salaires, les troupes nazies disputent la rue aux policiers, soutiennent les actions des grévistes et imposent finalement la reprise du travail, malgré les communistes, s'étant ainsi montrées capables de leur enlever, en cours de l'action, la direction d'un mouvement spontané de débordement des dirigeants syndicaux. Quelques jours plus tard, le dirigeant communiste Remmele déclare : « Le parti communiste approche chaque jour davantage du but qu'il s'est donné, conquérir la majorité de la classe ouvrière  » [24].

Au début de 1932, contre un nouveau parti formé de social-démocrates de gauche et d'anciens opposants communistes, le S.A.P., dont Walcher et Frölich vont prendre la direction, le parti communiste appelle à la lutte contre « la variante gauche du social-fascisme, qui représente l'ennemi le plus dangereux de la classe ouvrière  ». Il dénonce comme des manÅ“uvres la participation de social-démocrates à des grèves, « leur prétendue lutte pour la paix ou contre le fascisme » [25]. Quand, à la veille de l'arrivée d'Hitler au pouvoir, les nazis préparent un défilé armé devant la maison Karl-Liebknecht, siège du parti communiste allemand, les dirigeants lancent le mot d'ordre de pétitions pour l'interdiction de la manifestation par les autorités.

Hitler au pouvoir, Karl Radek, porte-parole de l'Internationale, écrira : « On ne peut pas détruire un parti qui a reçu des millions de voix, parti lié à toute l'histoire de la lutte de la classe ouvrière allemande. On ne peut pas le détruire, ni par les décisions administratives en le proclamant illégal, ni par la terreur sanglante, car il faudra diriger la terreur contre la classe ouvrière » [26]. Lorsque la répression frappe, quand les nazis emprisonnent, torturent, massacrent les militants, détruisent le mouvement ouvrier, le présidium de l'exécutif de l'Internationale vote à l'unanimité le 1° avril une résolution qui déclare que « la politique menée par la direction du parti communiste allemand, avec le camarade Thaelmann à sa tête, avant et pendant la prise du pouvoir par le fascisme, était absolument correcte  » [27]. L'historien anglais R. T. Clark conclut son étude sur la fin de la République de Weimar par cette appréciation : « Il est impossible de lire la littérature communiste de cette époque sans un frisson devant le gouffre où le refus de se servir de leur intelligence de façon indépendante peut entraîner des hommes intelligents  » [28].

Les conséquences de la crise.

Simone Weil conclut son analyse de la politique du parti communiste allemand par une explication plus satisfaisante : « Cette impuissance du parti qui dit constituer l'avant-garde du prolétariat allemand pourrait faire conclure, légitimement en apparence, à l'impuissance du prolétariat allemand lui-même. Mais le parti communiste allemand n'est pas l'organisation des ouvriers allemands résolus à préparer la transformation du régime, bien que ceux-ci en soient ou en aient été membres pour la plupart; il constitue une organisation de propagande aux mains de la bureaucratie d'Etat russe et ses faiblesses sont par là facilement explicables. On comprend sans peine que le parti communiste allemand, armé, par les soins de la bureaucratie russe, de la théorie du « socialisme dans un seul pays  », soit en mauvaise posture pour lutter contre le parti hitlérien qui s'intitule « parti de la révolution allemande ». Il est clair, d'une manière plus générale, que les intérêts de la bureaucratie d'Etat russe ne coïncident pas avec les intérêts des ouvriers allemands. Ce qui est d'intérêt vital pour ceux-ci, c'est d'arrêter la réaction fasciste ou militaire : pour l'Etat russe, c'est simplement d'empêcher que l'Allemagne, quel que soit son régime intérieur, ne se tourne contre la Russie en formant bloc avec la France. De même, une révolution ouvrirait des perspectives d'avenir aux ouvriers allemands : mais elle ne pourrait que troubler la construction de la grande industrie en Russie; et, de plus, un mouvement révolutionnaire sérieux apporterait nécessairement un secours considérable à l'opposition russe dans sa lutte contre la dictature bureaucratique. Il est donc naturel que la bureaucratie russe, même en cet instant tragique, subordonne tout au souci de conserver sa mainmise sur le mouvement révolutionnaire allemand » [29].

La défaite, pour des décennies, du prolétariat allemand ouvre dans l'histoire du parti communiste et de l'U.R.S.S. une période entièrement nouvelle. Le répit que la crise a valu à l'U.R.S.S. est désormais terminé. L'impérialisme allemand prépare la deuxième guerre mondiale. La bureaucratie change, en politique extérieure, son fusil d'épaule : tous ses efforts vont désormais viser à empêcher la coalition générale contre elle des puissances capitalistes. Lié d'abord avec la France, dans l'espoir d'une alliance défensive avec l'Occident contre l'Allemagne pour le statu quo européen - leitmotiv qui désormais remplace celui de la lutte contre le diktat de Versailles -, le gouvernement de Staline finira par signer avec l'Allemagne de Hitler le pacte qui permet à cette dernière de commencer sur un seul front la seconde guerre mondiale. La « défense de l'U.R.S.S. » passe par la recherche d'alliés dans les pays capitalistes : les partis communistes de chaque pays subordonnent toute leur action à cet impératif, abandonnent toute politique de classe, basée sur l'analyse des rapports sociaux, pour servir exclusivement de force d'appoint à la diplomatie russe. Ils cessent donc ipso facto de se situer sur le terrain de la lutte des classes, justifiant les prédictions de Trotsky sur les implications de la théorie du « socialisme dans un seul pays ». Dimitrov expliquera, en 1937 : « La ligne historique de démarcation entre les forces du fascisme, de la guerre et du capitalisme d'un côté et les forces de paix, de démocratie et de socialisme de l'autre est en fait en train de devenir l'attitude envers l'Union soviétique, et non l'attitude formelle envers le pouvoir soviétique en général mais l'attitude envers l'Union soviétique, qui a poursuivi son existence réelle depuis bientôt trente ans, luttant inlassablement » [30]. Les partis communistes, ont désormais comme raison d'être, non plus la lutte pour le communisme, mais, comme l'écrit Max Beloff, « le soutien des efforts de la diplomatie soviétique et de l'armée rouge » [31].

La lutte de classes ne cesse pas pour autant : les événements de France et d'Espagne le démontreront bientôt. Une logique implacable va donc conduire les partis communistes à lutter avant tout pour le contrôle des mouvements ouvriers au bénéfice de la bureaucratie russe et à combattre impitoyablement tout mouvement autonome et particulièrement tout mouvement révolutionnaire.

Dans cette voie, l'adversaire numéro un, à partir de 1934, est l'organisation révolutionnaire internationale à la construction de laquelle s'attache Léon Trotsky. De 1931 à 1933, ce dernier a concentré toute son attention de polémiste et de théoricien sur la situation allemande. Jamais, sans doute, production n'a été plus brillante, ni plus riche : la défense de la politique du front unique dans Et maintenant, les analyses du nazisme, la critique de la théorie du social-fascisme répétée dans une masse d'articles et de brochures, suffiraient à elles seules à placer leur auteur parmi les plus grands politiques de l'époque contemporaine. Ici encore pourtant, rien ne sert à Trotsky d'avoir raison, puisque la défaite allemande recule pour des décennies la victoire révolutionnaire qui seule peut lui donner historiquement raison. Avec la victoire d'Hitler, en qui il voit le fer de lance de l'impérialisme contre la classe ouvrière et, contre l'U.R.S.S., le « super-Wrangel  », il écrit dans La tragédie du prolétariat allemand, au mois de mars 1938 : « La classe ouvrière allemande se relèvera, le stalinisme jamais » [32]. Le stalinisme, à ses yeux, a fait faillite en Allemagne, face à Hitler, comme la social-démocratie le 4 août 1914. II s'agit donc de reconstruire une nouvelle organisation internationale et dans tous les pays, y compris l'U.R.S.S., de nouveaux partis.

Une conférence de l'opposition de gauche internationale, réunie à Paris en août 1933, décide de se transformer en un mouvement pour la IV° Internationale, la Ligue communiste internationale (bolchevique-léniniste). Quelques semaines après, quatre organisations, le parti ouvrier socialiste allemand de Walcher et Frölich, le parti socialiste indépendant et le parti socialiste révolutionnaire hollandais, qu'anime le vétéran communiste et syndicaliste Sneevliet, ainsi que la Ligue communiste publient une déclaration commune « sur la nécessité d'une nouvelle Internationale et ses principes ». Les thèses de Trotsky sur la construction de nouveaux partis et d'une nouvelle Internationale paraissent dans le Bulletin de l'opposition en octobre 1933 sous la signature de G. Gourov. L'opposition de gauche cesse d'agir en tant qu'opposition pour se poser comme une organisation totalement indépendante : fidèle à sa conception de la défense de l'U.R.S.S. et des conquêtes de la révolution par « des organisations authentiquement révolutionnaires, indépendantes de la bureaucratie et jouissant du soutien des masses », elle va chercher à gagner « les éléments communistes authentiques qui ne sont pas encore résolus à rompre avec le stalinisme » [33] et surtout les nouvelles générations ouvrières.

Ce tournant va constituer pour la bureaucratie un danger mortel : la défense de l'U.R.S.S. passe à ses yeux par un système diplomatique d'alliances avec des pays capitalistes contre d'autres, pour l'obtention desquelles les partis communistes constituent à la fois un moyen de pression et une monnaie d'échange. Une nouvelle organisation révolutionnaire, lui disputant son monopole sur l'avant-garde ouvrière, affaiblit sa position, de même que l'agitation révolutionnaire, en effrayant la bourgeoisie, risque d'aboutir à l'isolement de l'U.R.S.S. Plus que jamais, la lutte contre le « trotskysme » devient un impératif de la politique stalinienne : elle va s'identifier avec celle que vont mener les partis communistes contre tout mouvement ouvrier indépendant et tout mouvement révolutionnaire. Aussi la capitulation, coup sur coup, de Christian Racovski et de Léon Sosnovski est-elle pour Staline un gage précieux dans la lutte qui commence. L'un comme l'autre invoquent le danger de guerre, mais Racovski, évadé, aurait été grièvement blesse et n'aurait capitulé, une fois repris, qu'après un séjour en « hôpital » au Kremlin [34]. La plupart des observateurs s'accordent pourtant pour penser que, face aux dangers immédiats, le bureau politique s'efforce de promouvoir un apaisement afin de réaliser l' « union sacrée » face à la menace allemande. Les concessions aux paysans, la réintégration à des postes responsables de nombre d'anciens opposants sont deux aspects d'une même politique, destinée à mieux isoler les partisans de Trotsky, dénoncés désormais comme les seuls diviseurs, définitivement passés au service de l'impérialisme.

Le XVII° congrès.

C'est bien une ligne d'apaisement que suggère l'atmosphère du XVII° congrès, qui précède d'ailleurs de peu le ralliement de Racovski. Pour la première fois depuis des années, les anciens dirigeants d'oppositions, Zinoviev et Kamenev, Boukharine, Rykov et Tomski, Piatakov, Préobrajenski et Radek, Lominadzé, prennent la parole sans être livrés à la dérision et aux insultes des congressistes. Malgré les références à Staline, leur autocritique conserve une dignité d'allure presque nouvelle. Dans son rapport, Staline célèbre sa victoire en des termes parfaitement acceptables pour tous ceux qui ont abandonné Trotsky et dont l'unique désir est qu'il leur soit permis de travailler de nouveau : « Le présent congrès a lieu sous le drapeau de la victoire complète du léninisme, sous le drapeau de la liquidation des restes des groupes anti-léninistes. Le groupe trotskyste anti-léniniste a été défait et dispersé. C'est maintenant à l'étranger, dans les arrière-cours des partis bourgeois, qu'il faut aller chercher ses organisateurs. Le groupe anti-léniniste des déviationnistes de droite a été défait et dispersé. Ses organisateurs ont depuis longtemps abandonné leurs opinions et essaient maintenant de différentes manières d'expier les fautes qu'ils ont commises contre le parti. [... ] On doit reconnaître que le parti est uni comme il ne l'a jamais été » [35]. Pour la première fois depuis le début de l'ère stalinienne, tous les anciens opposants de premier plan sont, en somme, acceptés; seul Trotsky supporte l'anathème et Staline joue les rassembleurs.

En réalité, beaucoup de rumeurs - la seule source, désormais, des informations politiques - font état de divergences au bureau politique, où un groupe de « libéraux » pencherait pour un relâchement, la fin des persécutions des opposants, un apaisement à la campagne. Vorochilov serait leur porte-parole : il aurait fait admettre, sur un rapport des chefs militaires, et notamment de Blücher, que le divorce entre le régime et les paysans risquait de porter atteinte au moral de l'armée. On dit aussi que Kirov verrait d'un mauvais Å“il la toute-puissance de la Guépéou et aurait pris l'initiative de freiner l'action de ses chefs dans son fief de Léningrad. Roudzoutak et Kalinine compléteraient au bureau politique ce groupe des « libéraux » : on dit, que, comme au temps de la plate-forme Rioutine, ils auraient réussi à empêcher la répression contre les jeunes communistes soupçonnés de projets terroristes, et que Jdanov, Molotov et Kaganovitch auraient voulu frapper.

Deutscher pense que cette division interne du bureau politique s'est traduite par des hésitations de Staline en 1934 [36]. Staline a-t-il alors véritablement hésité ? Il est certain que les contemporains ont vu dans les grandes décisions de 1934 des mesures contradictoires. Il est moins certain qu'elles l'aient réellement été, plus probable que, bercé par l'ambiance d'union sacrée diffusée par le XVII° congrès, on n'a pas su percevoir la mise en place de mesures de répression et des hommes destinés à les contrôler. Au XVII° congrès, un homme monte dans l'appareil : Ejov, membre du comité central, entre au bureau d'organisation et à la commission de contrôle que préside Kaganovitch. Le jeune Malenkov devient responsable de la section Cadres du secrétariat. Ce sont, avec Poskrebychev qui dirige la section spéciale du secrétariat, les hommes qui constitueront le trio des épurateurs du parti. Quand, le 10 juillet 1934, la Guépéou est réorganisée à l'intérieur d'un grand commissariat du peuple aux affaires intérieures, la N.K.V.D., on pense que c'est une sérieuse limitation de ses pouvoirs : son collège judiciaire est supprimé, toutes les affaires doivent être déférées désormais à des tribunaux normaux. Le procureur général Vychinski est chargé de superviser son activité et Il est permis aujourd'hui de penser que cette réorganisation répond à un souci de contrôler plus étroitement son fonctionnement. L'année 1934 marque, d'un autre côté, le début de la détente en matière de politique rurale : les koulaks bénéficient d'une amnistie partielle, le comité central de novembre met fin au rationnement du pain, adopte un nouveau statut-type des kolkhozes, augmentant la superficie de l'enclos prive de chaque kolkhozien et l'autorisant à disposer librement des fruits de ses récoltes. La détente va, pourtant, être interrompue, peu après, par un attentat terroriste.

L'assassinat de Kirov.

Serge Kirov est abattu à coups de revolver, le 1° décembre 1934, par un jeune communiste du nom de Nicolaiev ; la qualité de membre du parti de celui-ci lui a permis d'approcher le premier secrétaire de Léningrad, qui n'était d'ailleurs pas accompagné de ses gardes du corps de la N.K.V.D. Tels sont les seuls éléments incontestables dont nous disposions sur le meurtre lui-même, les mobiles de Nicolaiev ayant seulement fait l'objet d'hypothèses actuellement invérifiables et les circonstances du drame ne s'éclairant que peu à peu.

Le 1° décembre même, un décret de l'exécutif des soviets prive les accusés de crimes terroristes des droits ordinaires de la défense : sur l'initiative personnelle de Staline, que, selon Khrouchtchev [37], le bureau politique n'approuvera que deux jours plus tard, une directive, que signe Enoukidzé, secrétaire de l'exécutif, ordonne l'accélération de la procédure d'enquête, la suppression de tout appel ou recours en grâce, l'exécution des sentences de mort, aussitôt prononcé le jugement.

Staline en personne se rend avec Molotov et Vorochilov à Léningrad, pour mener l'enquête, dans la nuit du 1° au 2 décembre. L'un des dirigeants de la N.K.V.D. de Léningrad, le responsable de la sécurité de Kirov, Borissov, convoqué à Smolny pour interrogatoire, est tué en route, officiellement dans un accident. Khrouchtchev a affirmé en 1956 qu'il s'agissait là d'une « circonstance suspecte », et, en 1961, au XXII° congrès, qu'il avait vraisemblablement été tué par les responsables de la N.K.V.D. qui l'escortaient. La Pravda du 4 décembre annonce la révocation et l'arrestation de plusieurs hauts fonctionnaires de la N.K.V.D. et la condamnation à mort par le tribunal suprême, fonctionnant suivant la nouvelle procédure, de soixante-six accusés « blancs », trente-sept à Léningrad et vingt-neuf à Moscou, immédiatement exécutés. Les 28 et 29 décembre, Nicolaiev, l'auteur du coup de feu, est jugé à huis-clos avec onze co-accusés, membres, comme lui, des Jeunesses communistes dont Katalynov et Roumiantsev, ex-membres du comité central. Une version officielle laisse imaginer ce que fut l'attitude réelle du jeune homme devant ses juges : « L'accusé Nicolaiev prépara plusieurs documents (un journal, des déclarations adressées à plusieurs institutions, etc.) dans lesquels il essayait de décrire son crime comme un acte personnel de désespoir et de mécontentement né de l'aggravation de sa situation matérielle et comme une protestation contre l'attitude injuste de certains membres du gouvernement envers une personne vivante » [38]. Les douze accusés, présentés comme membres d'un « centre de Léningrad », sont condamnés à mort et passés par les armes.

Du 15 au 18 janvier, dix-neuf accusés comparaissent à huis-clos devant le collège militaire de la cour suprême : parmi eux, Zinoviev, Kamenev, Bakaiev, Evdokimov, Koukline et Guertik, le groupe des anciens dirigeants de Léningrad, accusés d'avoir constitué un « centre moscovite ». Selon le procureur général Vychinski, les ex-dirigeants de l'opposition avouent leur responsabilité morale dans le crime commis par les jeunes communistes qui se seraient proclamés leurs disciples. Kamenev aurait reconnu qu'« il n'avait pas assez activement et énergiquement lutté contre la dégénérescence qui était le résultat de la lutte anti-parti et sur le terrain de laquelle, ce gang de bandits avait pu croître et commettre son crime » [39]. Zinoviev, quant à lui, aurait déclaré : « La plupart des crimes qu'ils ont commis, ils les ont commis parce qu'ils avaient confiance en moi. [... ] Mon devoir est de me repentir de ce que j'ai compris avoir été une erreur, et de le dire, afin qu'il en soit fini, une fois pour toutes, avec ce groupe  » [40]. Selon la Lettre du vieux bolchevik, les enquêteurs auraient exigé d'eux ces aveux équivalant à un suicide politique afin de permettre au parti d'enrayer le développement des conséquences dramatiques de la lutte fractionnelle qu'ils avaient menée en 1926-27. Zinoviev et Kamenev auraient accepté dans l'espoir de mettre fin à la vague de terrorisme dont la répression risquait d'engloutir tous leurs anciens amis. Quoi qu'il en soit, les accusés sont tous condamnés à un total de 137 années de prison, Zinoviev à dix ans et Kamenev à cinq. Dans le même moment, la N.K.V.D. décrète quarante-neuf condamnations à l'internement dans un camp pour quatre et cinq ans, et vingt-neuf à la déportation pour des périodes de deux à cinq ans ; parmi ces « condamnés  », l'écrivain Ilya Vardine, les vieux-bolcheviks ex-membres du comité central Safarov, Zaloutski, Avilov.

Bientôt va avoir lieu un troisième procès. Une enquête d'un des chefs de la N.K.V.D., Agranov, aurait, selon la Lettre, révélé que les chefs de la police de Léningrad étaient parfaitement informés des projets de Nicolaiev, qui en parlait ouvertement [41]. Nicolaiev - Khrouchtchev a depuis confirmé aussi ce fait [42] - avait été arrêté à deux reprises un mois et demi auparavant et remis en liberté, sans surveillance. Le 23 janvier, à huis-clos, sont jugés les chefs de la N.K.V.D. de Léningrad, Medved, son adjoint Zaporojets et ses principaux collaborateurs. Accusés d'avoir été « renseignés sur l'attentat qui se préparait  », ils sont condamnés à des peines allant de deux à dix ans de prison. Selon Krivitski, Medved, condamné à deux ans, prit aussitôt la direction d'un camp de prisonniers, mais fut remis en liberté avant l'expiration de sa peine [43]. Il devait être fusillé sans jugement avec ses anciens co-accusés en 1937. En 1956, Khrouchtchev, confirmant l'hypothèse, solidement étayée déjà par l'analyse de Trotsky et de ses amis sur les responsabilités directes de Staline dans l'assassinat de Kirov, déclarera : « Nous pouvons supposer qu'ils ont été fusillés afin de couvrir les traces des organisateurs du meurtre de Kirov  » [44]. Il précisera en 1961, au XXII° congrès, que, parmi ces hommes se trouvaient ceux-là mêmes qui escortaient Borissov lors de l'accident qui lui avait coûté la vie [45].

Ces procès sont les seuls dont on parle au grand jour. Mais, à partir du 1° décembre, des centaines de communistes sont arrêtés. Les déportés de Verkhnéouralsk les voient arriver par fournées : il y a Vouyovitch, l'ancien secrétaire de l'Internationale des Jeunesses communistes, Olga Ravitch, la collaboratrice de Lénine en Suisse, Ionov, le beau-frère de Zinoviev, Anychev, l'historien de la guerre civile, plusieurs centaines de membres du komsomol de Léningrad que l'on va surnommer dans les camps « les assassins de Kirov  ». Victor Serge, Deutscher évaluent à des dizaines de milliers le nombre des suspects ainsi arrêtés. Staline reconnaîtra dans un discours public : « Les camarades ne se contentaient pas de critiquer et de résister passivement, ils menaçaient de déclencher une révolte dans le parti contre le comité central. Bien plus, ils menaçaient certains d'entre nous de balles. Nous avons été obligés de les traiter rudement » [46]. Au XXII° congrès, Khrouchtchev dira seulement : « Les représailles massives ont commencé après l'assassinat de Kirov » [47].

La mise en place du dispositif de la terreur.

De nombreux historiens ont considéré que l'année 1935-36 avait vu se poursuivre l'oscillation entre la ligne « dure » et la ligne « libérale ». En fait, après les noires années de 1930 à 1933, des éléments de détente apparaissent dans la situation politique : d'anciens opposants repentis exercent encore des fonctions importantes et l'apaisement promis au XVII° congrès semble avoir été assuré. Piatakov est le véritable responsable de l'industrie lourde, Radek le porte-parole officieux de Staline en matière de politique extérieure, Boukharine dirige les Izvestia; c'est lui qui sera avec Radek le véritable rédacteur de la nouvelle Constitution, promulguée en 1936, mais élaborée en 1935. La suppression du rationnement, le 1° janvier 1935, correspond à une véritable stabilisation de la production agricole : la hausse des prix des denrées libérées, que ne compense pas celle des salaires, signifie une importante concession aux kolkhoziens. Le succès du mouvement stakhanoviste s'impose malgré les résistances des ouvriers, élargit le nombre des privilégiés.

Mais il se produit bien d'autres faits contradictoires. Tous les militants de l'opposition sont déportés à l'expiration de leur peine, quand ils ne sont pas condamnés de nouveau. La presse officielle essaie d'impliquer Trotsky en faisant état d'aveux de Nicolaiev selon lesquels il aurait reçu 5 000 roubles pour le meurtre de Kirov du consul de Lettonie, qui serait un agent de Trotsky.

Kouibychev meurt le 26 janvier 1935. Le 1° février, Mikoyan et Tchoubar entrent au bureau politique, Jdanov et Eikhe deviennent suppléants. Ejov remplace Kirov au secrétariat du comité central, et Kaganovitch à la présidence de la commission de contrôle ; ce dernier va se consacrer à la réorganisation des transports. Des hommes jeunes, de la génération post-révolutionnaire, montés dans l'appareil dans le sillage de Kaganovitch, accèdent au premier plan : Jdanov succède à Kirov et Nikita Khrouchtchev, le 9 mars, est nommé premier secrétaire du parti à Moscou.

Il est difficile, a posteriori, de nier la préparation d'une répression quand on examine les mesures législatives adoptées dans la première moitié de l'année 1935 : un décret du 30 mars punit de cinq ans de prison le port ou la possession d'un couteau ou d'une arme blanche. Celui du 8 avril étend les pénalités de droit commun, peine de mort comprise, aux enfants à partir de douze ans. Celui du 9 juin punit de la peine de mort l'espionnage, le passage à l'étranger; les membres majeurs de la famille qui n'auraient pas dénoncé un crime sont considérés comme complices et passibles de deux à cinq ans de prison et de la confiscation de leurs biens. S'ils peuvent prouver qu'ils ignoraient l'intention du criminel, ils sont encore passibles de cinq ans de déportation. Ainsi s'établit la responsabilité familiale collective.

D'autres mesures indiquent dans quelle direction vont être dirigés les coups. Le 25 mai 1935, la Société des vieux bolcheviks est dissoute. Malenkov est chargé de l'enquête sur ses activités et du dépouillement de ses archives. Le mois suivant, c'est le tour de la Société des anciens forçats et prisonniers politiques; Ejov est chargé de l'enquête. L'épuration des Jeunesses communistes se poursuit dans tout le pays. Le 7 juin 1935, sur rapport d'Ejov, le comité central exclut de son sein et du parti, comme « politiquement dégénéré », le vieux-bolchevik géorgien Avelii Enoukidzé. Jdanov à Léningrad et Khrouchtchev à Moscou donneront les mêmes explications, l'accusant de « libéralisme » : il aurait, notamment, profité de ses hautes fonctions de secrétaire à l'exécutif des soviets pour « protéger des trotskystes ». Ce sont là des mesures que l'on ne cache pas au public. Dans le secret se poursuivent arrestations et même jugements : ainsi Kamenev est-il de nouveau jugé et condamné, le 27 juillet 1935, pour un complot contre Staline, à cinq années de plus de détention criminelle. Son frère, le peintre Rosenfeld, a été le principal témoin de l'accusation.

De nouvelles épurations vont secouer le parti au lendemain de l'assassinat de Kirov. Une lettre intitulée « Leçons des événements en rapport avec le meurtre du camarade Kirov » a été envoyée à toutes les organisations du parti pour être lue et discutée. Une lettre secrète du 17 février, envoyée par le bureau des cadres, demande qu'un rapport soit fait sur la discussion, sur le nombre de « communistes démasqués comme zinoviévistes, trotskystes, éléments à double face et étrangers » [48] : elle entraîne l'exclusion d'un lot nouveau de militants. Une circulaire secrète du 13 mai 1935 [49] prévoit une vérification de la qualité de tous les membres du parti, qui sera faite au cours de réunions de cellule dont l'atmosphère, telle que la révèlent les documents de Smolensk, sera celle d'une hystérique chasse aux sorcières. Dans le rayon de Smolensk, sur 4 100 membres examinés, 455 sont exclus après 700 dénonciations orales et 200 écrites : deux seulement appartenaient à l'appareil du parti; la majorité sont des employés de l'administration soviétique, 93, et économique, 145, des ouvriers, 98, des étudiants, 64 [50].

Une circulaire de Chilman, le 21 octobre 1935, révèle que les exclus du parti ont, en général, été renvoyés de leur travail et ne sont pas autorisés à exercer un nouvel emploi. Il insiste pour que cessent ces mesures « qui risquent de provoquer une animosité excessive ». Seuls doivent être chassés « les ennemis clairement démasqués » qu'il est d'ailleurs souhaitable d'arrêter ou de bannir [51]. Début 1936, une circulaire du comité central prévoit une nouvelle épuration à l'occasion du renouvellement de tous les documents et cartes du parti. A Smolensk. elle frappera surtout de jeunes ouvriers et quelques « nouveaux opposants démasqués », comme le responsable du parti à la centrale électrique, coupable d'avoir déclaré que « la situation matérielle des ouvriers avait empiré », alors qu'il avait subi auparavant des réprimandes pour « ses tendances gauchistes » et la fréquentation d'un voisin trotskyste. A l'usine Roumiantsev, la N.K.V.D. arrête un groupe d'ouvriers qualifiés de « trotskystes » par le rapport et accusés d' « activité contre-révolutionnaire » : plusieurs autres ouvriers seront exclus pour avoir été en liaison avec eux [52].

Commentant, au début de 1936, les informations en provenance de toutes les régions de l'U.R.S.S. sur les arrestations de jeunes ouvriers ou étudiants et les déclarations de Molotov au journal le Temps sur le terrorisme en U.R.S.S., Trotsky écrit : « Au début du pouvoir des soviets, dans l'atmosphère de la guerre civile qui durait encore, les socialistes-révolutionnaires et les Blancs se livraient à des actes terroristes. Quand les anciennes classes dirigeantes eurent perdu tout espoir, le terrorisme prit fin également. La terreur koulak, dont on constate aujourd'hui encore certaines survivances, a toujours eu un caractère local et formait un complément à la guerre de partisans qui était menée contre le régime soviétique. Mais ce n'est pas de cela que veut parler Molotov. La terreur actuelle ne s'appuie ni sur les anciennes classes dominantes, ni sur le koulak. Les terroristes de ces dernières années se recrutent exclusivement dans la jeunesse soviétique et dans les rangs des Jeunesses communistes et du parti. Totalement impuissante à résoudre les problèmes qu'elle s'assigne, la terreur n'en est pas moins un symptôme d'une importance considérable, car elle caractérise l'acuité de l'antagonisme qui existe entre la bureaucratie et les grandes masses du peuple, de la jeune génération en particulier. Le terrorisme est le complément tragique du bonapartisme. Chaque bureaucrate individuellement redoute la terreur, mais la bureaucratie dans son ensemble l'exploite avec succès pour justifier son monopole politique. » Trotsky fonde sur cette analyse les tâches qu'il assigne aux révolutionnaires en U.R.S.S. : « Le bonapartisme effraie la jeunesse, il faut la grouper sous le drapeau de Marx et de Lénine. De l'aventure que représente la terreur individuelle, méthode des désespérés. il faut faire passer l'avant-garde de la jeune génération sur la grande route de la révolution. II faut éduquer de nouveaux cadres bolcheviques qui viendront faire la relève d'un régime bureaucratique en décomposition » [53].

Une opposition généralisée.

Si certains commentateurs ont pu trouver trop optimistes ces perspectives, les archives de Smolensk sont venues apporter un irréfutable témoignage de l'ampleur de l'hostilité latente chez les jeunes et dans une avant garde ouvrière dont la jonction avec le courant d'idées représenté par l'opposition n'était pas invraisemblable à la veille de 1936, ainsi que le suggérait déjà l'importance du prix payé par Staline pour l'empêcher.

Le rapport du secrétaire régional des Jeunesses communistes, Kogan, les comptes rendus des responsables sur la chasse aux éléments étrangers à la classe dans les rangs de l'organisation, après l'assassinat de Kirov, éclairent les mécontentements de la jeune génération, moins prudente et plus impatiente, qui exprime ouvertement son hostilité à Staline. Des étudiants ont lacéré son portrait et l'ont recouvert d'une inscription : « Le parti rougit de tes mensonges. » De jeunes paysans ont improvisé des vers : « Quand on a tué Kirov, ils ont permis la liberté du commerce du pain : quand Staline sera tué, on divisera les kolkhozes. » Un directeur d'école des Jeunesses, instructeur responsable, rappelle le testament de Lénine sur l'élimination de Staline. Un instituteur dit que le parti, sous Staline, est devenu un gendarme. Un étudiant de seize ans affirme : « Ils ont tué Kirov; qu'ils tuent Staline maintenant. » On parle avec sympathie de l'opposition dans les rangs des Jeunesses. Un jeune ouvrier dit : « Assez de calomnie contre Zinoviev, il a fait beaucoup pour la révolution. » Un délégué à la propagande refuse d'admettre que le même Zinoviev ait des responsabilités dans l'affaire Kirov. Un instructeur de comité de rayon soutient les vues de l'opposition unifiée [54].

De telles idées sont exprimées également par des ouvriers adultes. Ainsi, à l'entreprise de construction Medgorodsk, de Smolensk, un charpentier. Stéphane Danine, déclare, approuvé par les hommes de sa brigade : « Nous devons permettre l'existence de plusieurs partis politiques chez nous, comme dans les pays bourgeois; ils seront ainsi plus capables de signaler les fautes du parti communiste. L'exploitation n'a pas été éliminée de chez nous : communistes et ingénieurs emploient et exploitent des domestiques. Les trotskystes Zinoviev et Kamenev ne seront de toute façonn pas fusillés et ils ne doivent pas l'être, car ce sont des vieux-bolcheviks. » A l'homme de l'appareil qui leur demande qui, à leurs yeux, est un vieux bolchevik, ils répondent : « Trotsky » [55].

Les problèmes ouvriers, les questions de salaires, de logement, de ravitaillement, de rapports avec les responsables traduisent la même situation explosive au niveau des entreprises. Les comptes rendus des réunions du parti à l'usine d'aviation n° 35 de Smolensk révèlent que sur 144 membres du parti, 90 sont des oudarniki, travailleurs de choc bénéficiant de nombreux privilèges, rations, places aux spectacles, logements plus spacieux [56]; Les réunions enregistrent l'opposition grandissante des ouvriers ordinaires aux stakhanovistes : non seulement ces derniers sont à leurs yeux des privilégiés, mais leurs performances représentent une menace puisqu'elles servent d'argument à la direction pour augmenter les normes et le rendement sans augmenter les salaires.

La masse des manÅ“uvres et des ouvriers spécialisés s'exprime parfois dans des appels, par dessus la tête de leurs responsables immédiats, au secrétaire régional. Les ouvriers de l'usine Roumiantsev, principale entreprise métallurgique de Smolensk, se plaignent à Roumiantsev, le secrétaire régional des cadres communistes de l'entreprise, d'Egorov, secrétaire du parti et de Metelkova, présidente du comité d'usine [57]. Ceux de l'atelier n° 2 écrivent : « Si vous n'intercédez pas, nous quitterons le travail. Nous ne pouvons plus continuer à travailler. Nous sommes opprimés. Nous ne gagnons rien - un rouble et demi à deux roubles - car les dirigeants ne s'occupent que d'eux-mêmes, et ils reçoivent des salaires et se donnent à eux-mêmes des primes. Metelkova prend leur parti. Pour ces gens-là, il y a des villes d'eaux, des maisons de repos et des sanas, mais rien pour les ouvriers » [58]. D'autres, de la même usine, dénoncent en Metelkova, qui « a bouché les yeux et les oreilles du parti », et en Egorov, des « communistes qui se sont bureaucratisés, sont gonflés de prétention », de « grands magnats qui se sont des masses, ne veulent rien entendre quoi qu'ils sachent et aient été informés mille foi » [59]. Metelkova s'adresse à son tour à Roumiantsev pour plaider sa cause et dire son désespoir « de l'accusation d'être une bureaucrate insensible aux besoins des ouvriers ». Prenant l'exemple des logements, elle écrit : « Il doit y avoir bien des mécontents dans l'usine, puisque nous avons inspecté 843 logements d'ouvriers et découvert que nous avons 143 ouvriers ayant besoin d'être logés, qui vivent dans de très mauvaises conditions et que 205 appartements ont besoin de réparation. Et nous sommes en train de faire des réparations sur 40 pièces, conformément au plan, coûtant 10 000 roubles, et les autres continueront à être mécontents. Ces gens viennent au comité d'usine, demandent des réparations, des appartements, et je dois les leur refuser. [... ] C'est pourquoi je me suis décidée à vous écrire afin que vous [... ] ne pensiez pas que je suis une bureaucrate et une militante syndicale insensible » [60].

Ni Metelkova, ni Roumiantsev n'y peuvent rien. Tout en jugeant que les attaques des ouvriers révèlent « la méthode de l'ennemi pour discréditer les dirigeants  », Roumiantsev attaquera Metelkova dans le journal du parti comme une « bureaucrate insensible » : le sacrifice de boucs-émissaires est le substitut des concessions que ces dirigeants ne peuvent ni ne veulent faire, de crainte de remettre en cause leur propre rôle de dirigeant. Le mécontentement des ouvriers non qualifiés et demi-qualifiés est si profond et si réel qu'il doit être totalement étouffé et qu'il ne s'exprimera jamais en public sous une forme réellement politique, même voilée. Or il risque de rallier dans ses initiatives éventuelles d'autres éléments, y compris les couches inférieures de la bureaucratie. Les réactions de l'ouvrier Danine, celles des jeunes communistes montrent qu'en 1935-36 le danger était réel d'une rencontre entre une avant-garde ouvrière qui se cherchait et les idées de l'opposition.

Une circulaire datée du 7 mars 1935 ordonne le retrait de toutes les bibliothèques publiques des livres de Trotsky, Zinoviev et Kamenev; une autre, du 21 juin, élargit la liste des auteurs proscrits, y incluant Preobrajenski, Sapronov, Zaloutski et d'autres [61]. Des opposants, l'ancien marin de Cronstadt Pankratov, l'économiste Pevzner, sont impliqués dans une mystérieuse « conspiration des prisons  ». Elzéar Solntsev, qui avait été condamné en 1928 à trois ans d'isolateur puis frappé administrativement de deux ans de réclusion et déporté après ces cinq années, est de nouveau arrêté après l'affaire Kirov et condamné. sans avoir été jugé, à cinq ans de prison. Il entame alors une grève de la faim et meurt à l'hôpital de Novosibirsk en janvier 1936. Tous les autres irréductibles de l'opposition comme l'historien Iakovine, le sociologue Dingeldt les frères Papermeister, anciens partisans de Sibérie, l'ancien président du soviet de Tiflis Lado Doumbadzé, les vétérans Lado Enoukidzé et V. Kossior, l'ouvrier tanneur Byk, organisateur avec Dingelstedt de la grève de la faim à Verkhnéouralsk en 1934, les décistes Sapronov et Vladimir Smirnov, sont, eux aussi, condamnés de nouveau et disparaissent dans les prisons. Des déportés de l'opposition, trois seulement réussiront à passer à l'étranger avant la guerre mondiale : Ciliga, liberé à l'expiration de sa peine parce que citoyen italien, Victor Serge, écrivain de langue française, à la suite d'une campagne menée parmi les intellectuels occidentaux, et un ouvrier russe qui signera Tarov dans le Bulletin de l'opposition. Evadé par la frontière iranienne, l'auteur de cet exploit unique devait disparaître en France pendant la guerre : selon des informations invérifiables, il aurait fait partie des vingt-trois F.T.P. du groupe Manouchian fusillés à Paris par les nazis le 21 février 1944. Le sort des autres préfigure celui de dizaines de milliers de communistes, opposants repentis ou staliniens fidèles. Car c'est sur eux, ce qui reste de la génération révolutionnaire d'octobre 1917, que va d'abord s'abattre la terreur que ce préparent, depuis l'affaire Kirov, Staline et les hommes qu'il a placés aux postes clés, Nicolas Ejov et Georges Malenkov au premier chef.


Notes

[1] Bulletin de l'opposition n° 31 et 36-37.

[2] CILIGA, Au pays du grand mensonge, p. 189.

[3] KNORIN, Kurze Geschichte der K. P. S. U. (b), pp. 432-433.

[4] Ibidem, pp. 459-460.

[5] CILIGA, op. cit., p. 228.

[6] FISHER, Pattern for soviet youth, p. 338.

[7] CILIGA, op. cit., p. 228.

[8] SERGE, M.R., p. 252.

[9] CILIGA, op. cit., pp. 215-216.

[10] TROTSKY, Bulletin de l'opposition n° 33 (mars 1933).

[11] Cité par Clara ZETKIN, Souvenirs sur Lénine, p. 48.

[12] Corr. int. n° 155,20 déc. 28.

[13] Corr. int. n° 74, 21 août 29, p. 996.

[14] Ibidem, n° 87, 22 août 29, p. 1011.

[15] Ibidem, n° 87, 15 sept. 29, p. 1193.

[16] Ibidem, n° 85, 13 sept. 29, p. 1161.

[17] Ibidem, n° 92, 24 sept. 29, p. 1267.

[18] Simone WEIL, « Impressions d'Allemagne  », La révolution prolétarienne n° 138, 25 oct.. 32, pp. 314-315.

[19] Lutte de classes, n° 42, sept. 32.

[20] Simone WEIL, op. cit., p. 317.

[21] The C.P. and the crisis of the capitalism, p. 112.

[22] THAELMANN, « Sur certaines fautes du P.C. allemand  », Cahiers du bolchevisme n° 1, 1932, pp. 25-32.

[23] Guide to the XIIth Plenum E.C.C.I., sept. 32, p. 77.

[24] Rote Fahne, 14 nov. 32.

[25] Corr. int. n° 7, 27 janv. 32, p. 77.

[26] Cahiers du bolchevisme n° 10, 15 mai 1933, pp. 693-694.

[27] Cité par BELOFF, The foreign policy of soviet Russia, t. I, p. 68.

[28] R. T. CLARK, The fall of german Republic, p. 475.

[29] Simone WEIL, op. cit., p. 319.

[30] DIMITROV, The united front, pp. 270-280.

[31] BELOFF, op. cit.,. t. II, p. 21.

[32] TROTSKY, Ecrits , t. III, pp. 375-387.

[33] Traduction par John G. WRIGHT, Fourth International, juillet 1943, pp. 215-218.

[34] TROTSKY, The case, p. 120.

[35] STALINE, op. cit., t. II, p. 173.

[36] DEUTSCHER, Staline, p. 355.

[37] Discours secret dans Anti-Stalin Campaign, p. 25.

[38] The crime of Zinoviev opposition, p. 19.

[39] Ibidem, p. 142.

[40] Ibidem.

[41] Letter of an old bolshevik, p. 32.

[42] KHROUCHTCHEV, A. S. C., p. 26.

[43] KRIVITSKY, Agent de Staline, p. 222.

[44] KHROUCHTCHEV, A. S. C., p. 26.

[45] Discours de clôture au XXII° congrès, Cahiers du communisme n° 12, décembre 61, p. 505.

[46] STALINE, op. cit.. t. II, p. 195.

[47] Discours du clôture au XXII° congrès, op. cit., p. 504.

[48] FAINSOD, Smolensk, p. 223.

[49] Ibidem.

[50] Ibidem, pp. 228-231.

[51] Ibidem, pp. 231-232.

[52] Ibidem, p. 283.

[53] New Militant, 9 mai 1936.

[54] FAINSOD, Smolensk, p. 422.

[55] Ibidem, p. 322.

[56] Ibidem, p. 320.

[57] Ibidem, pp. 236-237.

[58] Ibidem, p. 231.

[59] Ibidem, pp. 236-237.

[60] Ibidem, p. 323.

[61] Ibidem, p. 374.


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